mercredi 27 février 2013

Itinéraire d'un petit entrepreneur de salut : LaVey et le satanisme (1)





Le 30 avril 1966, Anton Szandor LaVey fonde l’Église de Satan et se donne pour but de transformer le corps de l’homme et ses désirs charnels en objet de célébration. Depuis cette date, lui et son organisation constituent la face noire de l’American way of life et jouent un rôle beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît : d’un côté, celui de repoussoir absolu qui incarne le Diable, ce diviseur qui rompt l’unité de l’ordre social, et, de l’autre, celui du symptôme d’une Amérique malade d’elle-même, et capable d’aller jusqu’au bout de sa liberté, au risque de l’impiété. Dans ce contexte, LaVey réussit le tour de force de s’imposer comme un « petit entrepreneur de salut » dont le credo est sans appel : livrer le monde aux plaisirs carnassiers des hommes sans Dieu et, incidemment, le délivrer de la tiédeur hypocrite des croyants.

Né à Chicago en 1930 dans une famille de la classe moyenne, le jeune Anton se détourne rapidement des études pour satisfaire son attrait pour la littérature occulte et les films fantastiques. Il exerce divers métiers, dont celui de dompteur de lions dans des spectacles de foire, avant de faire de la magie son activité principale. Marié à Carole Lansing en 1951 et père d’une petite fille (Karla) l’année suivante, il installe sa famille dans une maison victorienne située sur California street à San Francisco. Repeinte en noir, la demeure de LaVey reflète son goût pour la provocation, encore accentuée par la possession d’un animal « domestique » peu courant : Tagore, un lion de Nubie. Il organise des vidéoconférences payantes sur les thèmes qui lui sont chers (spectres, vampires, tueurs en série, etc.) tandis que les fêtes privées attirent de plus en plus de personnalités locales. Kenneth Anger, jeune cinéaste en vue à Hollywood, participe à ces réunions et fait part à LaVey de son intérêt pour les théories de Crowley. Ils fondent ensemble un « Cercle magique » qui souhaite explorer plus avant la dimension opérative de l’ésotérisme. C’est dans ce creuset que prend forme la « géométrie conceptuelle ténébreuse » de LaVey que l’on peut définir comme l’assemblage d’une culture hétéroclite à partir du point de convergence que constitue le symbole de Satan.

Quand les médias réinventèrent Satan…


La fondation de l’Église de Satan s’inscrit dans la contre-culture des années 1960 et navigue entre plusieurs thématiques en vogue : révolution sexuelle, émancipation individuelle, développement des cultures alternatives, etc. LaVey doit cependant sa popularité soudaine au traitement médiatique qu’il parvient d’abord à orchestrer, et ensuite à simplement relayer. Ainsi, la première manifestation publique de l’Église de Satan fait l’objet d’une préparation méticuleuse et d’une communication concertée. Le nouveau désigné « Pape Noir » convie les principaux organes de presse à la célébration du premier mariage satanique entre le journaliste politique John Raymond et la mondaine new-yorkaise Judith Case. Mais c’est surtout la cérémonie publique du baptême de sa seconde fille, Zeena (âgée de trois ans), placée sous les auspices de « Satan, Lucifer, Bélial, Léviathan, et de tous les démons connus et inconnus » qui choque l’opinion publique et qui lui assure une notoriété grandissante.

 

Et Charles Manson entra en scène…

 

Deux faits divers vont finir de le présenter comme le personnage le plus malveillant des États-Unis. Le premier concerne le décès de l’actrice Jane Mansfield, le 29 juin 1967, dans un accident de voiture qui fait la « une » des journaux. La presse à sensation souligne son appartenance à l’Église de Satan et émet l’hypothèse d’un envoûtement. LaVey reprend à son compte la rumeur et explique que la jeune égérie de Hollywood a conclu un pacte avec le diable pour ne jamais vieillir ; pacte faustien qui a été honoré dans les circonstances spéciales de l’accident puisque Mansfield a été en partie décapitée. Le second fait divers met en scène le gourou Charles Manson et sa « famille » qui, dans la chaleur suffocante de 1969, perpètrent les meurtres sauvages de Sharon Tate, ainsi que de quatre autres personnes, et assassinent les époux LaBianca, un riche couple de Los Angeles. Or, deux membres de la « famille Manson » ont participé à des activités connexes à l’Église de Satan. Durant le procès, Manson fait plusieurs déclarations fracassantes qui attestent de son côté maléfique, voire satanique. En vérité, les enquêtes menées par les autorités prouveront que l’Église de Satan, loin d’être un groupe subversif, est plutôt une petite association à vocation religieuse reconnue par le premier amendement de la Bill of rights





(à suivre)


samedi 23 février 2013

There is no alternative



ALORS QUE NOS SOCIÉTÉS CONTEMPORAINES SE PASSIONNENT POUR LES ENJEUX ÉCOLOGIQUES, IL SEMBLE OPPORTUN DE SE PENCHER SUR UNE CONCEPTION DE LA NATURE QUI IMPRÈGNE NOTRE VISION DU MONDE.
AU POINT QU’ELLE NOUS SEMBLE ÉVIDENTE…



VENU TOUT DROIT DE LA DIMENSION PARALLÈLE APACHE, LE PROFESSEUR DU DIMANCHE NOUS MONTRE QUE TOUT CELA N'EST PEUT-ETRE PAS SI ÉVIDENT

Cette conception, qui est d’ailleurs sans doute difficilement compatible avec la préservation de l’environnement, est au fondement de l’idéologie (néo)libérale et n’est peut-être pas sans rapport avec l’idéologie nazie. Sans verser dans le stérile reductio ad hitlerum et en prenant acte des différences fondamentales entre les deux idéologies, il apparaît qu’examiner l’usage qu’elles font de la nature, et plus spécifiquement de la loi naturelle, est susceptible de nous interroger sur la prétendue fatalité qui nous gouverne.

