Si
on la compare à d’autres polices politiques, et en particulier à celle du
grand-frère russe, la Staatssicherheit (ou Stasi), police d’Etat est-allemande
créée en février 1950, s’est montrée très modérément meurtrière. Même si la
sinistre organisation s’est rendue coupable d’arrestations arbitraires, voire
d’enlèvements pratiqués à l’ouest, de tortures et, de façon beaucoup plus
exceptionnelle, d’assassinats politiques, la Stasi a adopté à partir de la fin
des années cinquante une approche à la fois originale et très ambitieuse de la
sécurité d’Etat, passant de la répression à la « prévention ». En
accord avec l’ambition des dirigeants est-allemands de faire en sorte que le
parti, le SED, englobe toute la société allemande, priorité est donnée, à
« l’éducation des citoyens »,
et il n’est rien de dire que la Stasi a pris ce programme très à cœur.
Il est ainsi rapidement apparu plus
utile à Erich Mielke, éternel chef de la Stasi de 1957 à 1989, de laisser en
place les groupes d’opposition et de les infiltrer ou d’en isoler graduellement
les membres en utilisant toutes sortes de stratagèmes : lettre de
dénonciation, tracasseries administratives, gel de la promotion
professionnelle, message anonyme envoyé à l’épouse ou l’époux pour dénoncer une
infidélité imaginaire, ou encore aux amis pour dénoncer … un informateur de la
Stasi ! Dans certains cas, les méthodes d’intimidation employées par la
police politique témoignaient d’un degré d’inventivité extrême. Ainsi, les
agents de la Stasi n’hésitaient pas à s’introduire chez les citoyens placés
sous surveillance pour y dérober tous les rouleaux de papier hygiénique,
déplacer les objets ou le mobilier de la maison ou tout simplement laisser le
courrier ouvert bien en évidence dans la boîte aux lettres.
L’essentiel étant,
plus encore que de surveiller, de faire savoir aux « suspects »
qu’ils étaient surveillés ou susceptibles de l’être. Afin d’exercer un contrôle
plus efficace sur la population, les services d’Erich Mielke s’appuyaient
également sur presque 200000 Inofizielle Mitarbeiter, les
« informateurs non-officiels », recrutés de manière très
discrète parmi les habitants de toutes origines auxquels on proposait de rendre
« un service », qui allait d’un simple dépôt de courrier dans une
boîte aux lettres jusqu’à la rédaction de rapports circonstanciés et quotidiens
sur les proches, les amis, voire l’époux ou l’épouse. Chacun était
« libre » d’accepter ou de refuser les propositions de la Stasi. Il
s’agissait simplement de tester la résistance à l’incitation, le dévouement à
la cause du parti ou, au contraire, la déloyauté, invariablement consignés dans
un rapport qui allait grossir les archives dont on a retrouvé plus de 180
kilomètres après la réunification allemande, en dépit des efforts désespérés
pour en détruire le plus possible après l’annonce de la chute du mur. La Stasi employait
91000 personnes au plus fort de son activité et possédait au moins 5 millions
de dossiers (sur un total de 17 millions d’habitants). Elle s’est employée, pendant
quarante ans, à rendre les Allemands de l’est complètement paranoïaques. Pourtant,
un quart de siècle après la chute du mur et de la DDR, les efforts de la
sinistre agence de renseignement pour contrôler l’Allemagne de l’est
apparaissent dérisoires en regard des moyens de contrôle dont disposent nos
sociétés parfaitement démocratiques.
Le
développement impressionnant de la vidéosurveillance en est un aspect. Le
territoire français compte aujourd’hui 935000 caméras de surveillance ;
chiffre qui paraît presque ridicule en regard de la couverture du Royaume-Uni :
65 000 à 500 000 caméras rien qu’à Londres et plus de 4 millions sur tout le
territoire. Ce vaste réseau de surveillance promettait certainement d’être plus
efficace que les fausses moustaches et les écoutes de la défunte Stasi rendues célèbres
par le film La vie des autres. Pourtant
les critiques fusent depuis vingt ans, mettant sérieusement en cause la stratégie de la vidéosurveillance qui a un coût certain pour les finances
publiques, en premier lieu parce qu’il ne suffit pas d’installer des caméras
partout, encore faut-il payer des gens pour les regarder. Pourquoi d’ailleurs
investir autant de moyens humains et financiers dans la surveillance quand on
peut tout simplement laisser les individus faire ce travail eux-mêmes ?
