jeudi 30 avril 2015

Surcouf, l'école et les Républicains

Le capitaine d'un bâtiment de la Royale Navy s'adresse à Surcouf : « Vous, Français, vous vous battez pour l'argent. Tandis que nous, Anglais, nous nous battons pour l'honneur ! » Et Surcouf de répliquer : « Chacun se bat pour ce qui lui manque. »
L’anecdote est un classique, qu’elle soit authentique ou totalement inventée, comme c’est sans doute le cas. Elle a tout pour plaire, la justesse de l’aphorisme et la beauté du mot d’esprit qui fait imaginer sans peine le visage de l’officier anglais plus efficacement cinglé par la répartie que par une cravache. Les coups de canons en deviendraient presque inutiles.


« Le roi est nu », lançait dans le conte un petit garçon à l’empereur. L’officier anglais drapé dans sa fausse dignité se retrouve aussi soudainement fichu à poil que le souverain prétentieux par la simple morale contenue dans la fatale réplique : on méprise au fond ce que l’on prétend bruyamment chérir le plus. Le corsaire français, l’argent, et l’officier anglais, l’honneur.  
L’anecdote de Surcouf revient en tête à la lecture de deux faits d’actualité récents : la réforme du collège et la réforme du nom de l’UMP. Quel rapport, me direz-vous, entre un corsaire, une réforme scolaire et le changement de nom de l’UMP ? Avec le premier aucun,  en dehors de l’anecdote qui ouvre cet article. Les deux suivants, en revanche, partagent une commune indifférence à l'égard des valeurs qu’ils prétendent défendre : la démocratisation du savoir pour les réformateurs de l’école et la République pour les nouveaux « Républicains » de l’UMP.
L’avenir de l’école devrait susciter néanmoins un peu plus l’intérêt que le nouveau rite de résurrection sémantique du parti de droite. La journaliste Louise Tourret rappelait en avril 2014 que trente ministres de l’Education Nationale s’étaient succédé à la tête du ministère depuis les débuts de la Ve République. Depuis le passage de Vincent Peillon aux commandes, deux nouveaux candidats ont repris le flambeau jusqu’à Najat Vallaud-Belkacem aujourd’hui.  Ce qui porte le compte à trente-deux, soit une moyenne d’un ministre tous les 18 mois à peu près, chacun tentant de laisser sa marque dans l’histoire mouvementée de l’école, avec plus ou moins de bonheur, de Jean Berthoin (que Louise Touret avait peut-être oublié, ce qui porterait notre compte actuel à 34), chargé par De Gaulle de redessiner le système scolaire du nouveau régime, à la semaine de quatre jours de Xavier Darcos en 2008…Puis la fin de la semaine de quatre jours en 2013 avec Vincent Peillon.
Dans les interstices de ces grandes réorientations se glissent d’innombrables réformes des programmes dont la dernière en date, censée intervenir à la rentrée 2016, a pour ambition de  « rétablir la performance du système éducatif, en assurant la réussite du plus grand nombre et en luttant contre le déterminisme social, et de rendre à l’école sa mission de transmettre et de faire partager les valeurs de la République », rappelle le Ministre Najat Vallaud-Belkacem. La formulation adoptée avoue en elle-même l’objectif cosmétique fixé à la réforme. Pour lutter contre l’Infâme déterminisme, la formule magique est depuis longtemps statistique. « Rétablir la performance », cela veut dire taper sur les doigts des principaux et proviseurs pour obtenir des taux de redoublement présentables, protéger le Saint-Graal idéologique et afficher fièrement un taux de réussite de 87,9% d'admis et un pourcentage de bacheliers dans une génération s'élevant en juin 2014 à 77,3%. « Ce taux n'avait jamais été atteint », annonce fièrement le site officiel du ministère de l’Education nationale.
Le problème est que cette mirifique réussite statistique ne semble rien résoudre des désespérants déterminismes sociaux. Le chômage des jeunes s’établissait en octobre 2014 à 23,8 % tandis que l’Observatoire de la Vie Etudiante observait (puisque c’est son travail) que seul un quart des étudiants du supérieur sont des fils d’ouvriers…tout en sachant que le fait d’être un étudiant ne garantit plus vraiment un emploi. L’Observatoire des Inégalités (avec le nombre d’Observatoires que l’on compte en France on se demande bien comment l’on n’arrive pas à être plus clairvoyant…) souligne peut-être que l’on compte trois fois plus de chômeurs chez les non-diplômés mais une étude de l’APEC fait remarquer que 37 % des Bac+5 se retrouvent au chômage un an après l’obtention de leur diplôme…
Et si le combat contre le déterminisme social est mal engagé, celui en faveur des « valeurs de la République » ne paraît pas gagné non plus : « le nombre global de Français et résidents impliqués dans le djihad est passé de 555 à 1281 entre le 1er janvier 2014 et le 16 janvier dernier, soit un bond de 130% en un an », rapportait le Figaro en janvier, selon un dernier état des lieux des services de renseignement, tandis que France Info évoquait fin décembre 2014 une hausse de 116 %.
Face au tableau social d’une France comptant désormais 3 500 000 chômeurs et à l’engouement des jeunes français, issus ou non de l’immigration, pour la « guerre sainte », les décapitations d’otage, les viols en réunion et autres joyeusetés dignes des chroniques de Froissard, on peine à comprendre la logique suivie par le Conseil supérieur des programmes. Bernard Girard a beau tenter de défendre sur Rue89 que « l’angle de vue adopté par le Conseil supérieur des programmes (CSP) a consisté à retenir un certain nombre de thèmes larges (…) subdivisés en sous-thèmes facultatifs ou obligatoires » et d’expliquer que le christianisme reste d’actualité puisque ses débuts sont toujours enseignés en classe de sixième, on peut légitimement s’étonner de voir que des trois grandes aires de civilisation en Méditerranée au XIIe siècle, ne subsiste en enseignement obligatoire que l’Islam…
En vertu de cette conception des choses, l’enseignement de l’histoire des religions ne se réduirait-il donc qu’à une sorte de saupoudrage concurrentiel dans les programmes ? Même chose d’ailleurs en ce qui concerne le passage en enseignement facultatif des Lumières en classe de quatrième,  « A croire qu’il ne faut pas heurter certaines sensibilités religieuses », se demande le secrétaire général de l’association des professeurs d’Histoire-géographie, Hubert Tison. Il est vrai que dans l’article de Rue89 cité plus haut, l’auteur déplore que Najat Vallaud-Belkacem ait pu admettre dans un récent rétropédalage officiel que « la transmission de notre histoire commune et du récit national » reste un enjeu essentiel. Horreur, malheur, le nationalisme est encore à nos portes.

