dimanche 21 février 2016

Lettre à Roland Barthes

Jean-Marie SCHAEFFER, Lettre à Roland Barthes, éditions Thierry Marchaisse, 14, 90 euros.


Comme une ombre portée.
À la question inaugurale, limen du magistral travail de Thifaine Samoyault1 qu'en sera-t-il de l'absence d'un homme dont le vécu sut faire trembler la théorie, une voix cherchant un corps ? répond un an plus tard, et plus de trente ans après la disparition de Barthes, Lettre à Roland Barthes. Le moyen d'user d'une autre méthode pour approcher ce texte-corps, ce corps-écrit : la magie Barthes, celle qui ensorcelle et libère d'un même mouvement. Il est des écrivains qui stérilisent et d'autres qui mettent la plume en main, des écrivains terroristes, niveleurs ou faussaires, comme il en est de rédempteurs. Aucune lignée, juste des individus. Chacun choisira l'eau ou le vent, susceptible de faire tourner son « moulin à livres2 », son usine à rêves, le son qui lui sera « coup d'archet du tsigane3 ». Barthes, pour les auditeurs du Séminaire, ceux du Collège de France et pour des milliers d'anonymes, j'en suis, qui n'ont entraperçu son visage que sur la couverture d'un livre, fut cette flamme, cet air, cette eau et cette terre où se sera réfugié ce qui demeure en douce France d'amour fou pour la Littérature. Il convient de rendre grâce à Barthes d'avoir été cette présence, ce grain de voix, cet amant-là. Aveux: j'ai aimé la littérature d'un amour déchirant... ou encore j'ai toujours aimé le théâtre et pourtant je ne vais plus au théâtre... Fragments d'un discours amoureux. Quarante ans durant, un amant a écrit et voilà le temps venu pour chacun de lire/relire/humer/feuilleter ce vaste corpus, cette œuvre a- monumentale, labile, fluide, translucide, tellement mouvante, comme geste du poignet d'un toréro d'art ou pas du danseur. Si l'oeuvre avait une couleur, ce serait la couleur fauve ; une réalité, un zéphyr ; un paysage, la brume ; un objet, une cigarette à demi consumée ; un vêtement, ce très inutile accessoire masculin qu'on dit pochette ; un animal, la fauvette ou bien le martin-pêcheur, le colibri sous les étoiles ; une saison, l'hiver ; un mois, novembre ; un personnage de fiction, non pas Marcel, narrateur de la Recherche, mais simplement Puck ; un lieu, le Fujiyama, Jean Pinquié saura pourquoi4 ; une planète, Pluton ; un air, La jeune fille et la mort ; une arme, un scalpel et une devise, celle de Cicéron Non omnis moriar... Aucun des mots habituels réservés au « critique littéraire » ou à l'auteur : passeur, interprète, traducteur, initiateur, maître... ne lui convient. Il demeure l'amant parfait. Celui qui comble sans rassasier l’insatiable besoin d'amour, ni la soif ni la faim. Art d'aimer, art de lire, art d'écrire. Arts de la fugue.. douceur des traverses, délices de l'école buissonnière. Ce sérieux professeur hystérique, dévoré d'ennui et encombré de son corps, était un Ariel qui, malice ou mégarde, entrouvre portes et fenêtres jusqu'à ce que rien ne demeure de l'ordre des familles, des royaumes et des cœurs. Pas seulement. Personne ou presque ne s'est autant mis à nu que Barthes, particulièrement dans son Roland Barthes par R.B ou dans La Chambre claire et personne, ne s'étant si follement exposé, ne fut plus méprisé de son vivant. Moqué comme homosexuel in-assumé (Dominique de Roux), obsédé ( Picard et ses séides, la belle conjuration d'imbéciles), jugé surestimé (Raphaël Sorin )... détesté par la droite, à l'instar de Duras, autre folle et néanmoins génie littéraire du moins en ses débuts, il fut ce corps à nu percé de flèches.


Pour qui douterait de la profondeur du coup que vous aviez porté à ce ventriloquisme des évidences, la véritable curée dont vous fûtes l'objet, et qui allait de l'extrême-droite (Europe-Action) jusqu'au centre-gauche (Le Monde), en passant par la droite conservatrice (Le Figaro) , devrait faire disparaître le doute5.

