« Un haut lieu, c’est
un arpent de géographie fécondé par les larmes de l’Histoire, un morceau de
territoire sacralisé par une geste, maudit par une tragédie, un terrain qui,
par-delà les siècles, continue d’irradier l’écho des souffrances tues ou des
gloires passées. C’est un paysage béni par les larmes et le sang. »
Le haut-lieu que Sylvain Tesson a choisi
d’honorer dans Berezina s’étire sur près de 3000 kilomètres, de Moscou à
Paris. C’est la route maudite par la tragédie de la retraite de Russie,
sacralisée par la mort de centaines de milliers de soldats français, russes,
hongrois, polonais, néerlandais…qui périrent au cours des bataille de Borodino,
de la Berezina, aux mains des Cosaques ou du « Général Hiver » qui
prit certainement plus de vies encore que la guerre elle-même.
Pour commémorer les
deux-cent ans de la retraite de Russie en 2012, Sylvain Tesson a choisi
d’embarquer avec quatre amis, Français et Russes, dans trois side-car
soviétiques de type Oural, pour une équipée brinquebalante à travers la Russie,
la Biélorussie et l’est de l’Europe. L’idée de voyage nous saisit n’importe où,
nous dit Tesson, née de la contradiction entre l’état présent et l’aspiration
éternelle à autre chose. En clair, « l’homme n’est jamais content de son
sort, il aspire à autre chose, cultive l’esprit de contradiction, se propulse
hors de l’instant. L’insatisfaction est le moteur des actes. ‘Qu’est-ce que je
fais là ?’ est un titre de livre et la seule question qui vaille. »
Ce voyage-là s’est accompli
au rythme d’un compteur bloqué à 80 km/h, sur une antique motocyclette conçue
aux premières heures du stalinisme, aussi résistante et pugnace qu’une
compagnie de grognards napoléoniens. « Les Soviétiques les construisirent
dans les années 1930 sur le modèle des BMW de l’armée allemande. (…) L’usine
Oural continue à vomir ces machines, à l’identique. Elles seules résistent à la
modernité. Elles plafonnent à 80 km/h. Elles vont, par les campagnes,
dépourvues d’électronique. N’importe qui peut les réparer avec une pince en
métal. Elles sont d’un temps où l’Homme n’était pas l’esclave de
l’électronique, où la sidérurgie régnait dans sa simplicité. »
Dans son précédent opus, Dans
les forêts de Sibérie, c’est en ermite céleste que Tesson posait quelquefois
avec un peu d’outrance, mystique des bois plaidant le recours aux forêts. A
mille lieux de l’anachorète revendiquant l’isolement comme un tombeau, refusant
intégralement le monde pour sombrer en Dieu, Tesson plaidait, au bord du lac
Baïkal, en plein hiver sibérien, pour une solitude vécue comme une
résurrection. Dans Berezina, coiffé d’un bicorne avec les insignes de
l’empereur plantés sur le panier de son side-car, il pose en Don Quichotte juché
sur sa Rossinante soviétique, cavalant au-devant des fantômes de la Grande
Armée et courant à l’assaut des moulins honnis de la modernité, confiant sans
fard son affection pour les décorations brejnéviennes et les atmosphères de
guerre froide. « J’avais 40 ans et j’étais nostalgique d’un monde que je
n’avais pas connu. Je préférais ces ambiances à celles des hôtels standardisés
dont le capitalisme à visage inhumain avait couvert nos centres villes :
ces établissements conçus par des commerciaux qui jugeaient qu’une connexion
wi-fi et un climatiseur fixé au-dessus d’une fenêtre verrouillée valaient mieux
que la conversation d’une babouchka et qu’une fenêtre ouverte sur un fleuve
gelé. » Il y a chez Tesson quelque chose du Hussard, aussi bien
napoléonien que germanopratin. Mais comment reprocher à un stégophile qui se
divertit en nichant dans les flèches des cathédrales, ou trouve que chuter du
toit des maisons incite à la philosophie, son goût de l’excès, des causes
perdues et de la mise en scène ? A côté de l’assommant sérieux des auteurs
qui passent leur temps à ausculter leurs petits bonheurs ou de la fatuité
clinique des spécialistes de l’autodissection nombriliste, l’exagération
tessonienne donne l’impression de respirer autre chose qu’un air désespérément
climatisé.