En laissant de côté les sujets qui fâchent, on pourra simplement se demander en quoi l’intégration de l’enseignement du latin et du grec dans le fourre-tout des « enseignements pratiques interdisciplinaires » (EPI) ou la suppression programmée des Sections Européennes (5800 sections et 200 000 élèves chaque année) va contribuer à renforcer l’enseignement des valeurs de la République et favoriser l’ouverture au monde des élèves du secondaire. Le refrain idéologique est bien connu dans le discours ministériel et une partie du monde enseignant : il s’agit de lutter contre les « enseignements élitistes » et contre les inégalités reproduites sur le plan scolaire et culturel. O  Bourdieu, que de crimes commis en ton nom !, car ce programme de nivellement par le bas démontre depuis quelques décennies qu’il aboutit aux résultats exactement inverses de ce qu’il recherche : l’abaissement constant du niveau d’exigence, la fuite des meilleurs élèves dans le privé et la disparition progressive de la première mission de l’école qui est d’offrir, et parfois d’imposer, aux élèves la possibilité de découvrir une autre culture que la leur, celle que l’on encense aujourd’hui par démagogie au nom d’un égalitarisme parfaitement mensonger.
Pour en revenir au changement de nom de l’UMP, on peut douter que celui-ci défende mieux l’idée républicaine parce qu’il s’appelle « Les Républicains » de la même manière que les bons pédagogues de l’Education nationale ne lutteront pas plus contre le déterminisme social à coups de tablettes numériques pour tous. Pour la petite histoire, racontée paraît-il dans le dernier ouvrage de Roselyne Bachelot, Nicolas Sarkozy revenu émerveillé d’une rencontre avec Barak Obama en 2006 avait exigé « qu’on lui trouve un noir », parce qu’il estimait peut-être que ça faisait plus américain et moderne. De même, pour faire moderne, ceux qui décident de l’avenir de l’école brandissent les enseignements transdisciplinaires à la carte et traquent sans relâche tout ce qui ressemble à l’élitisme honni soi-disant au nom de l’égalité. Surcouf avait bien raison, on clame toujours haut et fort que l’on se bat pour ce qu’au fond on estime le moins. On peut être pirate et parfaitement saisir les principes essentiels de la communication en politique. 



Publié sur Causeur.fr

lundi 27 avril 2015

Suffirait-il d'aller gifler Jean d'Ormesson pour arranger un peu la gueule de la littérature française ?

Le titre est superbe et la question nécessaire. C’est celle qu’adresse Romaric Sangars (aux Editions Pierre-Guillaume de Roux) aux sommités littéraires qui viennent d’accepter en Pléiade Jean d’Ormesson, écrivain mondain qui se range dans la catégorie des auteurs servant à caler les meubles ou à meubler les pince-fesses télévisuels. Voilà donc un petit essai qui prend le soin de réhabiliter l’art de la beigne afin de redonner un peu de dignité à un monde littéraire plus habitué ces dernières années à exalter les mérites de la reptation. 
Mais, dira-t-on, cela ne se fait pas de gifler un vieillard. La dernière fois que cela eut lieu, en 1303, Guillaume de Nogaret prit tout de même soin de s’entourer d’une petite troupe de quelques centaines de cavaliers, avant de laisser Sciarra Colonna envoyer son gantelet de métal dans la face du vieux Boniface VIII.
Cette fois-ci, c’est avec le seul renfort d’une centaine de pages que Romaric Sangars a décidé d’appliquer un vigoureux soufflet littéraire au pape momifié de la littérature en charentaises :

« Ces résolutions partent en fumée aussitôt que le vieillard se nomme Jean d’Ormesson et que s’affiche à son endroit, sur la balance des Lettres Françaises, l’intitulé « Pléiade », révélant par-là à quel point l’instrument est défectueux et comment, dans ce pays qui exalta la justesse de la mesure et inventa d’ailleurs la norme métrique, tout a déraillé dans le plus décomplexé des n’importe-quoi, une circonstance nous octroyant, par conséquent, un parfait blanc-seing pour gifler à larges volées le vieillard de notre choix sans que plus personne, à notre avis, ne puisse se sentir constitué à nous reprocher moralement cet acte. C’est qu’il faut tout de même que les mots conservent un sens minimal, ne serait-ce, en dernier recours, que dans le domaine littéraire. »

Or voici donc que Michel Crépu, directeur de la vénérable Nouvelle Revue Française, a décidé de défendre le corps giflé de Jean d’Ormesson en rappelant à l’auteur de l’insupportable attentat qu’il est désormais en littérature des mots à ne pas prononcer, des jugements interdits et des soufflets que l’on ne peut administrer. 
Avec l’accord de Romaric Sangars, nous reproduisons ici la réponse de l'auteur à l’admonestation de Michel Crépu, que l'on peut retrouver sur son blog à l'adresse suivante: http://www.lanrf.fr/

Aller. Retour.




Mon nom est-il « Légions » ?

