mardi 23 octobre 2018

Matthieu Jung, le Triomphe en poche




        La publication du roman de Matthieu Jung, Le triomphe de Thomas Zins, n'a suscité que de rares échos bienveillants dans la presse, dans Causeur ou L'Incorrect, et il s'est trouvé aussi quelques culs-bénis de gauche ou de droite, jetant de part et d'autre des anathèmes bien imbéciles, tel petit fonctionnaire du bien-penser brandissant le sempiternel « soupçon d'homophobie », tel excité du goupillon, campant sur la rive opposée du marigot idéologique français, affirmant au contraire que le roman se vautre « dans la fange sodomite ». Quand les abrutis des deux camps se mettent d'accord pour vilipender un texte, on sait en général que celui-ci risque d'être bon. Avec Matthieu Jung, on est bien au-delà et plus d'un lecteur aura réalisé en achevant le Triomphe qu'il tenait là un très grand texte, certainement d'ailleurs l'un des rares grands textes que la fin du XXe et le début du XXIe, peu prodigues en la matière, nous auront laissé. 

        Dans le Triomphe de Thomas Zins, Matthieu Jung évoque une adolescence vécue dans les années 80 entre Nancy et Paris, évitant tout à la fois la mièvrerie et cette insupportable pseudo-connivence du vintage ou du kitsch, qui est le plus insupportable des maniérismes auxquels nous a habitué une époque obsédée par la mode du « revival ». Pas d'idéalisation, ni de regard attendri ou de second degré lourdingue dans l'évocation que livre Jung d'une adolescence vécue en 1985. Pour décrire le quotidien de Thomas Zins, les filles, les fantasmes, les frustrations et les tics de langage qui peuplent l'univers du nancéen de quinze ans entrant en classe de Seconde, Matthieu Jung fait mouche quasiment à tous les coups. De fait, Le Triomphe est l'une des évocations les plus justes, et, conséquemment, les plus cruelles, qui soient de cette France des années 80 qui vécut « l'illusion lyrique » mitterrandienne avant de voir peu à peu le rêve égalitaire et libérateur s'achever avec le « tournant libéral » fabiusien pour finalement sombrer dans la mascarade du PS à l'heure d'Harlem Désir et de Touche pas à mon pote. C'est aussi dans ce laps de temps d'une dizaine d'années que l'on observe également le triomphe et la ruine de Thomas Zins, jeune homme brillant mais influençable, obnubilé par ses rêves de succès érotiques et littéraires.

         Thomas triomphe, certes, au début du roman, mais ce triomphe, on le comprend, l'aveugle et en fait la victime idéale d'un prédateur croisant son chemin et suffisamment roué pour tirer parti de l'orgueil et des doutes du jeune homme. L'époque que décrit le Triomphe de Thomas Zins, est aussi celle qui célèbre encore, quinze après mai 68, l'impératif de jouissance, jusqu'à donner licence à la perversité la plus manipulatrice. En ce temps-là, on voyait Tony Duvert plastronner dans les colonnes de Libération en déclarant : « Je connais un enfant et si la mère est opposée aux relations que j'ai avec lui, ce n'est pas du tout pour des histoires de bite, c'est avant tout parce que je le lui prends. Pour des histoires de pouvoir, oui. »1 C'est l'époque où une certaine intelligentsia pouvait encore trouver très subversif de voir le même Duvert proclamer : « Je n'ai jamais fait l'amour avec un garçon de moins de six ans et ce défaut d'expérience, s'il me navre, ne me frustre pas vraiment. Par contre, à six ans, le fruit me paraît mur : c'est un homme et il n'y manque rien. Cela devrait être l'âge de la majorité civile. On y viendra. »2 Le journal Libération avait fini par faire son mea culpa en 2001 sous la plume de Sorj Chalandon et s'est cru récemment obligé de rappeler cet aggiornamento tardif alors que la tempête déclenchée par le scandale des pratiques pédophiles au sein de l'Eglise catholique risquait d'atteindre les rivages encore tranquille de la gauche transgressive, Eglise médiatique autrement plus puissante. 

