Nouvelle et triste manifestation du présentéisme presque fanatique qui anime nos élites, juchées sur le piédestal de la raison raisonnante, la réforme de l'orthographe cru 2016 est une autre manière d'aplanir, de lisser, de faire disparaître tout ce qui, de près ou de loin, ressemble à une cicatrice, à une anormalité, à tout ce qui aurait le tort de rappeler notre singularité. A cette entreprise de négation du particulier, Sarah Vajda oppose l'argument de l'idiosyncrasie.
Je pense à toi ce soir, camarade S., qui fut comédienne du groupe Taup – ce groupuscule qui, comme la taupe aveugle, s'était donné pour tâche de creuser des galeries dans la nuit du Sens , rêvant de parvenir un jour à ce donjon somptueux qu'on appelle la gloire et n'y parvint jamais, seulement demeuré dans l'antichambre des Grands ! Je pense à toi, née au Nord... de l'Afrique, et à cette « pointe » d'accent, que ton metteur en scène, naguère, pourfendait avec une fureur qui, tour à tour, t'étonna, t'irrita avant de te combler.
Les ô et les o, sans parler de l'infime différence entre les eaux et les aux, les in, ein, ain, un, les en et les an encore, sans parler des eux et des e... À coup sûr, je te faisais braire ! Selon toi je délirais, pour le moins exagérais. De prime abord, tu crus subir la leçon du Bourgeois gentilhomme et tu n'étais pas loin de me croire folle ( je l'étais), ridicule ( pas tant que cela).
Tout avait commencé avec le fameux « Ôte moi d'un doute » cornélien par lequel don Rodrigue cesse un triste et beau matin d'être un beau cavalier pâle muet d'amour aux genoux de Chimène pour entrer dans l'Histoire ...
– Quelle importance ? répétais-tu, lassée de mon insistance. À quoi diable pouvait servir cette attention aux longues et aux brèves, aux accents circonflexes-cicatrices de lettres égarées, le S, justement de camarade S. – le nom du personnage que tu interprétais dans un spectacle consacré à mai 1968 et titré Responsabilité limitée – justement répété à l'envi : S. que tu m'aimes ? S. que je t'aime ? S. que tu m'as oublié ?, au fil de ce spectacle où tu t'étais révélée ?
– À peu de choses, Sylvie, à faire de toi une actrice véritable.
Ma volonté frénétique de faire entendre le e muet du féminin : « Je t'ai aimée comme jamais je n'avais aimé » ou « tu fus aimée comme personne avant toi ne l'avait été » t'avait donné des ailes. Occupée à vaincre ton accent, préoccupée des seuls phonèmes, tu négligeais d'ajouter des beautés au texte et de sur-expliquer, justifier la psychologie du personnage !
C'était le but.
Confiance dans le texte, tel était le maître-mot. Rien d'autre.
Vous, Comédiens, étiez les sibylles que traversait le verbe et moi, votre metteur en scène, le prêtre aveugle, chargé d'interpréter ce verbe, au gré des situations. Aussi étions-nous, ces jours-là, les fils de Port-Royal et de Debord, les fils des dissidents des dix-septième et vingtième siècles, sans avoir recours à aucune -logie et à aucun -isme. Ni psychologie ni sociologie ni anthropologie ni ethnologie ni même d'étymologie encore moins de structuralisme, de marxisme ou autre léninisme ou maoïsme ! Aucune kabbale, pas la moindre pincée de symbolisme en cette affaire. Dans cette rythmique accolée à la graphie, le temps, subreptice, se glissait, qui avait cessé de gîter dans le verbe seul, lui permettant d'envahir le champ lexical entier et de saturer l'espace théâtral de cette temporalité, faisant de l'art du théâtre l’exact équivalent de l'écriture, une grammaire intérieure, personnelle à chaque auteur, inhérente à chaque texte et congruente à chaque personnage.
Que j'avais été heureuse ( deux longues ) de te regarder qui te métamorphosais au fil des jours, de douée et de drôle que tu étais en arrivant, tu devins, par l'unique artifice de la prononciation et de la juste re-phonation de ta langue maternelle, une formidable interprète. Nul besoin de psychologiser.