Réponse à la NRF, par Romaric Sangars

Cher Michel Crépu,

Alors même que je m’apprête à m’exprimer ici, je réalise qu’il me manque encore de la salive, tant je me suis récemment amusé à cracher sur la vieille radoteuse comtesse. Par conséquent, ce serait mauvais jeu de ma part que de me plaindre quand vous vous essayez à me tourner en dérision. Et puis « angelot gardien », c’est dédaigneux, certes, mais les ailes, il est vrai, me vont à ravir. Néanmoins, j’aurais aimé éclaircir quelques points avec vous d’une chronique où je suis cité et qui demeure pourtant à mes yeux, globalement nébuleuse. D’abord le titre : « Le charme de l’indéfendable ». On croirait l’annonce d’un papier sur Drieu ou Brasillach. Et puis on tombe de très haut sur une chose très plate : l’œuvre de Lord Consensus, Jean d’Ormesson. Ce que suggère malgré tout ce titre hasardeux, c’est que vous considéreriez la pléiadisation de la baudruche comme « indéfendable », seulement, au contraire de moi, par goût du défi, soudain caprice, instinct de contradiction, vous vous seriez mis en tête, seul contre tous, de la défendre. Car « dans les chaumières, c’est la fin du monde », dîtes-vous ; « Dieu Lui-même éternue » ; « les angelots gardiens s’étranglent » ; bref : apocalypse ! Et vous, cher Michel, seul dans cette tourmente vous conservez votre calme, un maintien bien philosophique, un sourire condescendant aux lèvres, et tentez de nous exposer comment, en vérité, les choses sont à la fois moins graves et plus complexes. Bon. Je ne vous demanderai pas de cracher sur l’ahuri relié cuir, mais seulement, cher Michel, sur les verres de vos lunettes. Ensuite, frottez. Chaussez-les à nouveau. Vous y êtes ? Alors ? Mon nom est-il « Légions » ? Parce que je suis tout seul, mon vieux ! Les chaumières s’en foutent, Dieu en a vu d’autres, quant aux « angelots gardiens qui s’étranglent » à l’instar desquels, moi, etc., eh bien… Nada ! Pas le moindre volettement d’une barbe de plume ! Certes, les grands médias ont évoqué une « polémique », mais nous, entre gens vaguement dessillés, nous savons que les journalistes, en général, se contentent, pour décrire le réel, d’actualiser des clichés. Nous ne nous fions pas aux clichés et nous essayons, le moins maladroitement possible, de décrire avec probité ce qui a lieu. Et ce qui a lieu, c’est qu’au contraire d’il y a trente ans, lors du projet avorté de pléiadisation de Bazin, ce mois-ci, hormis mon modeste ouvrage au titre tellement sympathique : personne ne moufte ! Et vos métaphores et vos hyperboles ne sont que bruit et fumée, n’environnant jamais qu’un seul exemple concret que j’ai le plaisir d’incarner sans réclamer pour autant qu’on m’orchestre un tel « sons et lumières » ! Voici donc, quant aux circonstances…
            Maintenant, venons-en tout de même aux arguments. Toutes ces contorsions me laissent perplexe, à vrai dire : à ce stade, ce n’est plus la NRF mais le Crazy Horse ! Vous semblez dire, cher Michel : « La critique ? Bah… Il n’est pas né celui qui saura vraiment distinguer une grande œuvre d’une médiocre ! Ne nous avançons pas trop… » Mais enfin, Michel ! Pour justifier l’injustifiable, vous allez jusqu’à délégitimer votre propre honorable fonction ! Vous êtes tout de même dans le fauteuil de Paulhan, et nous préférons tous deux que ce soit vous qui y soyez plutôt que Foenkinos ou Yann Moix ! Et voilà que le directeur de la NRF lui-même, nous expose que juger un livre, c’est s’aventurer un peu loin ! Merde ! Mais à ce compte-là, faites un numéro spécial sur Booba, hein ? Qui sait ? Peut-être bien que son sabir de dégénéré vaudra du Racine dans deux, trois siècles ? Quel est cet usage complètement déplacé des « préceptes évangéliques » ? C’est que je ne plaisante pas non plus avec ces matières, moi, cher Michel ! C’est mon élément : je plane en pleine métaphysique (et puis il faut bien que mes ailes servent à quelque chose !) Or, donc, s’il est des inversions possibles lorsqu’on passe du mondain à l’ultra-mondain, parce que seul Dieu sonde les reins et les cœurs, et que notre monde est régi par les apparences – en revanche, un acte, et une œuvre est un acte, ça n’a pas de revers caché ! S’il est en effet difficile d’en estimer la portée dans les siècles, il est en revanche tout à fait possible de la juger pour ce qu’elle est. Or la question n’est pas de savoir si Jean d’Ô est un excellent écrivain qui marquera ou non l’Histoire littéraire, Jean d’Ô est nul. Nul mais survendu. C’est que vous appelez sans doute être « à la fois dernier et premier » (quel joli entrechat !), jugement d’autant plus étonnant de votre part qu’il est posé deux lignes après que vous eûtes pourtant prétendu périlleux ce genre de jugement (ne vous brisez pas les côtes !) Mais le salto arrière que vous nous faîtes ensuite pour mettre en relief une phrase de Jean d’Ô face au visage de Le Pen, il y a trente ans, laquelle, de très loin, certes, et selon son ordre, il est vrai mineur, mais quand même, lui donnerait un petit air, en effet très vague, mais enfin, de courageuse vigie antifasciste, ce qui, évidemment, n’a, dans tous les cas, aucun rapport avec le sujet puisque les critères en question n’ont rien à voir – lesquels peuvent justifier Céline ou Drieu en Pléiade -, et donc… Non, cher Michel, non… Désolé, vous allez inutilement vous décoller une vertèbre : ça ne compte pas ! Rasseyez vous ! Sur ce bon vieux fauteuil où lire de méchants polars… Que vous désignez comme une parabole de Jean d’Ormesson, désormais… « Un gros gentil fauteuil… Jean d’Ô… Puis il pleut dehors… Pas de moules aujourd’hui… Alors ? L’est pas sympathique ce fauteuil-Jean d’Ô ? Tout ringard, mou, tiède et usé qu’il soit, on s’y sent pas bien ? Non ? C’est un peu comme Notre-Dame-de-Paris ou Versailles ? À sa manière ? Si, si… Il y a un lien quelque part, promis ! » On ne sait plus où sont vos jambes et vos bras, ni combien de temps vos tendons supporteront semblable élasticité, relâchez-vous donc, cher Michel ! C’est bon !
Ce n’est pas grave. Allez… Tout ce cirque ! Cette voltige impossible ! C’est bon ! Vous avez témoigné de votre bonne volonté. Le patron doit être satisfait. C’est lui qui a fait cet absurde choix éditorial (enfin absurde du point de vue de l’esprit, non selon la matière), et vous, en dépit de votre goût et de votre conscience, vous voilà à vous auto-écarteler pour donner des gages… Au point qu’on ne comprend plus rien de ce que vous dîtes. Vous valez bien mieux que de pareilles acrobaties, cher Michel. Tout ça parce que vous non plus, décidément, vous ne plaisantez pas avec les hiérarchies.  Simplement, nous ne sommes pas soumis aux mêmes.
Avec mes salutations cordiales,

R.S.



Note des idiots: nous avons le triste devoir de malheureusement préciser que la NRF s'est déjà presque acquittée d'un numéro spécial sur Booba. Il s'agissait d'un éloge littéraire dans lequel, en 2003, Thomas Ravier comparait le rappeur à Antonin Artaud. Cent après Agnani, cela aussi aurait mérité une bonne beigne, avec gantelet de métal à l'appui si possible. 


mercredi 22 avril 2015

Berezina

« Un haut lieu, c’est un arpent de géographie fécondé par les larmes de l’Histoire, un morceau de territoire sacralisé par une geste, maudit par une tragédie, un terrain qui, par-delà les siècles, continue d’irradier l’écho des souffrances tues ou des gloires passées. C’est un paysage béni par les larmes et le sang. » Le haut-lieu que Sylvain Tesson a choisi d’honorer dans Berezina s’étire sur près de 3000 kilomètres, de Moscou à Paris. C’est la route maudite par la tragédie de la retraite de Russie, sacralisée par la mort de centaines de milliers de soldats français, russes, hongrois, polonais, néerlandais…qui périrent au cours des bataille de Borodino, de la Berezina, aux mains des Cosaques ou du « Général Hiver » qui prit certainement plus de vies encore que la guerre elle-même.