Amor fati que tout amour véritable. Son œuvre, sous le signe d'un double échec, d'un non lieu : on échoue toujours à parler de ce qu'on aime, comme on échoue à composer son autobiographie par impossibilité d'écrire jamais sa mort : Quelqu'un doit le dire à notre place impose respect et condamne les granzauteurs auto-proclamés et les gardiens des temples du Sens à plus d'humilité. Elle exige de demeurer loin de la doxa. La tâche est rude, utopique, qui devra demeurer l'unique horizon d'attente, l'unique exercice de qui se pique d'otium, ce loisir savant aujourd'hui livré aux négociants de livres. Qu'apporte le livre de Shaeffer à la connaissance de Barthes, aux textes ( liste non exhaustive ) de Philippe Roger, Barthes, roman6, peut-être le plus beau des ouvrages consacré à Barthes. Fond et forme, mon préféré, pour cette attention permanente au deuil, à la littérature comme retour, non pas du mort, mais de l'impact laissé par les morts sur les vivants, comme les cercles concentriques d'une pierre jetée dans l'eau d'un lac, l'attention à la généalogie, au roman des origines en nous : ce que n'entendra plus la génération qui s'avance, bue qui s'avance. Mourir sans avoir donné de petit-fils à sa mère arrache le cœur de ce gauchiste, désigné bouc par la vieille Sorbonne. Loin de lui toute idée d'adopter un enfant, Barthes déplore seulement de n'avoir pas eu, différence sexuelle oblige, un enfant qui aurait eu le visage de sa lignée comme lui, pupille de la Nation, avait été l'ultime preuve de l'existence de Louis Barthes. Mon préféré aussi en ceci qu'il ne convoque qu'un Barthes, unique, et non point deux, comme se plaisent à le faire tant de professeurs trop versés en l'art de la taxinomie, le scientiste et le mystique, le sémiologue et le quêteur de Vita nova, touché tardivement par la troisième théologale. À Philippe Roger revient le rare mérite d'avoir isolé l'appel mystique à l'oeuvre dès les années de sanatorium et ce jusqu'aux derniers séminaires. Trois actes : le doute, la patience, la séparation, tentation manifestée clairement par l'attention à l'érémitisme, à la clôture, l'aveu d'être entré en littérature comme d'autres en religion, non pas pour témoigner mais pour souffrir la passion. Certitude d'être autant de mots que de chair en ceci que la littérature toujours précède l'expérience. Tristesse renouvelée en ceci que Barthes n'appartient pas au clan du passé mais au clan très fermé des écrivains qui ont tenté l'impossible écriture du présent. À propos du haïku, Barthes notait  : le langage se retourne, laissant à nu ce qu'il dit, selon lui, le but ultime d'une vie d'écrivain. Qu'ajoute la lettre de Sheaffer au texte de Marie Gil7, l'élégance faite critique, la plus parfaite des érudites, subtile aussi quoiqu'elle se vante peut-être un peu de l'être, mais sur le fond, elle a vu l'essentiel, la matrice vide de l'oeuvre comblée par la mère. Elle seule. Ce qui conduira Barthes à se coucher et à mourir ayant achevé La Chambre claire. 


Un lecteur ironique arguerait qu'il pourrait s'agir d'un accès de romantisme attardé, d'une surcharge symboliste mais les faits ne démentent guère cette lecture, qui a le mérite d'évanouir l'anecdote et de serrer au plus près ce texte-vie que devrait être toute biographie. Qui s'intéresse à ce qui chez un écrivain n'éclaire pas son œuvre ? Normalement personne... Enfin dans un monde idéel, un monde où aucun éditeur ne vous passerait commande d'une « non fiction » (prononcez none fictieun) à l'américaine, imposant de combler les vides par de l'histoire culturelle ou d'une quelconque french theorie à usage des ménagères de moins de cinquante ans. En effet, voici ces lectrices Bac plus deux, devenues les poules aux œufs d'or de l'édition française : son nouveau cœur de cible. À leur usage, les éditeurs concoctent de faux livres savants, des documents fictionnalisés (le barbarisme convient à l'infâme). Pour un plat de lentilles vendre son droit d'aînesse. Ces Dames toujours préfèreront Cinquante nuances de Grey et Douglas Kennedy à ces monstres concoctés à leur seul usage dans les bas-fonds des grandes maisons. Qu'importe aux éditeurs la mort de l'art de lire pourvu qu’amenuisant chaque jour le degré d'exigence, ils conservent leurs postes et maintiennent le simulacre d'une vie littéraire française ! Enfin Marie Gil, normalienne et brillante universitaire, a licence d'écrire ce qui lui chante sans devoir céder à ces mornes sirènes8. Shaeffer dit ce Barthes, hanté de mort et de deuil, plus vivant qu'aucun de nos contemporains, il dit « la trace vive de l'écrivain dont les ouvrages ont rythmé sa vie – comme celle d'innombrables autres personnes de sa génération. » Barthes, comme ombre portée à sa vie, le projet est beau. Si Barthes n'était pas né, la vie de Shaeffer, tant d'autres, eussent été différentes. Le miracle Barthes demeure ce lien qu'il aura établi avec chacun de ses lecteurs, par la seule efficace de son discours. La vieille Sorbonne peut hurler au gourou, le fait est là : Barthes aura bouleversé, avant que la nuit ne recouvre tout à fait le champ intellectuel, l'acte de lire. Rencontre avec un amant.