Luc Ferry, dans son Essai sur le nouvel ordre écologique (1992) avançait que les écologistes pouvaient figurer parmi les dignes héritiers des nazis. L’argument était assez simple : dès 1935, les nazis légifèrent en faveur de la protection de l’environnement (oubliant d’évoquer le fait qu’ils reprennent un projet de loi de 1927, donc sous la République de Weimar) qu’ils vont sacraliser aux dépens des hommes et du rationalisme humaniste. Seulement, comme le remarque Johann Chapoutot dans un remarquable article sur « Les nazis et la "nature" [1] », la nature en tant que telle n’est pas conçue par les nazis indépendamment du peuple allemand. C’est ce qu’exprime bien leur syntagme Blut und Boden : le sang et le sol, signifiant ainsi l’interdépendance entre la race et la nature. Il n’existe aucune idée de préservation globale de l’environnement dans cette optique particulariste : le cadre naturel américain ou chinois peut bien être dévasté, cela ne pose aucun problème aux nazis. Au contraire. Le sol sert avant tout au développement de la race pour mieux pouvoir combattre et imposer sa domination aux autres races. Les peuples sont de purs produits de la nature et non de la culture. C’est dans cette perspective que les nazis recourent aux métaphores naturelles : la race est comme un arbre, un champ, ou une forêt. Aussi, faut-il régulièrement la tailler, éliminer les mauvaises herbes, etc. « La fermeture de la communauté, tout comme l’eugénisme auquel elle est soumise sont promus par ce registre métaphorique qui prétend plier un groupe humain aux lois de la nécessité naturelle.[2] »

La nature apparaît ainsi comme une instance législatrice qui a distingué les races et les a plongées dans une guerre où seuls les meilleurs survivent. Il ne peut exister d’alternative à cette réalité, fut-elle cruelle : il s’agit pour chacun (chaque race) de tirer son épingle du jeu de la nature.

PAS D'ALTERNATIVE

« There is no alternative ». Cette formule, couramment attribuée à Margaret Thatcher lorsqu'elle était Premier ministre du Royaume-Uni signifie que le marché capitaliste est un phénomène naturel dont on ne peut sortir. C’est ce qui fait dire à Alain Minc : « Le capitalisme ne peut s’effondrer, c’est l’état naturel de la société. La démocratie n’est pas l’état naturel de la société. Le marché, oui. » (Cambio 16, décembre 1994) De la loi naturelle à la sélection naturelle, il n’y a qu’un pas. Un pas que certains formulent explicitement en articulant dans une même logique capitalisme et darwinisme social. Ainsi William Graham Sumner, fondateur de la sociologie américaine, disciple de Spencer et théologien protestant de formation, pouvait-il écrire :

« Les millionnaires sont le produit de la sélection naturelle, agissant sur l’ensemble du corps social pour choisir ceux qui correspondent aux exigences d’une certaine tâche... C’est parce qu’ils ont été ainsi sélectionnés que la richesse - celle qui leur appartient ainsi que celle qui leur est confiée - s’accumule dans leurs mains... Ils peuvent à juste titre être considérés comme les agents sélectionnés par la société pour un travail déterminé.[3] »

Toute action et toute volonté politique, qui plus est orientées selon des critères de justice, vont ainsi à l’encontre de la loi naturelle du marché et ne peut conduire qu’au pire. C’est ce qui fait dire à Hayek que « toutes les tentatives pour garantir une "juste" distribution doivent donc être orientées vers la conversion de l’ordre spontané du marché en une organisation ou, en d’autres termes, en ordre totalitaire.[4] » Cette idée d’un ordre spontané du marché capitaliste va ainsi se trouver dans une logique ne pouvant être remise en question.

LA PREUVE PAR LA CRISE

La crise, par exemple, ne peut être due au marché. Elle a eu lieu au contraire parce que le marché a été contraint : nous n’avons pas respecté son ordre naturel donc le réel qu’il incarne se venge (ce qui n’empêche pas les économistes néo-libéraux, qui ne sont pas à une contradiction près, de demander à l’Etat de renflouer les banques).

LE MARCHE LIBRE EST UNE NÉCESSITÉ. NÉCESSITÉ FAIT LOI. 

Principe justifiant la dictature, et que l’on retrouve exprimé à l’origine dans le droit romain : «Necessitas non habet legem, sed ipsa sibi facit legem » : « la nécessité n'a pas de loi, mais elle se fait loi elle-même ». Cette prétendue nécessité contient alors ce paradoxe que, quoi que l’on fasse, le marché va l’emporter, et qu’il faut politiquement mettre en œuvre cette nécessité. C’est ce que nous retrouvons dans une note issue de Cheuvreux, une filiale du Crédit Agricole, adressée aux 1200 investisseurs institutionnels qu’elle conseille. Publiée dans le cadre d’une réforme du marché du travail destinée à mettre aux oubliettes le CDI (qui passe en catimini durant le débat sur le « mariage pour tous »), cette note a le mérite d’avoir la clarté de son cynisme :

« C’est regrettable pour François Hollande, mais la nécessité d’une libéralisation du marché du travail est le résultat direct d’une appartenance de la France à la Zone euro, aussi ne peut-on avoir l’une sans avoir l’autre…(…) Ne serait-ce qu’à cause de l’échec du référendum sur la constitution de l’UE en 2005, François Hollande va devoir naviguer à travers des forces contraires dans la gauche. Le traité avait été rejeté parce qu’il devait consacrer le marché libre comme principe fondateur de l’Union Européenne, au travers l’insertion de la directive Services dans la Constitution. Ce rejet était une manifestation typique du préjugé français (de gauche comme de droite) contre le marché. Dans cette perspective, il serait politiquement intelligent que ses partenaires de l’Eurozone permettent à François Hollande de prétendre qu’il leur a arraché quelques concessions, même si c’est faux en réalité. La demande de renégociation du traité serait alors utilisée pour tromper le public français en lui faisant accepter des réformes convenables, dont celle du marché du travail.[5] »