Pour commémorer les deux-cent ans de la retraite de Russie en 2012, Sylvain Tesson a choisi d’embarquer avec quatre amis, Français et Russes, dans trois side-car soviétiques de type Oural, pour une équipée brinquebalante à travers la Russie, la Biélorussie et l’est de l’Europe. L’idée de voyage nous saisit n’importe où, nous dit Tesson, née de la contradiction entre l’état présent et l’aspiration éternelle à autre chose. En clair, « l’homme n’est jamais content de son sort, il aspire à autre chose, cultive l’esprit de contradiction, se propulse hors de l’instant. L’insatisfaction est le moteur des actes. ‘Qu’est-ce que je fais là ?’ est un titre de livre et la seule question qui vaille. »
Ce voyage-là s’est accompli au rythme d’un compteur bloqué à 80 km/h, sur une antique motocyclette conçue aux premières heures du stalinisme, aussi résistante et pugnace qu’une compagnie de grognards napoléoniens. « Les Soviétiques les construisirent dans les années 1930 sur le modèle des BMW de l’armée allemande. (…) L’usine Oural continue à vomir ces machines, à l’identique. Elles seules résistent à la modernité. Elles plafonnent à 80 km/h. Elles vont, par les campagnes, dépourvues d’électronique. N’importe qui peut les réparer avec une pince en métal. Elles sont d’un temps où l’Homme n’était pas l’esclave de l’électronique, où la sidérurgie régnait dans sa simplicité. »



Dans son précédent opus, Dans les forêts de Sibérie, c’est en ermite céleste que Tesson posait quelquefois avec un peu d’outrance, mystique des bois plaidant le recours aux forêts. A mille lieux de l’anachorète revendiquant l’isolement comme un tombeau, refusant intégralement le monde pour sombrer en Dieu, Tesson plaidait, au bord du lac Baïkal, en plein hiver sibérien, pour une solitude vécue comme une résurrection. Dans Berezina, coiffé d’un bicorne avec les insignes de l’empereur plantés sur le panier de son side-car, il pose en Don Quichotte juché sur sa Rossinante soviétique, cavalant au-devant des fantômes de la Grande Armée et courant à l’assaut des moulins honnis de la modernité, confiant sans fard son affection pour les décorations brejnéviennes et les atmosphères de guerre froide. « J’avais 40 ans et j’étais nostalgique d’un monde que je n’avais pas connu. Je préférais ces ambiances à celles des hôtels standardisés dont le capitalisme à visage inhumain avait couvert nos centres villes : ces établissements conçus par des commerciaux qui jugeaient qu’une connexion wi-fi et un climatiseur fixé au-dessus d’une fenêtre verrouillée valaient mieux que la conversation d’une babouchka et qu’une fenêtre ouverte sur un fleuve gelé. » Il y a chez Tesson quelque chose du Hussard, aussi bien napoléonien que germanopratin. Mais comment reprocher à un stégophile qui se divertit en nichant dans les flèches des cathédrales, ou trouve que chuter du toit des maisons incite à la philosophie, son goût de l’excès, des causes perdues et de la mise en scène ? A côté de l’assommant sérieux des auteurs qui passent leur temps à ausculter leurs petits bonheurs ou de la fatuité clinique des spécialistes de l’autodissection nombriliste, l’exagération tessonienne donne l’impression de respirer autre chose qu’un air désespérément climatisé.
On n’est de toute façon en droit d’attendre d’un récit de voyage suivant les traces de la Bérézina un peu plus qu’une vigoureuse bouffée d’air frais… « Le froid, écrit Tesson, c’est lui, davantage que la distance, les raids des Cosaques, les privations et les épidémies, qui allait terrasser la Grande Armée, la « faire fondre » pour reprendre l’expression de Koutouzov. » Le nombre incroyable des pertes et, plus encore, les souffrances hallucinantes endurées par les soldats de Napoléon en déroute face à l’ogre polaire, plus que l’armée russe elle-même, ont fait de la Bérézina la mère de toutes les débâcles. Celle de juin 1940 face aux nazis fut peut-être la plus terrible défaite militaire de l’histoire de France, celle des Egyptiens en 1967, pourchassés dans le Sinaï par l’armée israélienne, la plus précipitée des retraites mais aucune des catastrophes militaires qui jalonnent l’histoire, depuis Salamine jusqu’à la retraite irakienne du Koweit sur l’autoroute de la mort, ne semble pouvoir frapper avec autant de force l’imagination que la lente agonie des forces napoléoniennes dans l’interminable hiver russe. La tragédie, étirée sur plus de trois mois, atteint des sommets d’horreur baroque entre les récits de cannibalisme, des tortures et des atrocités perpétrées par les Cosaques ou les soldats affamés ou l’incroyable courage des pontonniers gelant sur place dans les eaux glacées de la Berezina pour permettre aux Français d’échapper une fois de plus aux Russes.

Retraite de Russie - Bernard-Edouard Swebach - 1838

A plusieurs reprises, l’équipée de Tesson et de ses comparses manque aussi de verser dans le tragédie en même temps que sur le bas-côté des routes encombrées de poids-lourds peu attentifs au petit side-car sinuant entre leurs pare-chocs. « En hiver, la route de Minsk n’est pas recommandée à un side-car surchargé dont la vitesse plafonne à 80 km/heure. Une colonne ininterrompue de camions fusait vers l’Ouest, frôlant l’aquaplanning sur la boue dégueulasse. Des Lettons, des Tchèques, des Russes, des Allemands faisaient colonne, plein pot. C’était tout l’ancien bloc de l’Est qui transitait sur l’artère convoyant la vodka russe, le clandestin tadjik et la viande polonaise en se foutant pas mal de la petite Oural vert kaki de la taille d’une boîte à cirage. » Tout cela sans compter, le froid, qui tutoie les -20°C quotidiennement, mord les genoux, ronge les articulations et perce la peau sous les couches nombreuses de vêtements. Au terme d’une étape nocturne particulièrement éprouvante, Sylvain Tesson confie à son ami Vitaly qu’il a tellement serré les dents durant des heures qu’il vient de recracher un demi-chicot dans le lavabo. « Une Oural peut rouler avec seulement quatre-vingts pour cent de ses boulons », lui répond placidement son compagnon de voyage.
Tout ça pour quoi au bout du compte ? Pour le panache, l’aventure et une certaine idée de l’intensité de la vie évidemment, ou pour tenter de comprendre, de ressaisir ce qui nous semble, dans notre Europe occidentale, définitivement étranger : la capacité de souffrance et l’aptitude aux sacrifices de milliers de soldats, des types prêts à mourir pour voir scintiller les bulbes des églises moscovites. Chaque existence n’est peut-être que la conjonction hasardeuse de points qui forment à un moment précis une conscience éphémère. Dans sa geste mégalomane et grandiose, Napoléon a assemblé par centaines de milliers ces ludions humains pour former la Grande Armée et servir le terrible et grandiose rêve qui a commencé en Italie et sous les pyramides d’Egypte avant de s’achever quinze ans plus tard sur les routes encombrées de cadavres de la retraite de Russie. Les historiens estiment aujourd’hui entre 500 000 et un million de Français et à près de deux millions de coalisés les victimes militaires des campagnes napoléoniennes. C’est deux fois moins que la première guerre mondiale sur une période trois fois plus longue mais les chiffres annoncent déjà la saignée des guerres modernes et celle, pour commencer, de la guerre de Sécession, première véritable grande boucherie industrielle.

