Lassé d'être emprisonné politiquement entre le correct et l'incorrect, le Professeur du dimanche tente de réconcilier les deux camps pour les renvoyer à leur hystérie partagée. La modernité est-elle décidément incompatible avec le pluralisme ?
La démocratie contemporaine — dont la substance se réduit à la
gestion statistique des hommes et des choses en vue du libre développement du
marché — tient désormais lieu de fin de l’histoire. Sur ce fond de toile
aseptisée gronde néanmoins une nouvelle guerre, symptomatique de cette
condition post-politique. Elle oppose deux camps irréductibles : celui du
politiquement correct et celui du politiquement incorrect.
Le camp du politiquement correct se veut le héraut des valeurs
issues des droits de l’homme : antiracisme, droits à la différence,
antifascisme, droits des sans-papiers… Le camp du politiquement incorrect
constitue un bloc plus hétérogène mais a en commun, souvent au nom de
l’anticommunautarisme ou du pays réel contre le pays légal, de retourner l’argumentaire
du politiquement correct contre lui : ce sont les antiracistes qui sont
racistes, les antifascistes qui sont fascistes, les droits de l’hommiste qui
bafouent les droits de l’homme, etc.
Clinique de l’hystérique et du pervers
Ces deux camps sont souvent empreints des symptômes cliniques
suivants : le partisan du politiquement correct est souvent atteint d’hystérie,
dans la mesure où le souverain Bien dont il se veut le prophète ne souffre pas
la contradiction ou la critique. De telles atteintes contre les principes
sacrés qu’il défend constituent au mieux un blasphème, au pire une hérésie.
Quant au partisan du politiquement incorrect, il présente souvent les symptômes
du pervers : en effet, grâce à l’énonciation de vérités douloureuses à entendre
pour les partisans du politiquement correct qui sont dans un déni de réalité,
il entend faire passer une idéologie souvent bien différente de l’objectivité
des faits, souvent mâtinée de grilles de lectures identitaires, conservatrices,
sécuritaires, etc. Nous noterons qu’il existe des variantes : le camp du
politiquement correct peut être pervers à son insu, c’est son côté niais (par
exemple en soutenant au nom des droits de l’homme une intervention qui va
empirer les conditions de vie d’un pays). Cependant, le niais du politiquement
correct n’est pas Forrest Gump, lequel n’est porteur d’aucune idéologie ni
d’aucune valeur en tant que telle : balloté par les événements de l’histoire,
seul compte le maintien de bonnes relations avec ses proches. Derrière le niais
du politiquement correct se retrouve un personnage autrement plus complexe et
dangereux, au visage de Janus : c’est à la fois Zazie chantant son titre « Tout
le monde il est beau tout le monde il est gentil », et le journaliste Philippe
Tesson déclarant le 9 janvier 2014 sur Radio classique, à propos de
Dieudonné : « Il n’y a pas de pitié pour ça. Ce type, sa mort par exécution par
un peloton de soldat me réjouirait profondément. Je peux aller jusque-là. Pour
moi, c’est une bête immonde donc on le supprime et c’est tout (…) Je signe et
je persiste. »
Comme le souligne Charles Denner dans le film L’aventure c’est
l’aventure (1972), œuvre d’autant plus oubliée qu’elle opérait une critique
en règle de tous les dogmatismes politiques, il faut toujours se méfier de «
ces individus qui clament sans cesse "aimez-vous les uns les autres"
et qui tuent les autres. »
D’autre part, le tenant du politiquement incorrect peut aussi être
hystérique, même si cela est relativement rare. Cela s’explique souvent par le
fait que ce militant du politiquement incorrect se veut à la fois le
pourfendeur de la niaiserie et le défenseur d’une certaine théologie politique
dont la dimension sacrée est intouchable, c’est le cas par exemple d’Alain
Finkielkraut et d’Elisabeth Levy pour tout ce qui touche Israël.