Dans le mot « amour », il n'y a pas trois r au final « amourrrr » comme se plaît à le croire l'immense majorité des comédiens mais une brève ouverte : le a de la fameuse « grenade d'Hérodiade » , un a comme un oui, le fameux « Et je lui ai dit OUI » de Molly Bloom, un oui franc et massif que ce a d'adhésion au vivant suivi d'un mou, faiblard, vaincu par le désir, rehaussé, guerrier, par ce seul r.
Pas plus compliqué.
Chaque mot, chaque syllabe exigeait cet effort, et si ton metteur en scène pratiquait un théâtre moderne – trop, au goût ( me gusto) du spectateur Lambda – , si Léon, Rodolphe et Justin rampaient en caleçon long, ridicules conquérants d'un trop facile Vietnam, entre des têtes de bœuf, figurant le cadavre de la pauvre Emma « la misérable Madame Boeuf de la ville de Ry », les acteurs honoraient, de toutes les forces de leur souffle, de leur glotte, de leur langue et de leurs lèvres, le génie de Flaubert et parvenaient, par l'efficace des mots seuls, à faire apparaître un visage, un paysage, une situation... Au hasard la province dont mourut la sotte, la classe, qui avait fait de Charles Bovary pour jamais un paria, le château de Disney dont rêvent les jeunes filles, la longue et brève nuit de la Vaubyessard dont Emma ne revint plus, l'indifférente rigueur d'un mauvais prêtre, le calcul égoïste d'un marchand de bonheurs ou de nouveautés, ce qui déjà à cette heure revenait au même... Le texte, vous dis-je !
La langue servait à chacun d'entre vous de palais de Mémoire, ce complément indispensable à l'art de la rhétorique dont Cicéron dans son De Oratore – composé en 55 avant l'ère vulgaire – fit l'éloge, bien avant que Constantin Stanislavski ne naquit, ne servit le théâtre et ne composa sa fameuse méthode. Pas étonnant que le palais du verbe, la bouche humaine et le palais de mémoire, la bouche d'ombre, aient porté le même nom !
Aujourd'hui, où s'apprête à mourir le lourd ph d'éléphant, de nénuphar et j'en passe, ce ph -signe de la lointaine Afrique et de l'orient arabo-persique (1), emportant avec lui le ph de Putiphar et jusques au souvenir de sa femme fatale à Joseph, une si méchante personne que la Bible omit, en son extrême sévérité, de lui donner un nom, il me semble que Palmyre est tombée une seconde fois et que désormais le poème perdra son si doux et si vieux nom d'enfant d'une nuit d'Idumée...
Les ô et les o, sans parler de l'infime différence entre les eaux et les aux, les in, ein, ain, un, les en et les an encore, sans parler des eux et des e... À coup sûr, je te faisais braire ! Selon toi je délirais, pour le moins exagérais. De prime abord, tu crus subir la leçon du Bourgeois gentilhomme et tu n'étais pas loin de me croire folle ( je l'étais), ridicule ( pas tant que cela).
Tout avait commencé avec le fameux « Ôte moi d'un doute » cornélien par lequel don Rodrigue cesse un triste et beau matin d'être un beau cavalier pâle muet d'amour aux genoux de Chimène pour entrer dans l'Histoire ...
– Quelle importance ? répétais-tu, lassée de mon insistance. À quoi diable pouvait servir cette attention aux longues et aux brèves, aux accents circonflexes-cicatrices de lettres égarées, le S, justement de camarade S. – le nom du personnage que tu interprétais dans un spectacle consacré à mai 1968 et titré Responsabilité limitée – justement répété à l'envi : S. que tu m'aimes ? S. que je t'aime ? S. que tu m'as oublié ?, au fil de ce spectacle où tu t'étais révélée ?
– À peu de choses, Sylvie, à faire de toi une actrice véritable.
Ma volonté frénétique de faire entendre le e muet du féminin : « Je t'ai aimée comme jamais je n'avais aimé » ou « tu fus aimée comme personne avant toi ne l'avait été » t'avait donné des ailes. Occupée à vaincre ton accent, préoccupée des seuls phonèmes, tu négligeais d'ajouter des beautés au texte et de sur-expliquer, justifier la psychologie du personnage !
C'était le but.
Confiance dans le texte, tel était le maître-mot. Rien d'autre.
