Dans le cadre de
l’enseignement moral et civique annoncé par Najat Vallaud-Belkacem suite aux
attentats de janvier, un petit livre a été mis à disposition des enseignants.
De quoi sauver la République ? Cet article publié initialement dans le numéro de mars 2015 du journal Causeur contient déjà quelques extraits savoureux de l'ouvrage, dont nous reproduirons encore par la suite quelques pages afin de régaler les lecteurs d'Idiocratie.
L’enseignement secondaire,
tout démantelé qu’il soit, tout défait que l’on l’ait fait, est encore la
citadelle, le réduit de la culture en France.[1]
Charles Péguy reconnaîtrait-il aujourd’hui sa « citadelle du
secondaire », certainement bien plus démantelée et défaite qu’en
1910 ? L’« esprit du 11 janvier » n’a pas perduré très longtemps
au sein de l’école républicaine, à supposer qu’il ait un jour fait son
apparition dans certains établissements. Les réactions des élèves et les
multiples incidents, lors de la minute de silence en hommage aux victimes, ont
mis en lumière le principal échec de l’école : son incapacité à
transmettre aux « futurs citoyens » la volonté de développer un
esprit critique et une capacité de réflexion. Ainsi sont-ils livrés au pré-digéré
médiatique et à la tambouille complotiste qui substituent à la complexité du
monde des explications simples, ludiques et séduisantes, malheureusement
quelquefois corroborées par les parents eux-mêmes.
En 1975, la loi Haby postulait que l’école
« favorise l'épanouissement de l'enfant, lui permet d'acquérir une
culture, le prépare à la vie professionnelle ». L’ambition est
indiscutable : qui ne voudrait « bâtir un collège pour tous qui soit
en même temps un collège pour chacun »[2] ?
Trente ans plus tard, en dépit des multiples réformes visant à personnaliser
les parcours, égaliser les chances et niveler les disparités scolaires, le
fiasco du collège unique est patent. Cet échec, qui n’est pas cantonné au ZEP (joliment
appelées aujourd’hui Réseau Ambition Réussite), est aussi le premier terreau du
radicalisme et de la violence que les politiques de gauche comme de droite semblent
aujourd’hui découvrir.
Pourtant ça a l'air tellement cool les RAR présentés sur un site académique...(cliquer sur l'image)
Qu’on se rassure, tout cela
va changer maintenant que Najat Vallaud-Belkacem a sonné la mobilisation
générale. Désormais, l’école placera « la laïcité et la transmission des
valeurs républicaines » au cœur de sa mission (ah, ce n’était pas le
cas ?) et s’efforcera en conséquence de « combattre les inégalités et
de favoriser la mixité sociale pour renforcer le sentiment d’appartenance dans
la République ». Passons sur le fait que le lien entre
« inégalités » et « radicalisation » ne soit pas fermement
établi, mais on a le droit d’être au moins sceptique, quant à l’efficacité des
mesures annoncées – même si, par charité chrétienne, on veut bien oublier la
rafraîchissante « Journée de la laïcité ». En revanche, il est à
craindre que le recrutement de 1000 « formateurs des enseignants et des
personnels d’éducation à la laïcité » ne suffise pas à changer la
donne. Les ESPE[3]
qui ont pris la relève des défunts IUFM sont aussi décriés aujourd’hui par les
jeunes enseignants stagiaires : formations lourdes et inadaptées, et formateurs jugés eux-mêmes peu
au fait des réalités scolaires, les profs « néo-arrivants » sont
nombreux à être sévères le nouveau dispositif. Dûment formés par les
formateurs, les professeurs devront, dès la rentrée 2015, dispenser à
3 332 000 collégiens et à 1 470 600 lycéens un enseignement
moral et civique, comportant une éducation aux médias. On ne sait pas s’il est
prévu d’apprendre préalablement aux profs qu’il existe en France d’autres
quotidiens que Le Monde et Libération.
En attendant le programme officiel
de cette matière, on se fera une idée de l’état d’esprit dans lequel est menée
la réforme et de ce qui attend les professeurs en lisant l’ouvrage de 160 pages
intitulé 100 mots pour se comprendre contre le racisme et l’antisémitisme,
publié sous les auspices de la Licra, avec la bénédiction de l’Education
Nationale. Ce dictionnaire, qui rassemble 100 définitions rédigées par 38
auteurs, est destiné aux enseignants des disciplines littéraires, invités à y
puiser de quoi nourrir une ou deux heures de cours, afin de « montrer, aux jeunes notamment, que
les mots ne peuvent pas être intervertis ou employés à tort et à travers et
l’un pour l’autre ». Si ça se trouve, certains profs avaient déjà
songé à faire leur cette louable ambition.