            De ces années 80 là, le roman restait à faire puisqu'un silence gêné a succédé dans nombre de milieux à l'hagiographie littéraire. Les exemples, plus ou moins prestigieux, de Duvert à Matzneff, ne manquaient certes pas pour inspirer dans le Triomphe de Thomas Zins, le personnage de Jean-Philippe Candelier, pédéraste1 sordide se vantant auprès de sa jeune victime de nauséabonds exploits, enjolivés et justifiés au nom de cette esthétique frelatée dont nous sommes habitués à avoir les oreilles rebattues, avec ses thuriféraires, ses grands noms et ses grands prêtres, l'inusable trio  Bataille, Genet, Sade, croquemitaines en carton-pâte du théâtre de Guignol de la pseudo-transgression, agités et brandis à tout propos, pour tout justifier, du grotesque au répugnant. A coup sûr avec Candelier, Matthieu Jung a créé un intéressant monstre littéraire, dont l'humanité n'est pourtant que trop bien restituée dans ces travers les plus révoltants. Petit à petit, le prédateur tisse sa toile autour de Thomas, usant du chantage ou de la menace, instillant le doute comme un poison dans le psychisme adolescent pour neutraliser chez sa victime tous les mécanismes de défense, réussissant même pour finir à lui voler jusqu'à la parole pour réduire la victime au silence. Ce que le roman de Jung réussit aussi parfaitement, c'est à laisser la figure de Candelier relativement à l'arrière-plan. Hormis une ou deux scènes cruciales qui montrent simplement de quelle manière l'influence délétère du jouisseur sans entrave peut démolir le psychisme d'un gamin de quinze ans, ce qui intéresse le romancier est de narrer le combat livré par Thomas contre lui-même pour tenter de retrouver, à travers l'inextricable labyrinthe érigé par son vrai-faux « ami », et par la vie elle-même, qui est vraiment Thomas Zins. Au cours de cette lente dérive s'abîment l'adolescence, les premières amours, les amitiés et les ambitions d'un jeune homme trop arrogant et trop naïf qui se rêve romancier à succès et se figure avec candeur que la malhonnêteté et le cynisme de Candelier sont seulement une forme de transgression mondaine qui doit nécessairement accompagner la carrière de tout écrivain brillant et subversif. Some of them want to use you, some of them want to get used by you, some of them want to abuse you, some of them want to be abused...

      A travers les tribulations de Thomas, le roman de Matthieu Jung parle de l'absence destructrice des pères, du renoncement des aînés, d'un traumatisme spécifiquement français, qui renvoie bien au-delà des années 80 ou de mai 68, à la Seconde Guerre mondiale et aux guerres de décolonisation qui jettent dans le livre de Jung une ombre funeste sur les parents, les aînés, se débattant dans leur histoire familiale et leurs existences de plus en plus vides, au point de n'être plus capables de venir au secours de leur propres enfants. En écrivant sur de tels sujets, Matthieu Jung aurait pu aussi tomber dans le pamphlet, le réquisitoire ou le roman à thèse. C'est un écueil qu'il évite complètement en livrant au lecteur un roman d'une lumineuse noirceur.

Matthieu Jung. Le triomphe de Thomas Zins. Points. Sorti en Poche le 18 octobre 2018. 10,90 €





1 « Non à l'enfant poupée », propos recueillis par Guy Hocquenghem et Marc Voline, Libération, 10 avril 1979
2 Tony Duvert, L'Enfant au masculin, éditions de Minuit, 1980, pages 18 et 21

3  Si d'aventure, il se trouve un lecteur tenté de hurler à l'homophobie en lisant ce passage, je lui conseillerais d'aller tout de suite consulter un dictionnaire pour être bien au clair sur le sens du terme « pédéraste ». Les confusions malveillantes étant de nos jours malheureusement fort commodément entretenues.


dimanche 21 octobre 2018

Braises anarchiques 04



https://www.youtube.com/watch?v=_xwGU9hkLVE


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                  Prière à l’homme vide
                                                 qui remplit son cœur
                                                 d’amour et de vin
                                                 le temps d’une vie,

                                               Et sa fin approchant
                                                plonge en l’abîme
                                                auprès de son Dieu
                                                ivre et amoureux. 