On n’est de toute façon en
droit d’attendre d’un récit de voyage suivant les traces de la Bérézina un peu
plus qu’une vigoureuse bouffée d’air frais… « Le froid, écrit Tesson,
c’est lui, davantage que la distance, les raids des Cosaques, les privations et
les épidémies, qui allait terrasser la Grande Armée, la « faire
fondre » pour reprendre l’expression de Koutouzov. » Le nombre
incroyable des pertes et, plus encore, les souffrances hallucinantes endurées
par les soldats de Napoléon en déroute face à l’ogre polaire, plus que l’armée
russe elle-même, ont fait de la Bérézina la mère de toutes les débâcles. Celle
de juin 1940 face aux nazis fut peut-être la plus terrible défaite militaire de
l’histoire de France, celle des Egyptiens en 1967, pourchassés dans le Sinaï
par l’armée israélienne, la plus précipitée des retraites mais aucune des
catastrophes militaires qui jalonnent l’histoire, depuis Salamine jusqu’à la
retraite irakienne du Koweit sur l’autoroute de la mort, ne semble pouvoir
frapper avec autant de force l’imagination que la lente agonie des forces
napoléoniennes dans l’interminable hiver russe. La tragédie, étirée sur plus de
trois mois, atteint des sommets d’horreur baroque entre les récits de
cannibalisme, des tortures et des atrocités perpétrées par les Cosaques ou les
soldats affamés ou l’incroyable courage des pontonniers gelant sur place dans
les eaux glacées de la Berezina pour permettre aux Français d’échapper une fois
de plus aux Russes.
Retraite de Russie - Bernard-Edouard Swebach - 1838
A plusieurs reprises,
l’équipée de Tesson et de ses comparses manque aussi de verser dans le tragédie
en même temps que sur le bas-côté des routes encombrées de poids-lourds peu
attentifs au petit side-car sinuant entre leurs pare-chocs. « En hiver, la
route de Minsk n’est pas recommandée à un side-car surchargé dont la vitesse
plafonne à 80 km/heure. Une colonne ininterrompue de camions fusait vers
l’Ouest, frôlant l’aquaplanning sur la boue dégueulasse. Des Lettons, des
Tchèques, des Russes, des Allemands faisaient colonne, plein pot. C’était tout
l’ancien bloc de l’Est qui transitait sur l’artère convoyant la vodka russe, le
clandestin tadjik et la viande polonaise en se foutant pas mal de la petite
Oural vert kaki de la taille d’une boîte à cirage. » Tout cela sans
compter, le froid, qui tutoie les -20°C quotidiennement, mord les genoux, ronge
les articulations et perce la peau sous les couches nombreuses de vêtements. Au
terme d’une étape nocturne particulièrement éprouvante, Sylvain Tesson confie à
son ami Vitaly qu’il a tellement serré les dents durant des heures qu’il vient
de recracher un demi-chicot dans le lavabo. « Une Oural peut rouler avec
seulement quatre-vingts pour cent de ses boulons », lui répond placidement
son compagnon de voyage.
Tout ça pour quoi au bout
du compte ? Pour le panache, l’aventure et une certaine idée de l’intensité
de la vie évidemment, ou pour tenter de comprendre, de ressaisir ce qui nous
semble, dans notre Europe occidentale, définitivement étranger : la
capacité de souffrance et l’aptitude aux sacrifices de milliers de soldats, des
types prêts à mourir pour voir scintiller les bulbes des églises moscovites. Chaque
existence n’est peut-être que la conjonction hasardeuse de points qui forment à
un moment précis une conscience éphémère. Dans sa geste mégalomane et
grandiose, Napoléon a assemblé par centaines de milliers ces ludions humains pour
former la Grande Armée et servir le terrible et grandiose rêve qui
a commencé en Italie et sous les pyramides d’Egypte avant de s’achever quinze
ans plus tard sur les routes encombrées de cadavres de la retraite de Russie. Les
historiens estiment aujourd’hui entre 500 000 et un million de Français et
à près de deux millions de coalisés les victimes militaires des campagnes
napoléoniennes. C’est deux fois moins que la première guerre mondiale sur une
période trois fois plus longue mais les chiffres annoncent déjà la saignée des
guerres modernes et celle, pour commencer, de la guerre de Sécession, première
véritable grande boucherie industrielle.
« Je pensais à ces
corps humains dont la masse indistincte constituait un corps d’armée,
écrit Tesson. (…) Une troupe est une catégorie abstraite dans l’esprit de celui
qui l’envoie au feu. Elle ne correspond pas à l’addition de soldats aux noms et
aux visages distincts. » Le grand corps napoléonien a achevé d’agoniser et
de pourrir en Russie après avoir quitté Moscou en flammes. Une nouvelle Europe,
aussi fragile que la précédente, a entrepris de se bâtir sur les cendres de
l’Empire. Et quand tous les ludions se sont éteints les uns après les autres,
après avoir été chacun porté à son point d’incandescence extrême par le grand
mensonge lyrique de la conquête napoléonienne, il est resté, deux cent ans
après la tragédie finale, cinq types un peu cinglés filant à 80 km/heure sur
leurs petites Oural dans l’immensité vide de l’Histoire, sur les routes de la
Bérézina.
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