Vous, Comédiens, étiez les sibylles que traversait le verbe et moi, votre metteur en scène, le prêtre aveugle, chargé d'interpréter ce verbe, au gré des situations. Aussi étions-nous, ces jours-là, les fils de Port-Royal et de Debord, les fils des dissidents des dix-septième et vingtième siècles, sans avoir recours à aucune -logie et à aucun -isme. Ni psychologie ni sociologie ni anthropologie ni ethnologie ni même d'étymologie encore moins de structuralisme, de marxisme ou autre léninisme ou maoïsme ! Aucune kabbale, pas la moindre pincée de symbolisme en cette affaire. Dans cette rythmique accolée à la graphie, le temps, subreptice, se glissait, qui avait cessé de gîter dans le verbe seul, lui permettant d'envahir le champ lexical entier et de saturer l'espace théâtral de cette temporalité, faisant de l'art du théâtre l’exact équivalent de l'écriture, une grammaire intérieure, personnelle à chaque auteur, inhérente à chaque texte et congruente à chaque personnage.
Que j'avais été heureuse ( deux longues ) de te regarder qui te métamorphosais au fil des jours, de douée et de drôle que tu étais en arrivant, tu devins, par l'unique artifice de la prononciation et de la juste re-phonation de ta langue maternelle, une formidable interprète. Nul besoin de psychologiser.
Dans le mot « amour », il n'y a pas trois r au final « amourrrr » comme se plaît à le croire l'immense majorité des comédiens mais une brève ouverte : le a de la fameuse « grenade d'Hérodiade » , un a comme un oui, le fameux « Et je lui ai dit OUI » de Molly Bloom, un oui franc et massif que ce a d'adhésion au vivant suivi d'un mou, faiblard, vaincu par le désir, rehaussé, guerrier, par ce seul r.
Pas plus compliqué.
Chaque mot, chaque syllabe exigeait cet effort, et si ton metteur en scène pratiquait un théâtre moderne – trop, au goût ( me gusto) du spectateur Lambda – , si Léon, Rodolphe et Justin rampaient en caleçon long, ridicules conquérants d'un trop facile Vietnam, entre des têtes de bœuf, figurant le cadavre de la pauvre Emma « la misérable Madame Boeuf de la ville de Ry », les acteurs honoraient, de toutes les forces de leur souffle, de leur glotte, de leur langue et de leurs lèvres, le génie de Flaubert et parvenaient, par l'efficace des mots seuls, à faire apparaître un visage, un paysage, une situation... Au hasard la province dont mourut la sotte, la classe, qui avait fait de Charles Bovary pour jamais un paria, le château de Disney dont rêvent les jeunes filles, la longue et brève nuit de la Vaubyessard dont Emma ne revint plus, l'indifférente rigueur d'un mauvais prêtre, le calcul égoïste d'un marchand de bonheurs ou de nouveautés, ce qui déjà à cette heure revenait au même... Le texte, vous dis-je !
La langue servait à chacun d'entre vous de palais de Mémoire, ce complément indispensable à l'art de la rhétorique dont Cicéron dans son De Oratore – composé en 55 avant l'ère vulgaire – fit l'éloge, bien avant que Constantin Stanislavski ne naquit, ne servit le théâtre et ne composa sa fameuse méthode. Pas étonnant que le palais du verbe, la bouche humaine et le palais de mémoire, la bouche d'ombre, aient porté le même nom !
Aujourd'hui, où s'apprête à mourir le lourd ph d'éléphant, de nénuphar et j'en passe, ce ph -signe de la lointaine Afrique et de l'orient arabo-persique (1), emportant avec lui le ph de Putiphar et jusques au souvenir de sa femme fatale à Joseph, une si méchante personne que la Bible omit, en son extrême sévérité, de lui donner un nom, il me semble que Palmyre est tombée une seconde fois et que désormais le poème perdra son si doux et si vieux nom d'enfant d'une nuit d'Idumée...
Sarah Vajda
(1) Les linguistes justifieront scientifiquement ce f par l'origine mais le ph dans nos imaginaires avait coutume de marquer le lointain. C'est précisément cette mémoire qu'aujourd'hui le Ministère prétend attaquer, cette mémoire que je prétends défendre.
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