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mardi 9 octobre 2018

La censure pour les nuls !



Le dessin est opposé à la peinture pour plusieurs raisons : parce qu’il ne propose pas de perspectives, parce qu’il est soumis à l’intuition d’une ligne claire, à la légèreté de la main, et qu’il n’est pas dépendant d’une construction préliminaire. Un dessin est le fruit de l’intuition, le produit d’un corps, et sa conception passe rarement par la raison, là où la peinture s’élabore par couches, par zones de construction et par lignes de fuites. C’est pourquoi le dessin est profane par essence, la où la peinture est sacrée. Le dessin relève de l’animisme là ou la peinture relève du théisme. Pourquoi cet ennuyeux préliminaire ? Une simple raison : comprendre les conditions d’émergence de la bande dessinée, comprendre comment et pourquoi elle s’inscrit dans l’histoire de l’art. Art séquentiel, sans doute, la bande dessinée a trouvé dans les années ses 70 ses lettres de « noblesse »  en s’intéressant essentiellement à la tératologie et au fantasme : la bande dessinée, c’est Métal Hurlant, c’est le mauvais goût de Liberatore, c’est l’érotisme freak de Serpieri ou de Baldazzini, c’est la violence grotesque et hystérisée du Geoff Darrow de Hard Boiled, Citizen Kane du comics ultra violent servi par un graphisme virtuose à s’en décrocher la mâchoire.
Le problème, comme tout art populaire qui s’est développé dans l’underground, dans l’opposition à un establishment, c’est bien sûr sa récupération systématique par la génération des millenials, qui se l’approprient pour le rendre respectable et indolore. Aujourd’hui la bande dessinée qui se vend, ce sont des hagiographies niaiseuses de Simone Veil, de pénibles élucubrations de pétasses du Marais, de vagues autofictions qui ôtent à la bande dessinée son caractère éminemment adolescent, malséant, dissident. 


La bande dessinée, à la base, est faite pour faire chier le monde, pour offusquer les parents. Par pour illustrer des historiettes progressistes qui caressent le lecteur de Télérama dans le bon sens de la barbe ripolinée. Ce qu’on attend de la bande dessinée, c’est ce que le dessin permet : l’hystérisation des formes, la métamorphose avide, le plein et le délié qui s’affrontent pour épouser les formes les plus obscures de l’inconscient. Pas le récit lénifiant d’une bloggeuse mode de Belleville qui hésite entre un cadre sup et un réfugié Erythréen. La bande dessinée, dans sa forme la plus baroque et la plus jusqu’au boutiste, c’est Druillet, Suehiro Maruo, Blanquet, Moebius, Otomo. De tous les arts picturaux, le dessin est la forme la plus libre car elle permet à l’inconscient de franchir le monde du possible pour advenir, tel quel, sur une page blanche. C’est l’art du monstre.
Aujourd’hui une bien triste polémique agite les minuscules réseaux sociaux et leurs querelles de vespasiennes : un dénommé Marsault, sorte de white trash un peu balourd, « affole » depuis quelques années le net avec ses strips pourtant bien inoffensifs. Dans les années 70, à l’époque où Vuillemin pouvait sortir un recueil entier de planches consacrées aux camps de la mort – pas sans heurt, cela dit, mais il serait aujourd’hui tout simplement brûlé en place publique -, à l’époque où Gotlib nous montrait Yahvé et Allah se branler de concert sur des revues porno suédoises – ce qui était tout de même autre chose que les provocations pré-pubères de Charlie Hebdo-, les strips de Marsault seraient tout simplement passés inaperçus.  
Son dessin appliqué, repompe scolaire de Gotlib, ne doit pas faire oublier l’indigence de ses strips qui reposent tous sur un unique ressort comique : une sorte de paramilitaire qui tabasse un gauchiste. Le problème de Marsault, c’est qu’il n’a strictement rien à dire : il se sert de son dessin comme simple support pour ses posts Facebook vaguement droitards, vaguement anar. On ne peut pas parler de bande dessinée, puisque ses strips ne fonctionnent pas en tant que tel : pas d’univers, pas de narration ou de découpage, on reste dans un gimmick asséné avec un autisme qui confine à la jobarderie.