« Je pensais à ces corps humains dont la masse indistincte constituait un corps d’armée, écrit Tesson. (…) Une troupe est une catégorie abstraite dans l’esprit de celui qui l’envoie au feu. Elle ne correspond pas à l’addition de soldats aux noms et aux visages distincts. » Le grand corps napoléonien a achevé d’agoniser et de pourrir en Russie après avoir quitté Moscou en flammes. Une nouvelle Europe, aussi fragile que la précédente, a entrepris de se bâtir sur les cendres de l’Empire. Et quand tous les ludions se sont éteints les uns après les autres, après avoir été chacun porté à son point d’incandescence extrême par le grand mensonge lyrique de la conquête napoléonienne, il est resté, deux cent ans après la tragédie finale, cinq types un peu cinglés filant à 80 km/heure sur leurs petites Oural dans l’immensité vide de l’Histoire, sur les routes de la Bérézina.

Retraite de Moscou - Adolph Northen (1828–1876)


Publié sur Causeur.fr

Cent mots pour ne rien comprendre

 Dans le cadre de l’enseignement moral et civique annoncé par Najat Vallaud-Belkacem suite aux attentats de janvier, un petit livre a été mis à disposition des enseignants. De quoi sauver la République ? Cet article publié initialement dans le numéro de mars 2015 du journal Causeur contient déjà quelques extraits savoureux de l'ouvrage, dont nous reproduirons encore par la suite quelques pages afin de régaler les lecteurs d'Idiocratie. 

L’enseignement secondaire, tout démantelé qu’il soit, tout défait que l’on l’ait fait, est encore la citadelle, le réduit de la culture en France.[1] Charles Péguy reconnaîtrait-il aujourd’hui sa « citadelle du secondaire », certainement bien plus démantelée et défaite qu’en 1910 ? L’« esprit du 11 janvier » n’a pas perduré très longtemps au sein de l’école républicaine, à supposer qu’il ait un jour fait son apparition dans certains établissements. Les réactions des élèves et les multiples incidents, lors de la minute de silence en hommage aux victimes, ont mis en lumière le principal échec de l’école : son incapacité à transmettre aux « futurs citoyens » la volonté de développer un esprit critique et une capacité de réflexion. Ainsi sont-ils livrés au pré-digéré médiatique et à la tambouille complotiste qui substituent à la complexité du monde des explications simples, ludiques et séduisantes, malheureusement quelquefois corroborées par les parents eux-mêmes.
 En 1975, la loi Haby postulait que l’école « favorise l'épanouissement de l'enfant, lui permet d'acquérir une culture, le prépare à la vie professionnelle ». L’ambition est indiscutable : qui ne voudrait « bâtir un collège pour tous qui soit en même temps un collège pour chacun »[2] ? Trente ans plus tard, en dépit des multiples réformes visant à personnaliser les parcours, égaliser les chances et niveler les disparités scolaires, le fiasco du collège unique est patent. Cet échec, qui n’est pas cantonné au ZEP (joliment appelées aujourd’hui Réseau Ambition Réussite), est aussi le premier terreau du radicalisme et de la violence que les politiques de gauche comme de droite semblent aujourd’hui découvrir.

Pourtant ça a l'air tellement cool les RAR présentés sur un site académique...(cliquer sur l'image)

Qu’on se rassure, tout cela va changer maintenant que Najat Vallaud-Belkacem a sonné la mobilisation générale. Désormais, l’école placera « la laïcité et la transmission des valeurs républicaines » au cœur de sa mission (ah, ce n’était pas le cas ?) et s’efforcera en conséquence de « combattre les inégalités et de favoriser la mixité sociale pour renforcer le sentiment d’appartenance dans la République ». Passons sur le fait que le lien entre « inégalités » et « radicalisation » ne soit pas fermement établi, mais on a le droit d’être au moins sceptique, quant à l’efficacité des mesures annoncées – même si, par charité chrétienne, on veut bien oublier la rafraîchissante « Journée de la laïcité ». En revanche, il est à craindre que le recrutement de 1000 « formateurs des enseignants et des personnels d’éducation à la laïcité » ne suffise pas à changer la donne. Les ESPE[3] qui ont pris la relève des défunts IUFM sont aussi décriés aujourd’hui par les jeunes enseignants stagiaires : formations lourdes et  inadaptées, et formateurs jugés eux-mêmes peu au fait des réalités scolaires, les profs « néo-arrivants » sont nombreux à être sévères le nouveau dispositif. Dûment formés par les formateurs, les professeurs devront, dès la rentrée 2015, dispenser à 3 332 000 collégiens et à 1 470 600 lycéens un enseignement moral et civique, comportant une éducation aux médias. On ne sait pas s’il est prévu d’apprendre préalablement aux profs qu’il existe en France d’autres quotidiens que Le Monde et Libération.
En attendant le programme officiel de cette matière, on se fera une idée de l’état d’esprit dans lequel est menée la réforme et de ce qui attend les professeurs en lisant l’ouvrage de 160 pages intitulé 100 mots pour se comprendre contre le racisme et l’antisémitisme, publié sous les auspices de la Licra, avec la bénédiction de l’Education Nationale. Ce dictionnaire, qui rassemble 100 définitions rédigées par 38 auteurs, est destiné aux enseignants des disciplines littéraires, invités à y puiser de quoi nourrir une ou deux heures de cours, afin de « montrer, aux jeunes notamment, que les mots ne peuvent pas être intervertis ou employés à tort et à travers et l’un pour l’autre ». Si ça se trouve, certains profs avaient déjà songé à faire leur cette louable ambition.


Mis en ligne le 28 janvier sur le site Eduscol, 100 mots pour se comprendre a provoqué un petit scandale. Le 12 février, Rue89 révélait la présence, parmi les contributeurs appelés à édifier la jeunesse, d’un prêtre catholique condamné pour attouchements sur mineur. L’ouvrage a rapidement été retiré du site, en attendant de reparaître expurgé. Cependant, ce raté est peut-être moins problématique que le contenu de l’ouvrage.
Le premier mot choisi pour guider « ces milliers de jeunes qui veulent démêler le vrai du faux dans des débats passionnés », est, faut-il s’en étonner, le mot « Amour ». Une bien belle entrée en matière, illustrée par quelques sages et inoffensives recommandations de développement personnel : « l’amour de l’autre commence par l’amour de soi : qui ne s’aime pas ne peut aimer son prochain », « les rites de la relation amoureuse doivent se réinventer pour vaincre la lassitude ». On pourrait objecter que l’école laïque n’a pas à édicter une norme de comportement amoureux, mais on ne chipotera pas. Surtout que les choses se corsent légèrement avec l’entrée suivante, « Antiraciste », signée par Alain Jakubowicz, président de la LICRA.
Je ne résiste pas à l’envie de partager quelques extraits de ce texte hilarant. « Antiraciste, apprend-on d’abord, est ce gaillard des années 1930 qui n’hésite pas [à] relever les manches pour corriger les membres des ligues fascisantes qui défilent dans la rue. » On s’en veut de devoir nuancer cette vision touchante de l’entre-deux guerres, située dans le monde rêvé des enfants, quelque part entre Okapi et le Club des Cinq, mais comparer les antiracistes d’aujourd’hui aux antifascistes d’hier est un tantinet, disons désagréable, pour les seconds. Poursuivons : « Antiraciste est cet enfant de 2014 qui prend la défense de son camarade que d’autres briment parce qu’il ne mange pas de cochon ». Celle-là est vraiment excellente. Alain Jakubowicz devrait peut-être faire un tour dans un établissement scolaire du 93 ou du 95. Il y découvrirait que, depuis que les élèves juifs ont déserté l’école publique, ce sont plutôt les mangeurs de cochon qui sont – au mieux – tenus à l’écart ou…priés de s’intégrer. Mais Jakubowicz ne dévie pas de son combat contre le nazisme dont il voit les signes annonciateurs du retour : « Antiraciste est ce cycliste qui décolle spontanément l’affiche avec une croix gammée collée juste au-dessus du poteau auquel il attache son vélo. » Je n’avais jamais remarqué qu’il y avait autant d’autocollants à croix gammée sur les poteaux. Peut-être devra-t-on créer un Comité Cyclopédique de Vigilance Antiraciste (CCVIA) qui traquera les croix gammées en habits colorés. « Antiraciste est celui qui sans violence mais avec discernement signale à ses collègues autour de la machine à café, comme à ses amis au cours d’un dîner, qu’ils passent les bornes de la plaisanterie douteuse pour promouvoir des préjugés larvés. » Toi aussi, pourris donc tes relations sociales en te prenant pour un commissaire politique. On va s’amuser, dans les dîners, quand on n’aura le droit qu’aux blagues non douteuses.