De l'amour... Aucun écrivain, excepté peut-être Stendhal, à qui Barthes a consacré son ultime texte, retrouvé sur le chariot de sa machine à écrire un 26 mars 1980, n'aura su toucher les âmes au point le plus intime et les convertir à la beauté. De l'écriture considérée, non comme outil d'information ou de communication, mais comme un art, offrant accès direct à la beauté et ce, non par le seul medium de la poésie, mais par celui de la critique. Son secret ? Être, Moderne, revenu à l'ancienne rhétorique, l'avoir traduite au cœur des années 68, au cœur battant de l'espérance d'un monde où nul ne perdrait plus sa vie à la gagner, seulement à la perdre ainsi qu'il est écrit : tout ce qui vit doit mourir. Plus concrètement, Jean-Marie Schaeffer, Luxembourgeois, découvrit Barthes en traduction. Kritik und Wahrheit immédiatement rapporté par l'adolescent à un autre texte Dichtung und Wahrheit ! Par cette simple opération d'accoler les noms de Goethe et de Barthes, Shaeffer appelle de ses vœux un livre qu'il faudra bien un jour que quelqu'un rédigeât avant que ne meure tout à fait la chose littéraire : un essai sur esprit protestant et littérature. Écouter résonner ensemble, en chorus, en canon et en solo, les voix de Goethe, de Benjamin Constant, d'André Gide, de Roland Barthes et de Jacques Chessex, non pour faire honte aux écrivains catholiques qui prétendent, post baudelairiens, mettre leur cœur à nu, ne parvenant souvent, simple grimace d'âme, qu'à donner le change, prendre la pose, mais pour prendre acte, une fois n'est pas coutume, de l'apport du legs luthérien de l'examen de conscience à la folie littéraire. Seul Rousseau est étudié comme tel – encore met-on trop l'accent sur son extravagance, ses manies, voire sa structure paranoïaque, quand tant d'autres, en leur dévorant désir de lucidité, surent déchirer le voile d'Isis, rassembler les membres d'Osiris par cet acte très noble d'oser l'aveu. Aveu d'amour, aveu d'échec. Honneur à Schaeffer d'avoir pressenti ce lien ténu et pourtant primordial. Ce n'est pas le vif, l'antonyme de la mort, mais la fiction. En embuscade paraît l'Ancien testament, non en tant que témoignage ou monument, mais comme vibrante obsession, désir immarcescible de laisser quelque trace d'une existence tragique. Déjà toute la littérature. Shaeffer se souvient aussi de l'objet-livre : un fascicule jaune de quelques quatre-vingt-dix pages. Surtout, il revoit ses initiales, son nom de lecteur adolescent sur la page de garde le J. de Jean-Marie, auquel était entremêlé un R. : le R. de Renée – son orage désiré – , la jeune fille dont il fut longtemps obsédé. Par cet artifice, que j'ai cru véridique, voici nommé le lien passionnel, qui toujours unit Barthes à son lecteur, lien vivement dénoncé par Claude Reichler dans son passionnant autant qu'excellent Diabolie9. Qu'importe ! Je n'ai pas été l'élève de Barthes, il ne m'aura jamais lue, jamais ointe ni dédaignée, il demeure pour moi un parfait inconnu : celui à qui je dois, Préface à Vie de Rancé, mon plus vif émoi littéraire. Jamais je ne lus une plus parfaite définition de la Littérature comme ironie et baume à la souffrance humaine. D'autres élisent la petite musique célinienne, dérisoire, admirent la crudité des mots et croient y découvrir l'horreur de la condition humaine. Chacun.