Par la prise en otage de la notion même de concret, et en invoquant la dimension naturelle du marché, nous assistons en fait à la réduction du réel (d’une richesse incommensurable) par la  logique implacable d’une idée.
Ce qui demeure le propre de tout totalitarisme.
Il n’existe pas d’alternative au réel, certes, mais c’est précisément pour cette raison qu’il en existe une au marché capitaliste.  






jeudi 21 février 2013

Les nouveaux exclus



Il n'est pas habituel de nous voir reprendre un article publié dans Le Monde mais celui-ci détonne quelque peu dans les colonnes de ce quotidien d'information. Son auteur, Christophe Guilluy, fait partie, comme Michèle Tribalat, de ces trop rares universitaires, dont les analyses vont à contre courant d'une idéologie majoritaire de plus en plus étouffante. Le fait que Le Monde puisse publier aujourd'hui ce type de propos en dit long sans doute sur l'état de dégradation réel de notre société. Voilà pourquoi nous le relayons ici, mais également parce que l'analyse présentée ici fait écho de manière intéressante aux réflexions d'André Waroch publiées sur Idiocratie il y a quelques semaines.

"Exclues, les nouvelles classes populaires s'organisent en "contre-société"

Le malaise français ne serait donc qu'un bégaiement de l'histoire, un processus connu qui, en temps de crise, conduit inexorablement les classes populaires vers le populisme, la xénophobie, le repli sur soi, la demande d'autorité. Cette analyse occulte l'essentiel, le durcissement de l'opinion est d'abord le fruit d'une mise à distance radicale des classes populaires. En effet, pour la première fois dans l'histoire, les classes populaires ne sont pas intégrées au projet économique et social des classes dirigeantes. La nouvelle géographie sociale permet de révéler ce bouleversement. Après trois décennies de recomposition économique et sociale du territoire, le constat est redoutable. Contrairement à ce qui a toujours prévalu, les classes populaires ne résident plus "là où se crée la richesse", mais dans une "France périphérique" où s'édifie, à bas bruit, une "contre-société".

Des marges périurbaines des grandes villes jusqu'aux espaces ruraux en passant par les petites villes et villes moyennes, c'est désormais 60 % de la population qui vit à la périphérie des villes mondialisées et des marchés de l'emploi les plus dynamiques. Cette "France périphérique" représente désormais un continuum socioculturel où les nouvelles classes populaires sont surreprésentées. Sur les ruines de la classe moyenne, des catégories hier opposées, ouvriers, employés, chômeurs, jeunes et retraités issus de ces catégories, petits paysans, partagent non pas une "conscience de classe" mais une perception commune des effets de la mondialisation et des choix économiques et sociétaux de la classe dirigeante.
Une vision commune renforcée par le sentiment d'avoir perdu la "lutte des places" en habitant dorénavant très loin des territoires qui "comptent" et qui produisent l'essentiel du PIB national. Deux siècles après avoir attiré les paysans dans les usines, les logiques économiques et foncières créent les conditions de l'éviction des nouvelles classes populaires des lieux de production ; comme un retour à la case départ. Si les ouvriers étaient hier au coeur du système productif et donc dans les villes, les nouvelles classes populaires sont désormais au coeur d'un système redistributif de moins en moins performant.

MODÈLE DE DÉVELOPPEMENT MÉTROPOLITAIN

Pour produire les richesses, le marché s'appuie désormais sur des catégories beaucoup plus compatibles avec l'économie-monde. L'analyse de la recomposition socio-démographique des grandes métropoles, c'est-à-dire des lieux du pouvoir économique et culturel, nous renseigne sur le profil de ces populations.

Depuis vingt ans, le renouvellement de ces territoires est en effet porté par une double dynamique : de "gentrification" et d'immigration. Dans toutes les grandes villes, les catégories supérieures et intellectuelles ont ainsi investi l'ensemble du parc privé, y compris populaire, tandis que les immigrés se sont concentrés dans le parc social ou privé dégradé. Economiquement performant, le modèle de développement métropolitain porte les germes d'une société inégalitaire puisqu'il n'intègre plus que les extrêmes de l'éventail social. Sans profiter autant que les couches supérieures de cette intégration aux territoires les plus dynamiques, les immigrés bénéficient aussi de ce précieux capital spatial.

Habiter dans une métropole, y compris en banlieue, n'est pas une garantie de réussite, mais représente l'assurance de vivre à proximité d'un marché de l'emploi très actif et de l'offre sociale et scolaire la plus dense. Dans une période de récession économique et de panne de l'ascenseur social, l'atout est remarquable. Aveuglé par la thématique du ghetto et par les tensions inhérentes à la société multiculturelle, on ne voit d'ailleurs pas que les rares ascensions sociales en milieu populaire sont aujourd'hui le fait de jeunes issus de l'immigration. Cette bonne nouvelle a beaucoup à voir avec leur intégration métropolitaine.

Inversement, sur les territoires de la France périphérique, les champs du possible se restreignent. Cette France des fragilités sociales, qui se confond avec celle des plans sociaux, cumule les effets de la récession économique mais aussi ceux de la raréfaction de l'argent public.

L'augmentation récente du chômage dans des zones d'emploi jusqu'ici épargnées, notamment de l'Ouest, est le signe d'une précarisation durable. La faiblesse des mobilités résidentielles et sociales est un indicateur de cette incrustation. Dans ce contexte, la baisse programmée des dépenses publiques, sur des espaces pourtant moins bien pourvus en équipements publics, contribue non seulement à renforcer la précarisation sociale mais aussi à accélérer le processus de désaffiliation politique et culturelle.