La BAC (Brigade Antifasciste Cyclopédique) arpentant déjà les routes de France 
pour décoller partout les autocollants à croix gammée.

Ainsi édifiés sur le monde réel selon Alain Jakubowicz, les élèves continueront à « redécouvrir le vrai sens des mots » en se penchant sur celui du mot « Arabe ». C’est Ghaleb Bencheikh, éminent théologien et président de la Conférence mondiale des religions pour la paix, qui s’y colle : « Certains traits caractéristiques de l’ethnos arabe peuvent se résumer en leur attachement viscéral à la liberté, à l’exaltation de la virilité, de la chevalerie et des traditions équestres. Les vertus de l’accueil, de l’hospitalité, de générosité et de magnanimité sont exaltées. L’amour passionné de la poésie a donné au monde arabe de grands poètes, des funambules de la langue, passés maîtres en prosodie et en versification. » Cette description enthousiaste de « l’ethnos » arabe – ou peut-être de « l’ethos », on ne saurait exclure la bévue d’un correcteur – arabe aura peut-être la vertu de rassurer ceux qu’inquiètent certaines de ses expressions contemporaines. Pour comprendre ce qui fait l’ethnos (ou l’ethos) d’une collectivité humaine, on n’en préfèrera pas moins la définition, certes plus rustique mais sans doute plus directe, fournie par Pierre Desproges dans Les Etrangers sont nuls: « Les Espagnols sont un peuple fier et ombrageux, avec un tout petit cul pour éviter les coups de corne. »


Soyons juste, ce petit livre ne se réduit pas à ces argumentaires inspirés par d’excellents sentiments plus que par le souci de vérité. On trouve au fil des pages, quelques pépites. Robert Redeker propose une distinction très pertinente entre la civilité, bienveillance morale vis-à-vis de l’autre, et le civisme, qui se manifeste par le respect de la loi. Principe créateur, observe justement Redeker, car celui qui respecte la loi sait qu’il en est lui-même l’un des auteurs possibles. Norbert Engel oppose, sans grande surprise mais avec pédagogie, deux conceptions de la « communauté », l’une apportant une « chaleur identitaire qui conforte », l’autre imposant un « contrôle permanent qui étouffe ». Daniel Bougnoux rappelle qu’« être français », c’est partager « une langue mais aussi des images, des saveurs, des livres ou des chansons », et en appelle à la transmission « de cette dimension civilisationnelle ». On précisera encore que les entrées « Christianisme », « Judaïsme » et « Islam » sont rédigées de manière assez académique et dépassionnée, y compris par Galeb Bencheikh, dont on ne saurait oublier le talent au prétexte qu’il pense que les Arabes sont un peuple fier, ombrageux et viril qui aime la poésie et les chevaux.
On se demande pourquoi, alors, ces 100 mots ne suscitent pas seulement l’hilarité, mais aussi l’agacement, voire une franche colère. C’est que se livre publié, sinon sous la responsabilité de l’Education nationale, avec sa bénédiction, est en réalité un instrument de propagande au service d’une idéologie compassionnelle et sans-frontiéristes, qui n’a guère aidé jusque-là à remédier aux problèmes de la France et de son école. Les vieux auditeurs de France Culture n’en seront pas surpris si on précise qu’Antoine Spire est le directeur et le principal contributeur de l’ouvrage. Il suffira aux autres de s’arrêter à l’article « Assimilation » : « Il y a dans le processus d’assimilation un arrière-goût de domination indiscutée de celui qui assimile et un arrière-goût d’humiliation de celui qui est assimilé. L’intégration à l’inverse permet une vraie confrontation des traditions et l’élaboration d’une sorte de métissage qui transforme les deux cultures au contact. Aux USA, pays constitué par l’immigration, tout est fait dans un premier mouvement pour intégrer celui qui arrive avec ses caractéristiques propres, fussent-elles étrangères. »  Au cas où on n’aurait pas bien compris, la co-directrice de l’ouvrage, XXX, mange le morceau en décrétant : « Seuls les arbres ont des racines… qui les empêchent d’ailleurs de se déplacer dans l’espace ». Si on comprend bien notre salut passe par la destruction de toute racine. Spire s’associe d’ailleurs à ce chatoyant projet en regrettant que le sulfureux poète Henri Meschonnic soit mort avant de pouvoir achever une nouvelle traduction « débondieuisée » de la Bible.
A la fin du livre, on n’a pas l’impression d’avoir eu en main un gentillet bréviaire de l’antiracisme mais la matrice d’un véritable programme politique, celui du Parti de l’Autre, selon la formule évocatrice d’Alain Finkielkraut. Sous couvert de tolérance et d’amour de l’humanité, ces 100 mots pour se comprendre diffusent une idéologie clairement différentialiste dont on aimerait savoir comment elle contribuera à apprendre la citoyenneté aux élèves. « Avant même d’être un cadre institutionnel, la république est une idée, un idéal », proclame Vincent Peillon à la page 127.  On laissera Péguy lui répondre: « Quand un régime est une thèse, parmi d’autres, il est par terre. Un régime qui est debout, qui tient, qui est vivant, n’est pas une thèse. »





[1] Charles Péguy. Notre Jeunesse. Œuvres Complètes. Edition de La Pléiade. p. 32-34
[2] Jack Lang en 2001
[3] Écoles supérieures du professorat et de l'éducation (ESPE). 

samedi 18 avril 2015

Near death experience


"La vie est un jeu de billes entre deux néants"


Si la bande-annonce du dernier film de Kerven-Delépine, Near death experience, était particulièrement réussie, avec un Michel Houellebecq en cycliste désœuvré au milieu des pinèdes et des roches, elle laissait également présager une énième variation sur la condition mortifère de l’homme en milieu capitaliste, dont les réalisateurs grolandesques sont coutumiers – parfois jusqu’à la caricature. La médiatisation à outrance du film n’a fait que renforcer ce sentiment de méfiance. C’était une erreur. Le film est âpre, lent et difficile d’accès ; il lorgne davantage du côté de l’essai expérimental surréaliste que du cinéma social-rigolard. Les monologues qui ponctuent la dérive de cet employé en plein burn out pourraient être signés de Michel Houellebecq lui-même tant ils collent à son œuvre. 