Barthes mourut deux fois, mort avant même que de vivre. Le 26 octobre 1916, presque un an après la naissance de son fils, Louis Barthes, son père, mourait au combat, aux commandes du patrouilleur Montaigne, un chalutier reconverti et armé d'un canon de 57, vivement attaqué et coulé par cinq destroyers allemands. À l'aube de sa vie, un statut, pupille de la Nation et un nom, le doux nom de fils, changé, subreptice, en celui d'orphelin. Un naufrage. Au nom du père, au lieu de son tombeau, à sauts et à gambades, le pupille désormais ira dans les interstices du récit, de texte en texte, d'un trou et d'un néant l'autre avec cette élégance, cette grâce qu'autorise la langue française, la seule langue qu'il ne possédera jamais, commune à l'absent ( le père ) et à la vivante ( la mère). Pour unique ancre, Elle, la mère. Oui, Dominique de Roux qui avez tant moqué le délicat silence de Barthes sur son homosexualité, il n'avait ni château, ni parentèle nombreuse, ni souvenirs d'enfance, ni long roman familial. Aucune belle-famille puissante et secourable. Il était seul. Irrémédiablement, déjà sur les starting-block de la mort avant que de grandir. Barthes ne survivra que trois ans à celle qu'il appelle Mam, celle qu'il affirme ne pas avoir aimée parce que c'était sa mère, mais « parce que c'était elle », allusion à La Boétie et révérence aux qualités intrinsèques de la personne. Dans sa vie, aucune aventure notable : la pauvreté, la maladie, la séparation – tuberculeux, il vivra douze ans l'existence patiemment décrite par Thomas Mann en sa Montagne magique – , le plaisir du texte, la passion de l'écriture, les honneurs, le Collège de France... Une vie vouée à l'écriture, une vie monachique, exemplaire, qui pour Shaeffer, directeur de recherches au CNRS et directeur d'études à l'EHESS, fut le coup d'archet de l'étude.
Cette Lettre recèle bien des beautés. Les pages 29 à 56 sont proprement éblouissantes, Shaeffer décrypte comme personne avant lui cette affaire du « langage fasciste », qui valut à Barthes quelques ennemis supplémentaires. Comme s'il en pleuvait, des vandales tôt surgis pour détruire, atténuer, moquer le chant du pur amour comme ils s'évertuent à souiller – avec quelle joie mauvaise ! – , toute beauté en ce monde sublunaire. Me plaît dans cette Lettre aussi l'effort barthésien de restituer le tremblement d'une vie intellectuelle entre révélations et tâtonnements, éclairs et balbutiements, cette union du sensible et de l'intelligence ensemble. Shaeffer n'est pas de ceux qui pressentent en Barthes, sous prétexte qu'il use de la première personne, la première marche du Monument-Ernaux ! Quel monde intellectuel que celui où Guibert et Barthes servent, avec le concours de l'Université, d'alibi aux productions sérielles de Mesdames Angot et Ernaux ! Le je barthésien n'avait pour unique vertu que d'éveiller, immédiat, en chaque lecteur, instantané résultat du désir produit, la même soif de comprendre, de savoir, d'extirper la doxa et non pas de fictionnaliser la misère naturaliste de l'existence !
Il existe un miracle Barthes, une magie-Barthes, que ne comprendront ni les amateurs de fiches ni les doctes qui prétendent détenir la «vérité» du texte ni les professeurs ni leurs studieux disciples, qui, au plaisir de la lecture, au vertige du Verbe, depuis longtemps ont renoncé. Interdit aussi aux quêteurs de messages et aux utilitaristes... Barthes a été et demeure cette voix qui, en chacun de ses lecteurs, réveille l'échec à parler de ce qu'on aime, mettant en branle l'élan pour le dire. Réservée aux seuls lecteurs de Barthes : ceux dont le cœur sut et saura vibrer du même amour déchirant pour la littérature, la Lettre de Jean-Marie Schaeffer isole l'essentiel du legs, la langue comme magie... Je ne vais plus rien dévoiler ici de l'usage que Shaeffer saura faire de l'enfance du texte, de l'enfant scripteur, me contentant de saluer l'effort que constitue cette autobiographie intellectuelle au miroir de Barthes et vous laisser la découvrir.



