jeudi 27 septembre 2018

Matthieu JUNG, Le triomphe de Thomas Zins



Il faut être bien conseillé, ou aiguillé par la Providence, pour se décider à lire ce roman : un pavé de sept cent cinquante pages au titre énigmatique, orné d'une photo qui fleure bon le sentimentalisme déglingué et d'un quart de couverture lamentable où l'on comprend qu'il s'agit d'une éducation sentimentale dans la France des années 80. "Allez, un nouvel avatar romanesque des Nuits fauves, au mieux des Amants du Pont Neuf!"  pense t-on aussitôt. Quant à son auteur, Matthieu Jung, il est connu pour avoir écrit quelques romans comme Le principe de précaution dont le titre évoque spontanément, pour ceux qui ne l'ont pas lu, l'application de thèses sociologiques à la littérature. Bref, à moins d'avoir grandi sous Mitterrand et d'en concevoir de la nostalgie ou bien d'adorer les histoires d'amour, genre trop souvent médiocre,   il n'y aucune raison de s’attarder à lire les premières pages du  Triomphe de Thomas Zins. Or, ce pas franchi, il est impossible de s’en détacher.

Incarnation

Rarement, un roman sait happer son lecteur avec une telle force. Pourtant, les choix esthétiques de son auteur semblent conventionnels : le style est neutre, sans morceaux de bravoure ni coups d’éclats, et, tout au long du récit, mis à part quelques discrètes interventions, Matthieu Jung choisit l’impersonnalité, le retrait parfois tempéré d’une tendre ironie. Il ne démontre rien mais se contente de montrer l'évolution de ses personnages. Il s'interdit même toute digression ou réflexion sociologique sur l'époque dont toute une école néo balzacienne, dans le sillage de Houellebecq et de Muray, est aujourd'hui friande.
Ce roman doit sa force à une puissance d’incarnation rarement égalée dans la littérature française contemporaine. La plupart du temps, les livres dont les jeunes gens sont les personnages principaux sont la projection de fantasmes d’adultes or ici, le monde est véritablement perçu à hauteur d’adolescent. Matthieu Jung accompagne ses créatures de si près qu’il réussit une véritable immersion dans leur psychè laquelle tour à tour  attendrit, amuse et afflige. Rien des espoirs et tourments de cet âge ne nous est épargné même les plus piteuses anecdotes, souvent les plus déterminantes. Nous préférerions l'oublier: le socle d’une personnalité adulte est largement composé d’historiettes apparemment dérisoires, d’un "misérable petit tas de secrets » (Malraux), qui pèse de manière disproportionnée sur l’existence d'un individu. Les dialogues, les remarques et rêveries des personnages sont également d’une incroyable justesse. L'amour de Thomas et Céline par son balancement constant entre instinct sexuel débridé et idéalisation sentimentale, est parfaitement représentatif de l'agitation passionnée qui anime l'adolescence, seul moment de la vie où l'être est capable de croire, de se donner sans prudence ni retenue.  De même, nous voyons évoluer, mûrir, grandir ces personnages sans la moindre dissonance, sans que ces changements ne semblent un seul moment artificiels. Depuis Les Deux Etendards, jamais la jeunesse n'avait été placée au cœur d’un récit, ne s'était exprimée avec un tel naturel ; et encore,  il ne s'agissait pas, dans le chef d’œuvre de Rebatet, d'une "véritable" jeunesse, mais plutôt du rêve éveillé d’un homme mûr revivant la sienne.   