A ce titre, le renforcement de la fracture scolaire semble obérer l'avenir. L'accès à l'enseignement supérieur et plus généralement la formation des jeunes ruraux sont déjà inférieurs à ceux des jeunes urbains.

Aujourd'hui, le risque est de voir cette fracture scolaire se creuser entre l'ensemble de la France populaire et périphérique et celui de la France métropolitaine. Le contexte social et culturel britannique est autre, mais on ne peut être indifférent au projet alarmant du ministre de l'éducation nationale anglais, David Willets, qui évoque dorénavant la nécessité de mettre en place une politique de discrimination positive en direction des jeunes Blancs de la working class, dont le taux d'accès à l'université est en chute libre.

FORMATION DES JEUNES RURAUX

Ces informations, qui sont autant d'indicateurs de la recomposition des classes populaires en France et en Europe, soulignent aussi l'impasse dans laquelle sont désormais bloquées ces catégories. Si les suicides récents de chômeurs en fin de droits permettent de mesurer l'intensité de la désespérance sociale, ils ne doivent pas nous faire conclure à la "fin de l'histoire" des classes populaires ; celle-ci se poursuit par des chemins détournés.

Exclues du projet économique global, les classes populaires surinvestissent le territoire, le local, le quartier, le village, la maison. On se trompe en percevant cette réappropriation territoriale comme une volonté de repli, ce processus est une réponse, partielle mais concrète, aux nouvelles insécurités sociales et culturelles.

Il est d'ailleurs frappant de constater que cette recherche de protection, de frontières visibles et invisibles est commune à l'ensemble des classes populaires d'origine française ou immigrée. C'est d'ailleurs dans ce sens qu'il faut lire le retour de la question identitaire dans la jeunesse populaire, aussi bien en banlieue que dans la France périphérique.

Si ces évolutions contredisent le projet d'une société mondialisée et multiculturelle apaisée, elles révèlent aussi, en milieu populaire, et quelle que soit l'origine, la construction de nouvelles sociabilités. Loin du champ politique, c'est une contre-société qui s'organise, par le bas."

Christophe Guilluy, géographe


Article initialement publié dans LE MONDE | 19.02.2013 à 15h19.
http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/02/19/exclues-les-nouvelles-classes-populaires-s-organisent-en-contre-societe_1835048_3232.html


(Merci à Patrice L. pour le lien). 


Cet article que nous reprenons ici n'est cependant pas le premier publié dans Le Monde par Christopher Guilluy sur cette question. Nous renvoyons également à celui-ci:
http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/10/13/la-fable-de-la-mixite-urbaine_1587164_3232.html

A souligner également, l'ouvrage de C. Guilluy. Fractures françaises. Bourin éditeur. 2010


 

dimanche 17 février 2013

Le monde dans une maison de poupée

              Pour le marketing multiculturel, la valeur n'attend pas le nombre des années et point n'est besoin d'être sorti de l'enfance pour devenir un véritable "citoyen du monde". Cet article de l'excellent blog de Gabrielle Cluzel nous montre que l'âge tendre est plus que jamais un coeur de cible commercial et idéologique.  



Un pays qui ne s’aime pas, cela se révèle jusque dans des domaines inattendus.
Dans le secteur des jouets,  prenons deux marques de poupées créées il y a plus de trente ans, au positionnement haut de gamme similaire. Depuis quelques années, toutes deux appartiennent au groupe Mattel mais revendiquent une indépendance et une spécificité intactes en matière de politique commerciale. L’une d’elle, – Corolle -, est connue pour être le fleuron de l’industrie française dans ce domaine. L’autre est emblématique, comme son nom l’indique, de la poupée américaine : American girl.
Qu’ont encore de commun ces deux marques ? De viser une clientèle aisée, -eu égard au prix-, et d’avoir décidé, (depuis seulement 2011 pour Corolle), d’investir le segment  des fillettes de plus de 8 ans, en imaginant une gamme qui leur est spécialement destinée.
Mais les angles d’approche ne sont pas franchement les mêmes : La marque dont on trouve l’enseigne sur la cinquième avenue à New-York et dans les quartiers les plus chics de Chicago ou Washington propose aux fillettes deux types de produits. Il y a tout d’abord des « poupées qui leur ressemblent » : Elles peuvent choisir la couleur des yeux, des cheveux, rajouter des boucles ou des tâches de rousseur, assortir la garde-robe à la leur. Il y a surtout une gamme d’une dizaine de poupées en costume d’époque  rattachées à l’Histoire des Etats-Unis, de la loyaliste Félicity  à Kirsten, à la pionnière du Minnesotta en passant par Nellie, tout droit arrivée d’Irlande. Chacune d’entre elles est vendue dans un coffret comprenant le petit roman historique sa vie.
Le parti pris de Corolle est, vous le pensez bien, radicalement différent. Nous sommes en France, chers amis,  alors des poupées qui vous ressemblent, des poupées qui racontent l’histoire de France … Z’êtes pas un peu fous  ! Chez nous, toutes les occasions sont bonnes pour inculquer  l’amour de la différence et de la diversité. Alors Corolle a créé les « Kinra girls ». Kezako? Voici ce que l’on explique sur le site officiel de la marque :
Kumiko, Idalina, Naïma, Rajani et Alexa sont 5 copines des 4 coins du monde. Elles transportent les petites filles dès 8 ans dans un nouvel univers de jeu multiculturel. En découvrant leur vie quotidienne, les petites filles s’approprient la richesse culturelle de chaque personnage : manger des sushis, mettre un turban, jouer de la guitare, pratiquer la danse indienne et parcourir le bush australien à cheval…
Les Kinra Girls aident cette nouvelle génération de petites filles à grandir et à se forger une nouvelle vision du monde qui n’est plus limitée à leur petit univers mais qui s’ouvre sur tout ce qui les entoure.
Grâce aux Kinra Girls, leur petit monde va devenir grand ! ».
Une espagnole, une indienne, une afro-américaine, une australienne, une japonaise…Vous pouvez toujours chercher une poupée française, il n’y en a pas. Et pourquoi donc ? Le clampin qui fait la permanence au service commercial de Corolle ouvre de grands yeux, fait une réponse embarrassée : « C’est une bonne question » (sic). C’est que celui-ci ne connaît sans doute pas les dessous de l’affaire et ignore que, pour ces poupées, (dont la physionomie,  un peu « manga »,  rompt avec les traits doux et les airs sages de la Corolle traditionnelle), Corolle est en partenariat avec l’auteur d’une  série de livres intitulés précisément « Kinra girls », une certaine Moka, de son vrai nom Elvire Murail, connue pour son engagement littéraire contre le racisme et pour l’altersexualité. (Elle est d’ailleurs la sœur de Marie-Aude Murail, – déjà évoquée sur ce blog-, auteur de Oh boy, roman  pour adolescents étudié dans les collèges militant pour l’adoption par les homosexuels). Alors forcément, pour le côté petite fille modèle façon Comtesse de Ségur, on repassera.
Moi je vous le dis, parfois, vous regretteriez (presque) de ne pas être américaine.