Sous la plume de Barthes, assassin de l'auteur, si violemment critiqué en son temps pour ce mot que Shaeffer explique très bien, le texte devient corps de désir vivant. Ce faisant, Barthes a offert à la littérature le plus fabuleux des présents, il a détruit la notion de classique et de modernes déjà fortement soupçonnée par Barrès, l'a réduite en cendres, renvoyée au lycée et à l'université pour rafraîchir nos âmes lasses. Il nous a rendu le vert paradis des lectures enfantines et nous a reconduits au jardin d’Épicure en cette île paisible où Socrate naguère, renonçant à servir par sa mort la Cité, a suivi Alcibiade..
Merci à Jean-Marie Shaeffer d'avoir ravivé en moi le vivant souvenir de cette île, longtemps connue sous le nom d'Arcadie, où il m'arrive parfois encore de reposer, à l'abri de cette intelligence du texte qui, à chaque page lue et relue, mystère du don sans doute, suffoque le lecteur.



1Roland Barthes, Fiction &Cie, Seuil, janvier 2015, ( 678 pages ).
2Le mot est de Montherlant.
3Le mot est de Barrès.
4Tout lecteur de Barthes devrait lire Le Kimono décousu, promenade, suivi de Découpages japonais de Michel Butor, paru aux éditions Kailash, le 20 novembre 2003, peu de temps avant la mort de son auteur. Ce Gerçois, turcophile, était aussi barthésien et ses instantanés de vies japonaises, ces « cartes postales en mots », mythèmes saisis au vif demeurent le complément indispensable à la lecture de l'Empire des signes. Je n'ai pas connu Barthes mais quand les amis de Barthes évoquent son indulgence, sa gentillesse au sens le plus chimique du mot, immédiatement l'image de Jean Pinquié, disparu au seuil de la cinquantaine, resurgit, intacte, hurlant le mot de Proust à propos de la mère morte, la peine ne disparaît jamais, seul le souvenir s'étoffe...
5SHAEFFER, p. 49-50.
6Paru chez Grasset en 1986 et en édition du Livre de Poche en 1990.
7Marie GIL, Roland Barthes, Au lieu de la vie, coll. Grande biographie, Flammarion, 2012.
8 Autre ouvrage passionnant, Jean-Claude MILNER, le pas philosophique de Roland Barthes, Verdier 2003 : « Jouant des mille éclats d’un cristal de pensée, Roland Barthes écrivit à la fois un roman d’éducation et une phénoménologie de son propre esprit. Page à page, texte par texte. L'auteur a souhaité en restituer la trame et le parcours. »

9 REICHLER, La diabolie, la séduction, la renardie, l'écriture, éditions de Minuit, 1979. Une thèse commencée au Séminaire, terminée «contre» son animateur à l'université de Lausanne.   

jeudi 18 février 2016

Portraits imaginaires (4) - François Pinault


Après le Maire de Province, Alain Soral et L'intégriste, voici un quatrième portrait imaginaire que l'on aurait pu intituler "Pinault, simple riche". Comme leur nom l'indique, ces portraits sont fruits de l'imagination et n'ont d'autre prétention que de mettre en lumière les archétypes représentés par les figures humaines, médiatiques ou politiques qui leur tiennent lieu de prétextes.