Lorsque Michel Foucault brosse le portrait du « polémiste » pour
mieux le dénoncer, il est difficile ne pas faire le rapprochement avec le
héraut du politiquement correct :
Le
polémiste (…) s'avance bardé de privilèges qu'il détient d'avance et que jamais
il n'accepte de remettre en question. Il possède, par principe, les droits qui
l'autorisent à la guerre et qui font de cette lutte une entreprise juste ; il
n'a pas en face de lui un partenaire dans la recherche de la vérité, mais un
adversaire, un ennemi qui a tort, qui est nuisible et dont l'existence même
constitue une menace. Le jeu pour lui ne consiste donc pas à le reconnaître
comme sujet ayant droit à la parole, mais à l'annuler comme interlocuteur de
tout dialogue possible, et son objectif final ne sera pas d'approcher autant
qu'il se peut d'une difficile vérité, mais de faire triompher la juste cause
dont il est depuis le début le porteur manifeste. Le polémiste prend appui sur
une légitimité dont son adversaire, par définition, est exclu.Il faudra
peut-être un jour faire la longue histoire de la polémique comme figure
parasitaire de la discussion et obstacle à la recherche de la vérité. (…) Il y a les effets de stérilisation : a-t-on
jamais vu une idée neuve sortir d'une polémique ? Et pourrait-il en être
autrement dès lors que les interlocuteurs y sont incités non pas à avancer, non
pas à se risquer toujours davantage dans ce qu'ils disent, mais à se replier
sans cesse sur le bon droit qu'ils revendiquent, sur leur légitimité qu'ils
doivent défendre et sur l'affirmation de leur innocence. Il y a plus grave :
dans cette comédie, on mime la guerre, la bataille, les anéantissements ou les
redditions sans condition ; on fait passer tout ce qu'on peut de son instinct
de mort. Or il est bien dangereux de faire croire que l'accès à la vérité
puisse passer par de pareils chemins et de valider ainsi, fût-ce sous une forme
seulement symbolique, les pratiques politiques réelles qui pourraient s'en
autoriser.[1]
Le polémiste peut certes se retrouver dans le camp du
politiquement incorrect mais ses propos ne s’intègrent pas dans l’idéologie
dominante. Il faudrait faire une généalogie du politiquement correct en termes
de pouvoir (et de faculté de lynchage qui y est associée), à partir notamment
des termes disqualifiant d’emblée les propos de l’adversaire : « anarchiste »
lors de la révolution française, « bolchevik » au début du siècle, puis «
fasciste » après 1945… À noter que les premiers à invectiver leurs adversaires
de ces noms d’oiseaux, toujours sur le mode de l’incantation et de l’hystérie,
sont souvent ceux qui entendent maintenir un ordre établi consacrant la liste
de ceux qui pensent correctement. Ainsi Michel Onfray, pour son livre attaquant
Freud, Jacques Sapir soutenant la sortie de l’euro, ou encore Frédéric Taddeï
pour avoir osé le pluralisme sur ses plateaux de débat, ont parmi d’autres pu
faire les frais de campagnes de diffamation aussi absurdes que violentes. On en
viendrait presque à se demander, paradoxalement, s’il est possible de concevoir
un antifascisme qui ne soit pas antidémocrate. Pasolini avait déjà dit
l’essentiel sur ce sujet.
Certes, le partisan du politiquement incorrect a son point Godwin
: précisément le « politiquement correct », équivalent poli de la « niaiserie
», qui lui permet de disqualifier son adversaire et mieux faire passer ses
idées souvent réactionnaires. Comme le soulignait Derrida, « Dès que quelqu'un
s'élève pour dénoncer un discours ou une pratique, on l'accuse de vouloir
rétablir un dogmatisme ou une "correction politique". Cet autre
conformisme me semble tout aussi grave. Il peut devenir une technique facile
pour faire taire tous ceux qui parlent au nom d'une cause juste.[2] » La
question intéressante que soulève ici Derrida est le problème du contenu
normatif des propos. Outre le fait qu’il reconnaisse que le politiquement
correct relève d’un conformisme « aussi grave » que le politiquement incorrect,
il lui prête néanmoins l’intention de défendre une juste cause (ce qui ne
serait pas le cas du politiquement incorrect, mais on peut se demander si ici
Derrida ne fait pas montre précisément d’un certain dogmatisme). Certes le
contenu a son importance, et toute société a besoin pour vivre en commun d’un
minimum de valeurs communes. Cependant, il importe de faire la distinction
entre le souverain Bien et des valeurs communes. Le souverain Bien ne souffre
pas la contradiction, il trace une ligne entre le sacré et le maudit, entre la pensée
légitime et la pensée illégitime, légale et illégale. Ce qui importe, c’est que
les masses incultes intègrent cette ligne. Dans cette perspective, nous ne
sommes plus dans le cadre normatif d’une démocratie mais dans celui d’un régime
totalitaire. Nous ne sommes plus dans la morale, qui suppose avant tout un
respect de l’autre (y compris et surtout si c’est un adversaire) mais dans le
moralisme concourant à transformer l’espace public du débat en une société de
policiers et de criminels.
En d’autres termes, le politiquement correct et le politiquement
incorrect sont les deux faces d’une même tarte à la crème incarnant l’absence
des facultés — remettre en question, débattre, penser et juger — sans
lesquelles la démocratie est impossible.