Gabrielle Cluzel (http://gabrielle-cluzel.fr/)



vendredi 15 février 2013

L'obsolescence de l'homme



         Le dernier ouvrage de Patrick Vassort, L’homme superflu, s’inscrit dans le sillage de Günther Anders qui, dès 1956, démontrait que l’homme n’avait plus lieu d’être dans la société industrielle[1]. Le message a été très peu entendu. Et la société moderne a poursuivi sa course effrénée dans la voie du capitalisme, jusqu’à faire plier les hommes et, bientôt, rompre les âmes. Dans ce contexte, Vassort pose la seule alternative valable : « La destruction nécessaire et rapide d’un capitalisme irréductible à toute “humanisation” » ou « la consécration politique de la superfluité de l’homme à travers des formes inédites de totalitarisme »[2]. La guerre ontologique (pour le sens même de la vie) ou la capitulation sans réserve (à la logique du capital).

         Dans le combat qui s’annonce, l’auteur rappelle un fait déterminant, et trop souvent passé sous silence : le projet libéral-capitaliste ne doit pas se comprendre comme une forme de gouvernance, mais bien comme une idéologie à part entière – précisément, une idée du monde qui tend à plier la réalité à ses propres représentations. Et cette idée sous-tend la mise en compétition de tous les acteurs sociaux dans une lutte généralisée qui structure l’espace politique, social et économique, et ce, dans l’unique but de préserver et d’accroître le capital. La difficulté de cette nouvelle forme idéologique, à la différence des anciennes (communisme et fascisme), tient dans son peu de visibilité. La source du pouvoir (qui commande ?) et le contenu du message (que transmettre ?) restent à bien des égards opaques, ce qui complique singulièrement la tâche de la réflexion critique.

         Dans ce contexte, Vassort élabore un outil original, les appareils stratégiques capitalistes[3], qui permet de mieux cerner les lieux de production idéologiques. En effet, le capitalisme avance masqué : pas de chefs patentés, pas de stratégie concertée, pas d’institutions visibles ; autrement dit, le marché se suffit à lui-même. Or, de nombreux segments de la société sont déjà soumis à la logique capitalistique et finissent par constituer une sorte de mouvement naturel vers la marchandisation des êtres et des choses. Ainsi, l’éducation, la santé, l’information, le sport, l’armée, etc. constituent ces nouveaux « appareils stratégiques » qui, à défaut de formuler une parole claire, mettent en place des procédés mentaux efficaces. La mise sous tutelle capitalistique prend l’allure d’une technique de management (évaluation, classement, rentabilité, performance, etc.) dont les slogans parsèment les flux de communication : « impératif de croissance », « consommateur-citoyen », « défense de la valeur travail », etc. 


         De la même façon, le message transmis ne constitue pas en soi une doctrine politique bien définie. Il existe pourtant des idées-force qui soutiennent la globalisation économique et l’uniformisation culturelle. Quelles sont-elles ? La première concerne l’accélération du temps qui, combiné à l’accroissement de la productivité, réduit sans cesse l’horizon de l’homme. Paul Virilio a montré que la vitesse comportait une dimension indéniablement politique avec la réduction des territoires (espace) et la course aux profits (temps). Elle fait agir les hommes sans requérir leur adhésion avec l’objectif de supprimer, en dernier ressort, le temps lui-même – ce qui a effectivement été réalisé pour les flux financiers.

La seconde idée-force est la résultante mathématique de la première : à l’accélération de la vitesse répond la massification des personnes. Autrefois, la masse était l’enjeu de chefs charismatiques qui en manipulaient les destinées[4]. Cela est plus complexe aujourd’hui : il s’agit d’une « massification disséminée » (Anders) où chacun se croit libre de consommer selon ses désirs et de créer ainsi sa petite zone d’existence autonome[5]. En vérité, la réalité accessible à l’individu est de plus en plus fractale, comme une suite aléatoire d’événements, et finit par se perdre dans le flux insensé des informations.

La troisième idée-force tient, justement, dans la spectacularisation générale du monde. Ainsi, la distraction parvient à sa propre culture, aussi vite consommée que digérée, dont la logique dévorante est de se répéter à l’infini. Ce qui permet, entre autres, de combler les gouffres béants de la fracture sociale par la représentation d’une humanité réunie sous la bannière du spectacle. Vassort s’appuie sur l’exemple éloquent des Jeux Olympiques comme mise en spectacle au plan international de la compétition et de la performance dans une esthétique urbaine, bétonnée et efficace.