         Les premières images du film font irrémédiablement penser à L’extension du domaine de la lutte : on y voit un employé accoudé au bar prendre un apéro avec ses collègues de travail. Puis il rentre chez lui, dans son appartement de la banlieue marseillaise, rejoindre sa femme et ses gosses. Pendant ces deux séquences, on voit le visage impassible de Houellebecq dont on devine l’épuisement tandis que tous les autres personnages ou plus exactement les autres corps – filmés jusqu’à hauteur de cou – s’activent autour de lui, comme si de rien n’était. Très rapidement, Michel revêt sa tenue de cycliste (qu’on lui a offerte à la fête des pères) et enfourche son vélo (auquel il s’est mis pour lutter contre le cholestérol). Il rejoint les premières collines rocailleuses, jette son vélo sur le bord et s’enfonce dans la nature sèche et ensoleillée. Commence alors une longue déambulation qui doit le mener à un suicide raisonné, à une extinction raisonnable.

         Le personnage central, qui sera de toutes les scènes, égrène ses réflexions sur les motifs d’un acte qui couronne une existence tout à fait honnête, mais simplement devenue obsolète. Pas de révolte, encore moins d’aigreur, un simple constat dans la pure fibre houellebecquienne : le travail, on finit par s’y plier et même par l’apprécier mais l’on sait bien au fond que tout cela est de la foutaise ; l’amour, c’est une belle chose, sans doute le seul moment où la vie affleure à la surface de l’être, mais une belle chose que le temps s’évertue à ruiner, avec succès ; la famille, sans doute la résultante des deux préoccupations précédentes, assurément un jeu de rôle où tout le monde cherche à faire de son mieux, sans garanti de succès. Et puis l’âge, dans une économie de marché, c’est finalement la seule compétence qu’on vous demande : être productif, docile et consommateur. En attendant que l’euthanasie soit institutionnalisée, il n’est pas interdit aux individus les plus lucides de faire eux-mêmes le travail. 

L’originalité du film ne tient cependant pas dans cette invitation au suicide, mais dans le rapport (inattendu) entre la dérive de l’employé insipide et la majesté sauvage de la nature environnante. Michel grimpe les pentes sinueuses, s’engouffre dans les broussailles, se faufile à travers les roches, plonge ses mains dans la terre, se réchauffe au soleil, dort à même le sol, etc. Sans tomber dans les clichés, le personnage retrouve une part de l’enfance vagabonde et même une once d’espoir sans jamais se départir de sa raison épuisée. Au clair de lune, il s’interroge sur ce bout de terre que les hommes ont conquis avec leurs tenues de cosmonautes, et laisse divaguer son esprit : et si nous étions envoyés sur terre par le pays des rêves avec ce corps lourd et emprunté pour survivre en milieu hostile ? Ces belles scènes, comme en apesanteur, sont redoublées par la puissance tragique de plusieurs morceaux classiques. Le film prend alors une tournure méditative, très inattendue chez nos deux compères réalisateurs, qui nous fait cheminer du côté des livres d’Augiéras, du cinéma de Buñuel et de la musique d’Etant donnés.

         Au cours de cette errance, alors même qu’il n’y a aucun suspense, on se surprend à croire dans la rédemption de Michel. La nature mère n’est-elle pas capable de ramener ses enfants à la vie ? Aussi la fin du film est-elle étonnante… et vaut la peine de se perdre jusqu’au bout dans cette œuvre belle et fuyante. 




dimanche 12 avril 2015

La Sapienza


Un long travelling ascendant le long des façades aveugles des immeubles surplombant la porte d’Aubervilliers. Entrelacs grisâtres de voies rapides, d’arêtes bétonnées et de perspectives sans issue. L’horizon est bouché par le règne des immeubles de bureau, des tours et des grandes barres aux couleurs délavées de l’utopie corbusienne. Un discours, prononcé sur un ton parfaitement neutre, accompagne ce panoramique post-urbain. La voix est claire et la diction irréprochable. Celui qui parle vante les progrès accomplis par un homme-Prométhée qui a fait de l’usine ou de l’entrepôt les nouvelles cathédrales du génie humain.  

L’homme qui tient ce discours se nomme Alexandre Schmid. C’est un architecte renommé qui vient de recevoir une distinction importante en même temps que la charge d’un nouveau projet de réaménagement urbain déterminant pour sa carrière, une carrière sur laquelle il s’interroge. Les progrès continus de l’homme, précise-t-il, s’accompagnent d’atteintes à l’environnement toujours plus graves qui doivent conduire à repenser autrement le rôle du bâtisseur. Ce projet de construction d’un nouvel ensemble de logements urbains, explique-t-il, lui donne la possibilité d’explorer de nouvelles pistes et de donner à sa carrière d’architecte un sens nouveau. 

Mais le projet est refusé. Un aréopage glacial d’élus gestionnaires demande à Alexandre Schmid de revoir sa copie au nom de la sacro-sainte rentabilité budgétaire. Cela coûterait beaucoup plus cher, lui dit-on, de chercher à intégrer ce qui existait avant que de le faire disparaître en détruisant un village, en rasant un bois et en comblant un ou deux étangs. « En matière d’espaces verts, précise l’un des décideurs, les normes seront respectées par la construction d’un jardin sur dalle. » Le soir venu, l’architecte retrouve sa femme, Aliénor. Elle non plus n’a pas eu une très bonne journée. Sociologue-comportementaliste, elle s’efforce d’étudier le coefficient de bonheur des populations. « Comment pouvez-vous distinguer les gens heureux des gens malheureux ? » lui demande-t-on à un moment. « Les gens heureux sont riches et les malheureux sont pauvres », répond-t-elle en souriant. On lui rétorque que Mme Bovary a beau être riche, elle est l’archétype de la femme malheureuse. « C’est vrai, admet Aliénor. Et c’est peut-être ce qui rend mon métier si inutile », ajoute-t-elle, résignée et radieuse. Au début de la Sapienza, tandis que son mari Alexandre se débat avec ses élus, elle, Aliénor, fait face à d’autres gestionnaires qui se penchent sur le cas de la cité des Zinguettes et expose la situation des habitants, des jeunes surtout, enfants d’immigrés qui ont abandonné leur culture sans intégrer celle du pays d’accueil. Aliénor expose d’une voix très claire son analyse bourdieusienne : la disparition de la verticalité du référent paternel, la dévirilisation post-moderne de la figure du père et ses conséquences sociales. « Il faut donc rebooster le quartier à la testostérone ! » en conclut, enthousiaste, la chargée de communication qui lui fait face. Aliénor ne répond rien, résignée et souriante. Le soir, Alexandre et Aliénor se retrouvent dans leur appartement. Alexandre fait part à Aliénor de sa volonté d’accomplir un nouveau voyage d’étude en Italie, pour se laisser le temps de mener à bien un vieux projet d’article sur l’architecte baroque Boromini. Aliénor aussi a besoin d’air frais et italien. Elle demande à l’accompagner. Ils partent. 
 