Mis en ligne le 28 janvier
sur le site Eduscol, 100 mots pour se comprendre a provoqué un petit
scandale. Le 12 février, Rue89 révélait la présence, parmi les contributeurs
appelés à édifier la jeunesse, d’un prêtre catholique condamné pour
attouchements sur mineur. L’ouvrage a rapidement été retiré du site, en
attendant de reparaître expurgé. Cependant, ce raté est peut-être moins problématique
que le contenu de l’ouvrage.
Le premier mot choisi pour guider
« ces milliers de jeunes qui veulent
démêler le vrai du faux dans des débats passionnés », est, faut-il
s’en étonner, le mot « Amour ». Une bien belle entrée en matière, illustrée
par quelques sages et inoffensives recommandations de développement personnel :
« l’amour de l’autre commence par
l’amour de soi : qui ne s’aime pas ne peut aimer son prochain », « les rites de la relation amoureuse
doivent se réinventer pour vaincre la lassitude ». On pourrait
objecter que l’école laïque n’a pas à édicter une norme de comportement
amoureux, mais on ne chipotera pas. Surtout que les choses se corsent légèrement
avec l’entrée suivante, « Antiraciste », signée par Alain Jakubowicz,
président de la LICRA.
Je ne résiste pas à l’envie
de partager quelques extraits de ce texte hilarant. « Antiraciste, apprend-on d’abord, est ce gaillard des années 1930 qui n’hésite pas [à] relever les
manches pour corriger les membres des ligues fascisantes qui défilent dans la
rue. » On s’en veut de devoir nuancer cette vision touchante de
l’entre-deux guerres, située dans le monde rêvé des enfants, quelque part entre
Okapi et le Club des Cinq, mais comparer les antiracistes
d’aujourd’hui aux antifascistes d’hier est un tantinet, disons désagréable,
pour les seconds. Poursuivons : « Antiraciste
est cet enfant de 2014 qui prend la défense de son camarade que d’autres
briment parce qu’il ne mange pas de cochon ». Celle-là est vraiment
excellente. Alain Jakubowicz devrait peut-être faire un tour dans un
établissement scolaire du 93 ou du 95. Il y découvrirait que, depuis que les
élèves juifs ont déserté l’école publique, ce sont plutôt les mangeurs de cochon
qui sont – au mieux – tenus à l’écart ou…priés de s’intégrer. Mais Jakubowicz
ne dévie pas de son combat contre le nazisme dont il voit les signes
annonciateurs du retour : « Antiraciste
est ce cycliste qui décolle spontanément l’affiche avec une croix gammée collée
juste au-dessus du poteau auquel il attache son vélo. » Je n’avais jamais
remarqué qu’il y avait autant d’autocollants à croix gammée sur les poteaux.
Peut-être devra-t-on créer un Comité Cyclopédique de Vigilance Antiraciste
(CCVIA) qui traquera les croix gammées en habits colorés. « Antiraciste est celui qui sans
violence mais avec discernement signale à ses collègues autour de la machine à
café, comme à ses amis au cours d’un dîner, qu’ils passent les bornes de la
plaisanterie douteuse pour promouvoir des préjugés larvés. » Toi aussi,
pourris donc tes relations sociales en te prenant pour un commissaire politique.
On va s’amuser, dans les dîners, quand on n’aura le droit qu’aux blagues non
douteuses.
La BAC (Brigade Antifasciste Cyclopédique) arpentant déjà les routes de France
pour décoller partout les autocollants à croix gammée.
Ainsi édifiés sur le monde
réel selon Alain Jakubowicz, les élèves continueront à « redécouvrir le vrai
sens des mots » en se penchant sur celui du mot « Arabe ». C’est
Ghaleb Bencheikh, éminent théologien et président de la Conférence mondiale des
religions pour la paix, qui s’y colle : « Certains traits caractéristiques
de l’ethnos arabe peuvent se résumer en leur attachement viscéral à la liberté,
à l’exaltation de la virilité, de la chevalerie et des traditions équestres.