Les cris d’orfraie de toute la gauchosphère sont d’autant plus ridicules que l’œuvre de Marsault n’a rien de subversif. Marsault est davantage un animateur de réseaux sociaux au service du gourou Kersan, dont l’unique but est de faire buzzer RING - qu’un auteur.  Les antifa et leurs frêles petits corps tremblants de frustration derrière leurs ordinateurs sont décidément les idiots utiles du système puisqu’ils ont permis à Kersan d’aller voler au secours de son poulain et de brandir le drapeau de la liberté d’expression comme si Marsault était un nouveau Soljenitsyne - mâtiné de Rebatet. On en est loin.
Finalement la question que pose cette polémique navrante est plutôt celle-ci : à quoi sert désormais la bande dessinée ? Dans les années 70, elle avait servi à repousser les genres, les limites et la morale. On se souvient de la sécession des auteurs de Pilote, Mandrika et Gotlib en tête, qui voulaient faire de l’adulte, ( « on voulait tout simplement dessiner des bites et des chattes, concédera le grand Marcel quelques années plus tard), au grand dam du très convenable Goscinny qui les considérait comme ses enfants et ne se consolera jamais d’avoir vu ses protégés céder aux sirènes de la BD trash. On connaît la suite : Fluide Glacial, Hara Kiri, Métal Hurlant : une décennie entière où la BD devint un réservoir de fantasmes, un générateur d’univers fatals, un métabolisme de l’inconscient collectif qui soudain explosait à la face du monde. On ne se posait pas la question, à l’époque, de savoir si les fabuleuses bimbos noires d’Edika relevaient du racisme. La bande dessinée vient du dessin, et le dessin est ordurier, outrancier. 


La minuscule polémique qui nous occupe aujourd’hui exprime bien notre époque dans son manque de nuances le plus total : lorsqu’on se rappelle que Goscinny avait engagé le regretté De Beketch dans Pilote, que Nabe lui-même avait dessiné pour Hara Kiri, ou que Franck Miller est devenu le plus grand auteur de comics au monde en ne se cachant jamais d’idées conservatrices qui feraient passer Marsault pour un militant LGBT, on ne peut que constater avec horreur le terrain perdu, en voyant que les historiettes de Marsault sont prises comme des relents de peste brune, alors qu’il ne fait que relayer candidement une forme de bon sens populaire. 


Encore une fois, nous sommes dans la parodie de la politique, dans cette simulation du dialogue qui est entérinée par les réseaux sociaux et leur culture diabolique de l’instantané. Ce type tatoué un peu naïf, d’un côté, et de l’autre une horde de truies sauvages qui s’époumonent de colère dès que la culture sort un revolver. Triste époque pour la BD. Le dessin est politique de façon ontologique, pas besoin de le faire parler : déjà, Goya opposait à ses peintures son propre dessin délié, comme un contrepoint à la construction théologique de ses toiles. Hans Bellmer, Otto Dix, Georg Grosz, utilisaient le dessin comme réceptacles pulsionnels, auxquelles ils opposaient leurs peintures plus « académiques ». On ne peut pas faire parler un dessin, puisque le dessin est un Verbe pur, un Verbe incarné. Que Marsault doive lourdement accompagner chaque strip d’un laïus pesant résume finalement très bien l’impasse de la bande dessinée moderne : comme tous les arts populaires récupérés par la masse, elle doit se doter d’un « message » pour exister, en oubliant qu’elle était elle même le message.  Marsault, le poulain de Ring vendu à grands coups de marketing « viriliste pour les nuls », dispose assurément d’un agréable coup de crayon et d’une sincérité touchante, mais il ne raconte strictement rien. A ce titre, son dernier recueil, qui vient de paraître, est un drôle de pavé transparent dans une mare opaque. Peut-être faudra-t-il à Marsault quelques années en plus pour roder ses strips, car on devine ici et là une tentative de narration et d’auto dérision – notamment un gag de 4 pages sur un suicidé en sursis, qui fait mouche -. Pour le moment, c’est RAS.