L’art perdu de la controverse
Car c’est bien de démocratie au fond qu’il s’agit et que cette
dialectique met à mal. Comme l’avait déjà remarqué Christopher Lasch,
l’information et les médias, qui sont autant d’outils indispensables à la
formation du citoyen « éclairé » en démocratie, ne peuvent être évalués qu’à
l’aune du débat dont ils sont l’expression et le produit. « C’est le déclin du
débat public, et non pas le système scolaire (quelle que soit, par ailleurs, sa
dégradation) qui fait que le public est mal informé, malgré toutes les
merveilles de l’âge de l’information. Quand le débat devient un art dont on a
perdu le secret, l’information aura beau être aussi facilement accessible que
l’on voudra, elle ne laissera aucune marque. Ce que demande la démocratie, c’est
un débat public vigoureux et non de l’information. Bien sûr, elle a également
besoin de l’information, mais le type d’information dont elle a besoin ne peut
être produit que par le débat. Nous ne savons pas quelles choses nous avons
besoin de savoir tant que nous n’avons pas posé les bonnes questions, et nous
ne pouvons poser les bonnes questions qu’en soumettant nos idées sur le monde à
l’épreuve de la controverse publique.[3] » À partir de ce postulat découle
l’éthos, mieux, la morale de l’homme démocratique à la fois dans son rapport à
la vérité et dans sa relation à l’autre. Ici encore, Michel Foucault a bien
perçu les caractéristiques de la dimension dialogique (où l’autre est
considéré) qui s’oppose à la dimension polémique (où l’autre est nié) :
J'aime
discuter et aux questions qu'on me pose je tâche de répondre. Je n'aime pas,
c'est vrai, participer à des polémiques. Si j'ouvre un livre où l'auteur taxe
un adversaire de « gauchiste puéril », aussitôt je le referme. Ces manières de
faire ne sont pas les miennes ; je n'appartiens pas au monde de ceux qui en
usent. À cette différence, je tiens comme à une chose essentielle : il y va de
toute une morale, celle qui concerne la recherche de la vérité et la relation à
l'autre. Dans le jeu sérieux des questions et des réponses, dans le travail
d'élucidation réciproque, les droits de chacun sont en quelque sorte immanents
à la discussion. Ils ne relèvent que de la situation de dialogue. Celui qui
questionne ne fait qu'user du droit qui lui est donné : n'être pas convaincu,
percevoir une contradiction, avoir besoin d'une information supplémentaire,
faire valoir des postulats différents, relever une faute de raisonnement. Quant
à celui qui répond, il ne dispose non plus d'aucun droit excédentaire par rapport
à la discussion elle-même ; il est lié, par la logique de son propre discours,
à ce qu'il a dit précédemment et, par l'acceptation du dialogue, à
l'interrogation de l'autre. Questions et réponses relèvent d'un jeu -d'un jeu à
la fois plaisant et difficile -où chacun des deux partenaires s'applique à
n'user que des droits qui lui sont donnés par l'autre, et par la forme acceptée
du dialogue.[4]
D’autre part, la démocratie, inconcevable sans débat, oblige les
citoyens « à articuler leurs conceptions, à les mettre en danger et à cultiver
les vertus de l’éloquence, de la clarté de pensée et d’expression, et du
jugement solide.[5] » Nous touchons là à un élément fondamental dans la mesure
où il empêche la possibilité même du débat : la peur de se confronter, la peur
d’idées étrangères au corpus dominant (là encore il faudrait faire la
généalogie de la xénophobie intellectuelle). Or, comme le rappelle Hannah
Arendt, « Il n’existe pas de pensées dangereuses ; c’est la pensée elle-même
qui est dangereuse, mais le nihilisme n’est pas son produit. Le nihilisme n’est
que l’autre face du conformisme (…)[6]. » L’acte de penser est un engagement où
l’on risque de remettre en cause ses préjugés, en cela c’est un préalable à
l’acte de juger, d’évaluer, faculté politique par excellence. Ce à quoi Arendt
ajoute que le jugement a pour objet le particulier que l’on ne peut subsumer
sous des règles générales.
Le débat et la controverse, qui supposent l’intégration de l’adversaire dans un dialogue et non la destruction d’un ennemi, ainsi que la mise en pratique de la pensée et du jugement, constituent sans doute les meilleurs préservatifs contre la niaiserie et la réaction mais aussi les meilleurs atouts pour la redécouverte des vertus démocratiques.
[1] Michel Foucault, « Polémique, politique et problématisations » ;
entretien avec P. Rabinow, mai 1984 in Dits Ecrits tome IV, texte n°342.
[2] Jacques Derrida, De quoi demain…, Fayard, Galilée, 2001.
[3] Christopher Lasch, La révolte des élites et la trahison de la
démocratie, Flammarion, 2007, p.168.
[4] Michel Foucault, op.cit.
[5] Lasch, La révolte des élites, op.cit. p.177. Nous
soulignons.
[6] Hannah Arendt, Responsabilité et jugement, Payot, 2009, p.
233.
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