                  
            Il possède déjà la puissance et sous son front haut, en même temps qu’un regard de requin, se dessine depuis longtemps déjà le sourire des idiots. Molière en son temps l’aurait croqué d’un trait et le sobriquet sous lequel nous l’envisageons ici donnerait son titre à une de ses pièces : « Un milliardaire amateur d’art ». En lui se mêle l’arriviste et le peuple ; s’il a le talent du premier, il ne possède pas l’humilité qui fait les meilleurs côtés du second et c’est sous son air revanchard qu’on retrouve mieux le peuple, quand il devient foule et s’ébat dans ses jours de colère. Humilié dans son jeune âge par les professeurs, il en garde rancœur et c’est tel un sabreur acharné qu’il a conquis un monde qui ne voulait pas de lui, jusqu’à le soumettre à sa botte comme pour lui rendre la monnaie de sa pièce et montrer à ses anciens instituteurs qu’il a bien compris la leçon et qu’à force de le considérer tel un moins que rien il a su néanmoins devenir plus qu’eux tous !
         Malgré tout perdure dans sa psychologie, alors qu’il tient dans sa main le monde, une faille que l’on retrouve seulement chez ceux que l’on a trop rabaissés : la conviction de n’être pas véritablement l’égal de ces gens qu’il domine et dont il a soumis l’univers en en violant l’entrée. Il n’est pas né dans leur grand palais, et de sa famille paysanne il garde un souvenir en forme de cicatrice qui le marque comme une étoile jaune. Proche du pouvoir, rien n’y fait, la boue bretonne crotte toujours ses chaussures et son culot, qui a construit sa fortune, sent le cidre plus que le champagne. Quoiqu’on dise, en France, les affaires respirent un peu la sueur, et si l’on craint les grands patrons, on ne les respecte pas moins qu’on ne les méprise. La finance est sale, il faut avoir l’air propre, et l’air seulement suffit, pour briller ici…
         Aussi pour sortir de sa condition de parvenu et gagner ses lettres de noblesses, il a dû pénétrer le milieu des princes modernes, celui de l’art. Débaroulant comme un bulldozer, à la fin du siècle passé, dans le dépotoir de l’art contemporain, gageant de la valeur esthétique de ce dernier puisque lui, le plouc, n’y comprenait rien, et que tous s’en émerveillaient, il a bâti un nouvel empire, en se fabriquant, à l’aide de son immense richesse, la plus grande collection d’horreurs modernes sur cette terre ! Ramassis infâme d’installation sordides et de tableaux atroces ; sa seule excuse quant à l’improbable mauvais goût de ses acquisitions, c’est qu’en art contemporain c’est l’unique goût qui soit ! Quelque part a-t-il eu du nez et, posant devant une des ses ridicules sculptures à l’instar d’un pécheur photographié avec le thon gigantesque qu’il vient juste de ramener de sa pêche, il est devenu, après l’âpre homme d’affaire, l’esthète qui sera enfin accepté de l’élite. Cependant, Beaubourg n’est pas le Louvre, et la noblesse a disparu depuis longtemps pour laisser place à la bourgeoisie ─ cette caste de paysans honteux reconvertis dans la vulgarité ─, et puis sa collection non plus n’est pas la collection Winthrop ni un bol vide un Moreau…



vendredi 5 février 2016

Juste un peu de Palmyre qui s'en va

Nouvelle et triste manifestation du présentéisme presque fanatique qui anime nos élites, juchées sur le piédestal de la raison raisonnante, la réforme de l'orthographe cru 2016 est une autre manière d'aplanir, de lisser, de faire disparaître tout ce qui, de près ou de loin, ressemble à une cicatrice, à une anormalité, à tout ce qui aurait le tort de rappeler notre singularité. A cette entreprise de négation du particulier, Sarah Vajda oppose l'argument de l'idiosyncrasie. 




Je pense à toi ce soir, camarade S., qui fut comédienne du groupe Taup – ce groupuscule qui,  comme la taupe aveugle, s'était donné pour tâche de creuser des galeries dans la nuit du Sens , rêvant de parvenir un jour à ce donjon somptueux qu'on appelle la gloire et n'y parvint jamais, seulement demeuré dans  l'antichambre des Grands !  Je pense à toi, née au Nord...  de l'Afrique,  et à cette « pointe » d'accent,  que ton metteur en scène, naguère, pourfendait avec une fureur qui,  tour à tour,  t'étonna, t'irrita avant de te combler.   
Les ô et les o,  sans parler de l'infime différence entre les eaux et les aux, les in, ein, ain,  un,   les en et les an encore,  sans parler des eux et des e... À coup sûr,  je te faisais braire !  Selon toi je  délirais, pour le moins exagérais. De prime abord, tu crus subir la leçon du Bourgeois gentilhomme et tu n'étais pas loin de me croire folle ( je l'étais), ridicule ( pas tant que cela). 