Dans Surveiller
et punir, Michel Foucault reprenait un célèbre motif, celui du panoptique
de Jérémy Bentham, sorte de prison modèle dans laquelle un gardien, logé dans
une tour centrale, avait la possibilité d’observer tous les prisonniers,
enfermés dans des cellules individuelles autour de la tour, sans que ceux-ci
puissent savoir s'ils étaient observés et sans qu’ils puissent s’observer les
uns les autres. Ce dispositif devait, nous dit-on, créer un « sentiment
d'omniscience invisible » chez les détenus, identique à celui que cherchait à
créer les agents de la Stasi chez les malheureux dont ils subtilisaient de
façon perverse les rouleaux de papier toilette.
Foucault
avait pressenti quels types d’applications pouvait trouver le modèle du
panoptique dans nos sociétés modernes, à l’ère de l’ « open
space ». Le concept d’aménagement de « bureaux paysagers »,
conçu dans les années 1950 en Allemagne par les frères Eberhard et Wolfgang
Schnelle, au moment où la Stasi été créée de l’autre côté du mur, a en effet
influencé les pratiques, les manières d’être et les comportements de manière
d’autant plus radicale que ce nouveau rapport au monde a été amplifiée par la
révolution relationnelle et communicationnelle engendrée par l’avènement du Web
2.0. L’ère de « l’open space »
est devenue l’ère de la transparence, dans laquelle la multiplication des
revendications en termes de droits – et de désirs – individuels s’est mêlée à
l’obsession de la visibilité. A la différence du panoptique de Bentham, les
surveillés sont aussi les surveillants et s’observent les
uns les autres avec autant d’assiduité qu’ils se donnent en spectacle. Sans sombrer
dans le complexe de Big Brother, on admettra que certains chiffres
donnent le tournis. Facebook compte
aujourd’hui 1,3 milliards d’utilisateurs, Twitter,
242 millions, tandis que Linkedin, Tumblr, Pinterest, Google+ ou Instagram en rassemblent presque 800
millions.
Même
si tout le monde ne se sent pas obligé de généreusement disperser données
personnelles et photos de vacances sur son compte personnel, l’inflation de ce
nouveau mode de socialisation numérique est en train de modifier graduellement
le rapport que nous entretenons à notre propre intimité et la manière dont nous
concevons les relations humaines, transformées en une véritable économie
relationnelle par les réseaux sociaux. Sans compter les fiches de renseignement
toujours réactualisées que nous remplissons dès la création d’un compte, le
développement de ce village numérique, que Marshall Mc Luhan n’aurait pas envisagé
dans ses rêves les plus fous, nous amène à quantifier très précisément la
valeur des amitiés nouées sur internet à coup de « like »,
« tweet » et autres signalétiques qui permettent de gagner en
popularité, monnaie d’échange plus précieuse que toute autre à l’ère 2.0.
Ainsi, derrière le décor idyllique dépeint par les généreux discours sur le
partage global se profile un futur moins séduisant : celui d’une société
dans laquelle des relations codifiées à l’extrême par l’omniprésence des
réseaux sociaux se mesureront seulement à l’aune de la maximisation du plaisir et
du caractère strictement utilitaire des rapports sociaux, tout cela au nom de
l’amélioration constante de la communication entre les hommes. Nous n’en sommes
pas encore là, c’est certain, mais les ex-agents de la Stasi qui sont encore en
vie de nos jours doivent se dire qu’ils ont loupé quelque chose. Peut-être le
rapportent-ils très consciencieusement sur le statut de leur compte Facebook.
Publié
dans Causeur n° 70
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