         Cet arsenal idéologique suit finalement un objectif précis : la globalisation du système capitaliste à travers l’accumulation du capital, l’accélération de la productivité et l’uniformisation des êtres. La logique du système est en train de prendre le pas sur la variable humaine, traitée comme un accident technique inhérent à la nature (incertaine) de la vie. La conclusion de l’auteur, avancée avec certaines précautions, nous paraît amplement justifiée : dans un tel monde, l’homme est devenu superflu (« qui n’est pas essentiel », « qui est de trop »). Il est à l’image des produits qu’il consomme, périssable et jetable, et sous la contrainte d’un système totalisant. C’est là sans doute le point aveugle du monde en marche : « L’extension mondiale et la colonisation intégrale des consciences individuelles et collectives »[6]. Il ne s’agit pas de créer un « homme nouveau » mais de façonner un homme sans aspérités, un homme sans qualités, reproductible en série pour les besoins du marché mondial – aussi bien pour ce qui concerne l’offre (force de travail) que la demande (besoin de spectacle). 



        Un article à retrouver sur Apache


[1] Günther Anders, L’obsolescence de l’homme. Tome I : Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, 1956, rééd. L’encyclopédie des nuisances, 2002 ; L’obsolescence de l’homme. Tome II : Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, Paris, Fario, 2011.
[2] Patrick Vassort, L’homme superflu. Théorie politique de la crise en cours, Congé-sur-Orne, le passager clandestin, 2012, p. 124.
[3] Pour forger ce concept, il s’appuie sur la pensée marxiste de Louis Althusser qui avait entrepris la déconstruction du capitalisme à partir des appareils idéologiques d’Etat qui en constituait la pointe intellectuelle. On pourra prolonger cette réflexion en citant Antonio Gramsci pour qui la domination culturelle était au moins aussi importante que la lutte des classes.
[4] Cf. Gustave Le Bon, Psychologie des foules, 1895, rééd. PUF, 1988.
[5] Patrick Vassort écrit très justement : « C’est le propre de cette nouvelle masse que l’individu s’y perçoit comme autonome tout en agissant en parfaite conformité avec les autres individus qui la composent » (p. 116). Plus loin : « C’est le bien-être factice que procure l’appropriation individuelle de produits consommés simultanément par des millions d’individus » (p. 117).
[6] Patrick Vassort, p. 134.

mercredi 13 février 2013

Swan Lake


L'accolade chaleureuse donnée par le multiculturalisme représente-t-elle pour la culture classique le baiser de la mort ou est-il possible d'organiser la rencontre des cultures sans sombrer dans la mièvrerie transgenre ? C'est là question que pose la réinterprétation très personnelle du Lac des Cygnes de Dada Masilo. 





             L’année de ses onze ans, Dada Massilo assista pour la première fois à un ballet classique : le Lac des Cygnes[1]. Fascinée par la féerie du spectacle et par la beauté des costumes, la petite fille se promit alors de créer « son » Lac des Cygnes. Agée aujourd’hui de 26 ans, cette toute jeune danseuse sud-africaine, qui a déjà incarné à la scène des personnages passionnés et parfois sulfureux comme Juliette, Carmen ou Lady Macbeth, réalise enfin son rêve d’enfant : danser en tutu dans Swan Lake, spectacle qu’elle a elle-même chorégraphié.

Pour nous, qui ignorons tout de la danse classique, nous suspectons très fortement le ballet de raconter toujours la même histoire avec toujours les mêmes personnages, et qu’il est impossible de changer quoi que ce soit tant les codes artistiques sont rigides. Tous les ballets que nous avons pu voir pourraient se résumer dans un unique ballet dont le titre générique serait : "Filles en tutus au clair de lune".


(traduction d’un extrait du monologue en anglais de Swan Lake)






        Le spectacle s’ouvre sur cette opinion de néophyte que Dada Massilo s’empresse de faire voler en éclats. Non, tous les ballets ne racontent pas la même histoire : la scène du bal de l’acte III du Lac des Cygnes au cours de laquelle aucune jeune femme ne réussit à retenir l’attention du prince Siegfried jusqu’à l’arrivée d’une belle étrangère (la magicienne Odile, cygne noir qui se fait passer pour Odette, cygne blanc) devient un mariage arrangé africain où la future mariée, le cygne blanc joué par Dada Massilo en personne, range le paquet de billets qui lui sert de dot dans son corsage au milieu des danses et des youyous et où la préférence de Siegfried pour le cygne noir donne lieu à un mélodrame familial. Non, il n’est pas impossible de toucher aux codes de la danse classique. La passion de Dada Massilo pour les tutus est telle que même les danseurs en portent un sans que cela soit ridicule : ils incarnent ainsi d’autant mieux des cygnes graciles et délicats. Surtout, la jeune femme relève un défi qui tient de la gageure : harmoniser parfaitement les déhanchés d’une danse africaine enracinée dans le sol et la verticalité de la danse classique, beaucoup plus aérienne, au point de passer très subtilement de l’une à l’autre sans la moindre rupture. La chorégraphe caresse déjà un nouveau projet du même genre : apprendre la danse folklorique du Bostwana et la mêler à de la danse contemporaine dans un nouveau spectacle. 
        Contrairement à ce que l’on pourrait penser, Swan Lake n’est en rien une parodie grotesque de la version originelle du Lac des Cygnes, mais un hommage très personnel, à la fois drôle et sensible, que Dada Massilo rend à ce ballet mythique. Le pas de deux du prince Siegfried et du cygne noir (le personnage d’Odile ici dansé par un homme) révèle ainsi très subtilement les sentiments du prince pour l’oiseau, grâce à un simple geste. Peu auparavant, la jeune femme que Siegfried était censé épouser lui avait lancé un baiser, portant sa main à ses lèvres pour la poser ensuite tendrement sur le front, le nez et la bouche du jeune homme. Le prince esquisse timidement ce geste à plusieurs reprises : il porte sa main à ses lèvres puis, au terme d’une longue hésitation, ose enfin toucher le front, le nez et les lèvres du danseur incarnant le cygne noir. A l’instar de Siegfried, Dada Massilo a longtemps attendu avant d’entamer un pas de deux avec le Lac des Cygnes et d’oser lui donner un baiser tendre et délicat.