Tout avait commencé avec le fameux «  Ôte moi d'un doute  » cornélien par lequel don Rodrigue cesse un triste et beau matin d'être un beau cavalier pâle muet d'amour aux genoux de Chimène pour entrer dans l'Histoire ... 

– Quelle importance ? répétais-tu, lassée de mon insistance. À quoi diable pouvait servir cette attention aux longues et aux brèves, aux accents circonflexes-cicatrices de lettres égarées, le S, justement de camarade S. – le nom du personnage que tu interprétais dans un spectacle consacré à mai 1968 et titré Responsabilité limitée  – justement répété à l'envi  :  S. que tu m'aimes  ?  S. que je t'aime  ?  S. que tu m'as oublié  ?, au fil de ce spectacle où tu t'étais révélée  ?  

– À peu de choses, Sylvie, à  faire de toi une actrice véritable. 

Ma volonté frénétique de faire entendre le e muet du féminin : « Je t'ai aimée comme jamais je n'avais aimé » ou « tu fus aimée comme personne avant toi ne l'avait été » t'avait donné des ailes. Occupée à vaincre ton accent, préoccupée des seuls phonèmes, tu négligeais d'ajouter des beautés au texte et de sur-expliquer, justifier  la psychologie du personnage !
 C'était le but. 
 Confiance dans le texte,  tel était le maître-mot. Rien d'autre. 

Vous, Comédiens, étiez les sibylles que traversait le verbe et moi, votre metteur en scène, le prêtre aveugle, chargé d'interpréter ce verbe, au gré des situations. Aussi étions-nous,  ces jours-là,  les fils de Port-Royal et de Debord, les fils des dissidents des dix-septième et vingtième siècles, sans avoir recours à aucune -logie et à aucun -isme. Ni psychologie ni sociologie ni anthropologie ni ethnologie ni même d'étymologie encore moins de structuralisme, de marxisme ou autre léninisme ou maoïsme ! Aucune kabbale, pas la moindre pincée de symbolisme en cette affaire. Dans cette rythmique accolée à la graphie, le temps, subreptice, se glissait, qui avait cessé de gîter dans le verbe seul, lui permettant d'envahir le champ lexical entier et de saturer l'espace théâtral de cette temporalité, faisant de l'art du théâtre l’exact équivalent de l'écriture, une grammaire intérieure, personnelle à chaque auteur, inhérente à chaque texte et congruente à chaque personnage. 

Que j'avais été heureuse ( deux longues ) de te regarder qui te métamorphosais au fil des jours, de douée et de drôle que tu étais en arrivant,  tu devins,  par l'unique artifice de la prononciation et de la juste re-phonation de ta langue maternelle, une formidable interprète. Nul besoin de psychologiser. 

Dans le mot «  amour  », il n'y a pas trois r au final «  amourrrr  » comme se plaît à le croire l'immense majorité des comédiens mais une brève ouverte  : le a de la fameuse « grenade d'Hérodiade  » , un a comme un oui, le fameux « Et je lui ai dit OUI  » de Molly Bloom, un oui  franc et massif que ce a d'adhésion au vivant suivi d'un mou, faiblard,  vaincu par le désir,  rehaussé,  guerrier,  par ce seul r.  

Pas plus compliqué. 

Chaque mot, chaque syllabe exigeait cet effort, et si ton metteur en scène pratiquait un théâtre moderne –  trop,  au goût ( me gusto) du spectateur Lambda – , si Léon, Rodolphe et Justin rampaient en caleçon long, ridicules conquérants d'un trop facile Vietnam, entre des têtes de bœuf,  figurant le cadavre de la pauvre Emma « la misérable Madame Boeuf de la ville de Ry », les acteurs honoraient, de toutes les forces de leur souffle, de leur glotte, de leur langue et de leurs lèvres, le génie de Flaubert et parvenaient, par l'efficace des mots seuls, à faire apparaître un visage, un paysage, une situation... Au hasard  la province dont mourut la sotte, la classe, qui avait fait de Charles Bovary pour jamais un paria, le château de Disney dont rêvent les jeunes filles, la longue et brève nuit de la Vaubyessard dont Emma ne revint plus, l'indifférente rigueur d'un mauvais prêtre, le calcul égoïste d'un marchand de bonheurs ou de nouveautés,  ce qui déjà à cette heure revenait au même...  Le texte, vous dis-je !   