Les vertus de l’accueil, de l’hospitalité, de générosité et de magnanimité sont
exaltées. L’amour passionné de la poésie a donné au monde arabe de grands
poètes, des funambules de la langue, passés maîtres en prosodie et en
versification. » Cette description enthousiaste de « l’ethnos » arabe
– ou peut-être de « l’ethos », on ne saurait exclure la bévue d’un
correcteur – arabe aura peut-être la vertu de rassurer ceux qu’inquiètent
certaines de ses expressions contemporaines. Pour comprendre ce qui fait
l’ethnos (ou l’ethos) d’une collectivité humaine, on n’en préfèrera pas moins
la définition, certes plus rustique mais sans doute plus directe, fournie par
Pierre Desproges dans Les Etrangers sont nuls: « Les Espagnols sont un peuple fier et ombrageux, avec un tout
petit cul pour éviter les coups de corne. »
Soyons juste, ce petit
livre ne se réduit pas à ces argumentaires inspirés par d’excellents sentiments
plus que par le souci de vérité. On trouve au fil des pages, quelques pépites.
Robert Redeker propose une distinction très pertinente entre la civilité,
bienveillance morale vis-à-vis de l’autre, et le civisme, qui se manifeste par
le respect de la loi. Principe créateur, observe justement Redeker, car celui
qui respecte la loi sait qu’il en est lui-même l’un des auteurs possibles.
Norbert Engel oppose, sans grande surprise mais avec pédagogie, deux conceptions
de la « communauté », l’une apportant une « chaleur identitaire qui conforte », l’autre imposant un
« contrôle permanent qui étouffe ».
Daniel Bougnoux rappelle qu’« être français », c’est partager « une langue
mais aussi des images, des saveurs, des livres ou des chansons », et en appelle
à la transmission « de cette dimension civilisationnelle ». On précisera
encore que les entrées « Christianisme », « Judaïsme » et
« Islam » sont rédigées de manière assez académique et dépassionnée,
y compris par Galeb Bencheikh, dont on ne saurait oublier le talent au
prétexte qu’il pense que les Arabes sont un peuple fier, ombrageux et viril qui
aime la poésie et les chevaux.
On se demande pourquoi,
alors, ces 100 mots ne suscitent pas
seulement l’hilarité, mais aussi l’agacement, voire une franche colère. C’est
que se livre publié, sinon sous la responsabilité de l’Education nationale,
avec sa bénédiction, est en réalité un instrument de propagande au service
d’une idéologie compassionnelle et sans-frontiéristes, qui n’a guère aidé
jusque-là à remédier aux problèmes de la France et de son école. Les vieux
auditeurs de France Culture n’en seront pas surpris si on précise qu’Antoine
Spire est le directeur et le principal contributeur de l’ouvrage. Il suffira
aux autres de s’arrêter à l’article « Assimilation » : « Il y a dans le processus
d’assimilation un arrière-goût de domination indiscutée de celui qui assimile
et un arrière-goût d’humiliation de celui qui est assimilé. L’intégration à
l’inverse permet une vraie confrontation des traditions et l’élaboration d’une
sorte de métissage qui transforme les deux cultures au contact. Aux USA, pays
constitué par l’immigration, tout est fait dans un premier mouvement pour
intégrer celui qui arrive avec ses caractéristiques propres, fussent-elles
étrangères. » Au cas où on
n’aurait pas bien compris, la co-directrice de l’ouvrage, XXX, mange le morceau
en décrétant : « Seuls les
arbres ont des racines… qui les empêchent d’ailleurs de se déplacer dans
l’espace ». Si on comprend bien notre salut passe par la destruction
de toute racine. Spire s’associe d’ailleurs à ce chatoyant projet en regrettant
que le sulfureux poète Henri Meschonnic soit mort avant de pouvoir achever une
nouvelle traduction « débondieuisée » de la Bible.
A la fin du livre, on n’a
pas l’impression d’avoir eu en main un gentillet bréviaire de l’antiracisme mais
la matrice d’un véritable programme politique, celui du Parti de l’Autre, selon
la formule évocatrice d’Alain Finkielkraut. Sous couvert de tolérance et
d’amour de l’humanité, ces 100 mots pour se comprendre diffusent une idéologie
clairement différentialiste dont on aimerait savoir comment elle contribuera à
apprendre la citoyenneté aux élèves. « Avant même d’être un cadre
institutionnel, la république est une idée, un idéal », proclame Vincent
Peillon à la page 127. On laissera Péguy lui
répondre: « Quand un régime est une
thèse, parmi d’autres, il est par terre. Un régime qui est debout, qui tient,
qui est vivant, n’est pas une thèse. »
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