Swan Lake. De Dada Masilo. Spectacle en tournée en France et en Europe jusqu'en juin 2014






[1] Ballet en quatre tableaux de Piotr Tchaïkovski créé à Moscou en 1877 par Julius Reisinger, qui prit sa forme de référence en 1893 après le remaniement du livret par Marius Petipa et Ivan Vsevolojski. Noureev proposa sa version du ballet en 1984.

lundi 11 février 2013

L'humeur vagabonde


              Nos camarades de Zone Critique nous rappellent, à juste titre, à quel point il est agréable de retrouver la plume vagabonde d'Antoine Blondin. Ca tombe bien, la Table Ronde a réédité, en 2011, L'humeur vagabonde et Un singe en hiver dans un beau volume broché. 



En 1955 Antoine Blondin publie L’humeur vagabonde, réédité en ce novembre. L’humeur vagabonde est un récit court, modeste, pudique. Car il n’était pas besoin à Blondin de s’étaler trop pour dire incroyablement la pudique mélancolie en lui, le regret doux et la nostalgie légère, d’une modernité désormais absurde, et l’humanité énorme, en remède, enfin.
Benoît Laborie quitte femme et enfants pour faire fortune à Paris. Mais la capitale lui garde ses portes fermées, le refoule, sans bruits, sans fatigues, sans épreuves. Benoît ne trouve pas à Paris ce qu’il était venu y récolter : des pépites de gloires, des éclats de femme. Il erre, en marge, du cimetière Lachaise à son hôtel de passes, il flotte, et passe au travers de son succès, à l’image, peut-être, d’Aurélien. Car en rien Benoît n’a l’étoffe du héros balzacien, ni son intelligence de calcul, celle d’un Rastignac, ni son brillant, celui d’un Rubempré. Naïf et interdit, car encore fait des épaisses convictions de sa vie rurale, devant les ruses et les finesses mondaines, qui font route vers les succès, Benoît n’aura, contre ce monde de frivolités et de puissances, en rien la rage d’un Rubempré, humilié en sa première apparition sur Paris, et qui lui ouvrira les succès qu’Illusions Perdues narre. Non, Benoît n’est pas de cette race, mais plutôt des rêveurs, des nostalgiques, des errants. De ceux que la société dit ratés, car celle-ci s’offre aux intelligences cyniques et non à ceux qui pèsent par leur humanité.
Et c’est de cette fatalité moderne que Blondin, dans l’errance de Benoît, rit doucement, dans son regret doux et désespéré d’un monde où chacun s’oublie dans la vacuité mondaine, dans l’ivresse du pouvoir. Où les hommes ne communiquent plus. Où la tendresse est une tare. Où l’humeur vagabonde est prohibée.
Il est incroyable qu’Antoine Blondin ait pu être classé à l’extrême droite, tant son récit déborde de tendresse, est apologie de la tendresse en remède à la modernité, à son vice premier: la surdité, à ce qui devrait nous faire sens, c’est à dire la rêverie, la sincérité, une certaine forme de faiblesse peut-être, l’humanité. L’humeur vagabonde, en une forme littéraire absolument opposée, pourrait être la meilleure réponse au Gilles de Pierre Drieu la Rochelle.
Mais alors, puisque ce monde-là ne peut être changé, parce que Benoît n’en a pas la force, se contente-t-il d’observer, doucement, pudiquement, les tristes et faibles motivations qui poussent les êtres à agir, leur petitesse, leur fausse route. Et dans ce regard humide de regrets, d’un monde qui se fourvoie, peut-être y a-t-il déjà, tant la douceur est ici omniprésente, enveloppante, peut-être y a-t-il déjà, sinon l’absolution, tout au moins la compréhension, l’énorme effort de compréhension, et le pardon. Se fait jour alors, à voix basse, et parce qu’il n’est plus que cela à faire, cette prière, cet espérance, cette vérité, qu’un jour peut-être, le monde se retrouvera, dans son incroyable potentiel d’humanité gâché.
En un peu moins de deux cents pages cristallines, légères, aériennes, Antoine Blondin arrache des larmes. Car c’est un idéaliste, un naïf peut-être, mais de cette terrible naïveté qui ne lui fait pas hésiter à opposer, en remède à la frivolité et à l’incommunication, la simplicité et l’écoute. Ce qui nous fait humain. Sa naïveté n’est alors que le premier bon sens. Le parfum qu’exhale l’humeur vagabonde est inimitable. Celui de la résignation douce. De la souffrance vraie. De l’amour. Du pardon. De l’espoir :
« C’est la nuit maintenant, manteau des déracinés. Sous la veilleuse qui veille quoi, la religieuse se prend à égrener son chapelet, le monsieur décoré se déchausse en douce, le pêcheur remaille son filet, le vieux jockey se sent le derrière entre deux selles, les archiducs s’endorment au garde-à-vous, Dolorès achève des lainages pour ses enfants qu’elle n’achève pas…et moi, j’attends que les communications soient rétablies entre les êtres.
Un jour peut-être, nous abattrons les cloisons de notre prison ; nous parlerons à des gens qui nous répondrons ; le malentendu se dissipera entre les vivants ; les morts n’auront plus de secrets pour nous.
Un jour, nous prendrons des trains qui partent. »