La langue servait à chacun d'entre vous de palais de Mémoire, ce complément indispensable à l'art de la rhétorique dont Cicéron dans son De Oratore – composé en 55 avant l'ère vulgaire –  fit l'éloge, bien avant que Constantin Stanislavski ne naquit, ne servit le théâtre et ne composa sa fameuse méthode.  Pas étonnant que le palais du verbe, la bouche humaine et le palais de mémoire, la bouche d'ombre, aient porté le même nom !
Aujourd'hui, où s'apprête à mourir le lourd ph d'éléphant, de nénuphar et j'en passe, ce ph -signe de la lointaine Afrique et de l'orient arabo-persique (1), emportant avec  lui le ph de Putiphar et jusques au souvenir de sa femme fatale à Joseph, une si méchante personne que la Bible omit, en son extrême sévérité, de lui donner un nom, il me semble que Palmyre est tombée une seconde fois et que désormais le poème perdra son si doux et si vieux nom  d'enfant d'une nuit d'Idumée...     

Sarah Vajda
 

(1) Les linguistes justifieront scientifiquement ce f par l'origine mais le ph dans nos imaginaires avait coutume de marquer le lointain. C'est précisément cette mémoire qu'aujourd'hui le Ministère prétend attaquer, cette mémoire que je prétends défendre.

jeudi 4 février 2016

Portraits imaginaires (3) - L'intégriste




Né sous d’autres latitudes, et hormis ses accoutrements, il serait identique. Face de haine renfrognée sur elle-même ; tourné vers ses abîmes qu’il prend pour un mystère, remâchant ses obsessions jusqu’à leur faire rendre gorge dans le ridicule, qu’importe le culte auquel il a choisi de donner son obole, Juif, Chrétien, Musulman sont les masques différents d’une attitude semblable, et c’est un drôle de constat que de les voir s’insulter les uns les autres, quand nus ils sont, en vérité, les frères d’un ordre qui n’existait probablement pas lors de ces temps passés qu’ils vénèrent et qu’ils observent sans les comprendre à la lumière de leur fantasme.
Fruit contemporain d’une époque qui hait l’altérité, il pousse le subjectivisme à son dernier degré d’intensité, se convainquant ainsi qu’il n’en est plus l’esclave lors qu’il n’a fait que détruire tout ce qui aurait pu le contrecarrer. C’est pourquoi il sort peu hors de ses rangs, et voit dans le monde une menace de ce ciel vengeur qu’il désire seulement sien. L’idée fixe lui tient lieu de pensée et c’est souvent les mêmes obsessions qu’il crache perpétuellement. Le sexe prend bonne part parmi ses lubies, et quoique le condamnant, il en parle sans cesse. De tempérament principalement hystérique, il rappelle ces caricatures de vieilles filles acariâtres qui, pucelles après l’âge, et bien qu’ayant renoncé à la chair subissent toujours ses assauts. Éternel adolescent, il ignore la mesure, la tempérance, et rêve d’éternité lors qu’il s’ébat toujours à l’intérieur d’une puberté douloureuse. Jumeau déshérité d’un temps qui ne se soucie que de jouissance, il a pris pour lui la frustration, laquelle l’effrayait sans doute moins que le désir putréfié dans l’extase qui règne partout aujourd’hui. Cependant, il demeure étranger à tout refus aristocratique, et ce n’est pas un choix personnel qui l’a destiné à prendre place au côté des contempteurs de la décadence mais plutôt cette économie diabolique qui fait écrire à Kafka : « Dans la guerre qui t’oppose au monde seconde le monde ». Allié secret de celui-ci, il œuvre pour sa victoire, car chacun des anathèmes qu’il lance à son encontre rend le monde un peu plus fort.

C’est que son appétit de revanche demeure inextinguible, et que l’envie le dévore. Aussi jamais il ne se l’avouera de peur d’y sombrer tout entier peut-être, mais plus sûrement pour en jouir sans remords et se repaître de ce qu’il condamne sans en subir les tristes conséquences. Jouir autrement, à l’insu de tous et de soi-même, c’est jouir quand même. Et il est certaines frustrations qui surpassent en obscénité la pire des bacchanales ; des jouissances supérieures, que la frustration rend plus lubriques encore, et que sont bien incapables de nous prodiguer les meilleures des caresses.