Eugène Green, réalisateur et homme de théâtre, dirige depuis les années 1970 le Théâtre de la Sapience, une troupe avec laquelle il tente de restituer le jeu et la diction baroque. Après Toutes les nuits en 1999, Le Monde Vivant en 2003 et Ponts des Arts en 2004, il revient à nouveau au cinéma avec le parti-pris de filmer, à travers la lumineuse Italie de Boromini et du Bernin, des acteurs qui parlent et savent écouter comme on le faisait sur les planches au XVIIe siècle : « Chercherla lumière qui fait voir la parole. Nulle forme n'y est mieux adaptée que lecinéma, art du présent, parole faite image. » Nul cri, nul haussement de voix ou de débit précipité ne vient perturber le jeu grave et simple de Fabrizio Rongione (Alexandre) ou Christelle Prot (Aliénor). La caméra d’Eugène Green encadre le visage de ses acteurs comme s’il peignait leur portrait au lieu de les filmer, tandis qu’ils énoncent leur dialogue avec la diction claire et le phrasé étrangement artificiel du théâtre baroque. Le parti-pris peut surprendre le spectateur. Il aurait tort de s’y arrêter et de gâcher ainsi le beau voyage que propose la sapienza. Un voyage qui prend un autre tour pour le couple Schmid quand il fait la connaissance à Stresa de Goffredo (Ludovico Succio) et Lavinia (Arianna Nastro), un frère et une sœur qui paraissent sortir de l’atelier de David ou d’un tableau de Botticelli. Goffredo a vingt ans et veut devenir architecte. Sa sœur, Lavinia, est une jeune fille évanescente qui souffre de crises de langueur, comme au XIXe siècle. « Ce genre de crise n’existe plus depuis 1914 », assène froidement Alexandre Schmid au jeune homme qui répond sans se laisser démonter que « personne n’a songé à prévenir ma sœur. » La première rencontre entre l’architecte français blasé et Goffredo ne se passe pas de manière idéale. A la table d’un restaurant, Alexandre Schmid et son vis-à-vis restent obstinément muets durant de longues minutes. « Je savais que vous auriez beaucoup de choses à vous dire », conclut, moqueuse, Aliénor Schmid. La confrontation entre le couple français un peu désabusé et la jeune fratrie révèle le jeu de miroir que met en place Eugène Green dans la plus pure tradition baroque. Aliénor veut s’occuper de Lavinia et la soigner. La jeune italienne évoque le deuil longtemps enfouis d’un enfant, perdu des années auparavant. Alexandre retrouve en Goffredo un ami et rival trop tôt disparu. Dans les deux cas, le deuil et l’évocation d’une jeunesse enfuie s’attachent aux beaux visages de Goffredo et Lavinia. Attentive et patiente, la caméra d’Eugène Green capte la lumière qui irradie les visages, baigne la façade de l’église de la Sapienza ou joue simplement sur deux verres laissés sur une table au soleil. Comme chez Claudel, dont Eugène Green dit être un grand lecteur, nous sommes également, dans la Sapienza : « enveloppés par de la sensibilité, combien fine, instable et délicate ! » (Paul Claudel. « Vitraux ». 1937). 



C’est à la lumière, justement, que Goffredo entend rendre sa place dans l’architecture. Battu froid par un Alexandre tout d’abord peu amène, le jeune italien insiste. Lui aussi veut bâtir pour pouvoir, dit-il, combler les creux. « Et que mettrez-vous dans les creux ? » lui demande un Alexandre dubitatif. « Des gens et de la lumière » est la réponse. La suite est une double initiation. L’architecte désabusé et son apprenti improvisé partent en voyage d’étude, à Rome, pour redécouvrir les réalisations de Francesco Boromini et du Bernin. Aliénor elle, reste avec Lavinia, tentant de percer le mystère de son étrange maladie. Le jeu de miroir, accentué par les plans fixes sur les visages qui alternent avec régularité au rythme des conversations, confronte les personnalités et les époques et renverse bien entendu les hiérarchies. L’élève devient le maître et c’est la France qui réapprend l’architecture au contact de l’Italie rajeunie à travers deux autres figures qui se superposent à Alexandre et Goffredo : celle du Bernin et surtout de Borromini à la redécouverte desquels partent l’architecte français et le jeune italien. Le voyage et la leçon sont prodigieux et l’on regarde émerveillé glisser la caméra sur les frontons, les façades tandis que la voix grave et posée d’Alexandre et les remarques de Goffredo  dépouillent peu à peu le mystère de la création et des chefs d’œuvres au milieu desquels nous entraînent les deux visiteurs. « Le Bernin, dit Alexandre, c’est le baroque institutionnalisé, celui qui respecte les conventions de l’époque. Boromini, c’est le baroque mystique. Jamais Boromini n’aurait pu faire carrière en France. » 

Eugène Green lui, a choisi la France, bien que l’Italie lui ait, selon ses dires, rendu l’ouïe et la vue. Né aux Etats-Unis, dont il ne prononce jamais le nom, il a quitté son pays natal qu’il ne nomme que « La Barbarie » pour s’établir en Europe et prendre la nationalité française. Dans La Sapienza il fait une courte apparition sous les traits d’un émigré irakien, un babylonien égaré, dernier représentant d’un peuple qui meurt, dit-il, « de ne plus avoir de lieu » tout comme l’architecture moderne meurt de ne plus savoir aménager que des territoires au lieu de concevoir des lieux que les gens et la lumière habitent. « Nous arrivons, écrivait Claudel, aux temps modernes, à nos temples concordataires et bourgeois, congelés et contractés par la défiance et par la consigne. » Face aux monuments de la tristesse moderne, Claudel dresse Beauvais, qui « avec les quarante-huit mètres de son chœur, marque l’effort suprême de cet enthousiasme vertical et de cette ascension vers la lumière. » Eugène Green dresse lui l’église de la Sapienza, chefs d’œuvres de Boromini dont la beauté proclame symboliquement que la sapience est d’abord le Verbe divin et que cette parole est lumière. Comme celle qui éclaire le film de Green ou les vitraux de Claudel. 




Publié sur Causeur.fr