Antoine Blondin. L'humeur vagabonde - Un singe en hiver. La Table Ronde. [Hors Collection]. 2011

jeudi 7 février 2013

Les nouveaux visages de l'eugénisme

 

Dans quelques décennies, les historiens tomberont de leurs chaises. Comment imaginer, en effet, que ce sont les « bonnes âmes » dites de « gauche » qui ont remis les mains dans le ventre de la bête immonde ? Ceux-là mêmes qui pratiquent la reductio ad hitlerum contre tous leurs adversaires, et dans toutes les circonstances, sont les premiers à inoculer une idée au potentiel dévastateur. Par orgueil et, incidemment, par goût du pouvoir et de l’argent, elles ont de nouveau cédé à la tentation d’émanciper l’homme de sa propre nature. Faire de l’homme un autre que soi même, faire de l’existence un projet de transformation sans fins, en un mot, modifier les gènes de l’humanité. Et, dans l’histoire, cette maudite alliance de la technique et de l’orgueil porte un nom : l’eugénisme.

Certes, l’idée eugénique prend son essor dans un contexte intellectuel précis, à la croisée du darwinisme et du racisme, et vise à transformer le patrimoine génétique de l’humanité dans le but d’atteindre un idéal prédéfini. Rien de tel aujourd’hui. Il serait pourtant naïf de croire que le processus amorcé, et non l’idéologie arrêtée, ne se propage sous de nouvelles latitudes. Le Conseil d’Etat en a pris toute la mesure en rappelant que l’eugénisme procédait également « d’une somme de décisions individuelles convergentes prises par les futurs parents, dans une société où primerait la recherche de l’“enfant parfait”, ou du moins indemne de nombreuses affections graves »[1].

Il faut encore franchir un pas supplémentaire, et peut-être se débarrasser de cette lecture méliorative, pour comprendre les évolutions contemporaines. L’eugénisme peut effectivement emprunter un chemin de traverse : plutôt que de prôner la perfectibilité de l’être humain, il est tout à fait possible de privilégier le maniement utilitaire des gènes humains, quels qu’en soient les buts avoués (ou inavoués). Trois évolutions persistantes invitent à franchir cette ligne de non-retour. Tout d’abord, la logique capitalistique qui nécessite de trouver de nouveaux marchés porteurs afin d’alimenter le système. Dans ce contexte, la marchandisation des corps est déjà une réalité que les lois n’ont pas (toujours) avalisées. Ensuite, l’essor de programmes biopolitiques qui oblige l’Etat à prendre en charge la santé de ses citoyens, quitte à réprimer leurs libertés publiques. Enfin, la pression sociale de groupe d’individus qui veulent se voir reconnaître, au nom d’une égalité problématique, le droit de transgresser la nature. Ce n’est pas l’égalité, pourtant, qui est ici en question, mais la prise en compte (ou non) d’un propre de l’homme.  

C’est donc à l’occasion d’une mesure sociétale somme toute banale, le mariage gay, que les progressistes ont remis le cœur à l’ouvrage. Enfin débarrasser l’homme de son âme, réputée ineffable, pour ne s’intéresser qu’à son corps, périssable et à ce titre modifiable à souhaits. Le premier mouvement concerne les naissances pour ne pas dire la fabrication des bébés. La procréation médicale assistée (PMA) fait déjà l’objet d’un marché bien structuré. Il suffit de vous rendre à l’étranger, après consultation des sites publicitaires, pour passer un contrat avec l’une des nombreuses cliniques spécialisées dans ce domaine. Rémunération aidant, vous choisirez sur un catalogue varié et bien présenté la texture de la peau, la couleur des yeux, la corpulence estimée, etc. de votre futur bébé. 

      L’affaire n’est pas tellement plus complexe pour la Gestation pour autrui (GPA) ; les « maternités de substitution » sont également nombreuses à offrir ce type de prestation (Allemagne, Australie, Ukraine, Canada, etc.). Si le coût est plus élevé, il prend en considération les frais juridiques qui indiquent, entre autres, les démarches à suivre pour faire reconnaître l’enfant dans votre pays d’origine – ce que vient de confirmer la bien mal nommée "garde des Sceaux". Ajoutons que le produit est sûr puisque la mère porteuse fera l'objet, avant embauche, d'un questionnaire très approfondi afin d'établir sa carte génétique, et d'évaluer son potentiel reproductif. 

Le second mouvement qui vient à maturité concerne l’autre bout de la chaîne biologique : la mort. Vous pourrez bientôt vous dispenser de suivre les lois de la nature, et éventuellement en faire profiter vos chers aïeux, pour choisir l’heure du départ. Là encore, tout est très bien fait et l’offre déjà disponible dans des pays proches comme la Suisse. Elle reste pour l’instant attachée à une procédure stricte (refus du suicide assisté) et prend le doux nom d’euthanasie. Comme tout mouvement enclenché, il est naturel que celui-ci aille jusqu’à son terme, et il n’est donc pas du tout utopique que d’imaginer, après les naissances artificielles, le marché de la mort programmée.

Certains défendent, en toute conscience, ces mesures au nom de la malléabilité de l’existence humaine. Qu’il nous soit permis de les combattre au nom de la valeur immuable de l’être humain. Mais il ne sera pas dit que ces progressistes qui mettent le doigt dans l’engrenage de l’eugénisme puissent impunément se prétendre humanistes. Si nous étions chenapans, nous retournerions volontiers contre eux leur arme favorite : la reductio ad hitlerum.



                                          




[1] Les études du Conseil d’Etat, « La révision des lois de bioéthique », 2008, p. 30.