Autre flagrante qualité du roman : sa capacité de restitution historique. Les années 80 ont rarement à ce point été saisies dans leur vulgarité, leur clinquant et surtout, dans leur plat conformisme, tout en évitant la nostalgie démagogique et les "effets vintage".  Dans la grande tradition du roman réaliste Matthieu Jung sait convoquer les détails, les menus faits d’époque ou évènements historiques susceptibles de redonner vie à tout un monde. Il inscrit ces années dans le long terme en alternant l’histoire de Thomas et le récit de la captivité de son grand père par les japonais en Indochine lors de la seconde guerre mondiale, contrepoint tragique dont la vocation est de répondre à la question première de toute aventure romanesque digne de ce nom : comment en est-on arrivé là ?
Cette manière de situer sa narration dans des temporalités différentes lui permet de mettre en perspective romanesque les conséquences de mai 68 dont l’onde de choc parcourt ces années-là, mai 68 qui fut réellement une révolution à retardement dans les mœurs et les mentalités, parfois pour le meilleur, bien souvent pour le pire. Ce fut avec l’accession de Mitterrand au pouvoir que cet évènement fondateur a pu déployer toutes ses virtualités,  notamment les plus mortifères. Comme le rappelait Baudelaire : "Toute révolution a pour corollaire le massacre des innocents", phrase que Matthieu Jung a choisi de placer en exergue de son roman. A sa lecture nous mesurons que ces années présentent l'étrange paradoxe d'être à la fois lointaines et proches car ce sont bien les fondations de la France actuelle qui furent alors posées et bon nombre du personnel politique et médiatique de cette époque est toujours au pouvoir, malgré l'hécatombe des années 2016-2017. « Et l’autre hurluberlu de S.O.S racisme, là, avec sa touffe sur la tête façon Jackson Five, et au nom si baroque qu’on dirait un pseudonyme inventé par Jacques Séguéla, on va le subir encore longtemps ? » S’interroge Thomas Zins dans un de ses rares moments de lucidité. Nous avons reconnu Harlem Désir que nous subissons toujours, lui, et beaucoup de cette période, leurs favoris, rejetons et gitons. 



Le personnage principal, Thomas Zins, est un produit de ce monde. Son objectif, au début du roman qui voit son entrée en classe de seconde, est de réussir, enfin, à coucher avec une fille et de passer en première scientifique. Il arrivera à ses fins en conquérant la plus jolie du lycée, Céline Schaller, et en accumulant les bonnes notes. Il ne le sait pas mais il vit son âge d'or. Thomas, jeune chien fou, à la fois volontaire et indéterminé a pour principale faiblesse de manquer d'esprit critique, d'être le dupe des mythologies de son époque. Souhaitant devenir écrivain, il est inconsciemment à la recherche d'un maître, comme c'est souvent le cas à cet âge,  maitre qu'il rencontrera en la personne de Jean Philippe Candelier, alias "Jean-Phi". Ce dernier, écrivain et homme de théâtre, est également homosexuel revendiqué. Il révélera progressivement son âme diabolique et exercera une emprise totale sur le jeune Thomas.

Surnaturalisme

Cioran écrivait qu'il fallait distinguer entre les écrivains du « processus », ceux dont l'art épousait la durée et qui avaient besoin de longs développements pour donner leur pleine mesure, et  ceux du « résultat », souvent les moralistes et les poètes, traversés par des intuitions, fulgurances et brillants court circuits. Matthieu Jung appartient sans conteste à la première famille. Il lui fallait un roman fleuve pour déployer son imagination et ses multiples talents d'expression.  
Plutôt que Zola, Balzac faudrait-il chercher les influences de Jung du côté de Bernanos ou Dostoïevski car ce  qui semblait relever du roman d'apprentissage, voire du  néo naturalisme, glisse alors du réalisme au fantastique puis, lentement s'impose sa dimension métaphysique.  Le triomphe de Thomas Zins  est un grand roman chrétien car il met en scène l'éternelle histoire de l'amour humain aux prises avec le Mal. Candelier, sorte de Matzneff, de Genet ou de Tony Duvert au rabais, en prétendant vouloir aider son disciple a trouver le bonheur ne fait que le renvoyer à ses angoisses et complexes qu'il aggrave à dessein afin de mieux abuser de lui. Il se comporte réellement comme Satan : il l'enferme dans des fausses alternatives, dévalue tout ce qu'il aime et indirectement corrode son amour pour Céline. Narcissique, il ne fait que scandaliser et inciter à l'imitation de sa personne ; posant en représentant du monde prestigieux des artistes, il laisse entendre que l'homosexualité est la condition première à qui souhaite le rejoindre. Presque suppliant quand Thomas est assuré, l'humiliant dès qu'il est faible, il est bien une figure du diable, cet "ami qui ne reste jamais jusqu’au bout » selon Bernanos. "En vérité, il y en a un au dessus de la scène qui tire les ficelles et c'est cette enflure de Candelier, voilà, comme s'il tenait absolument à faire ressortir le mauvais côté de chacun" (643). Son caractère démoniaque se révèle peu à peu : au départ, il influence seulement Thomas à distance, puis exerce son emprise, enfin, son discours le possède totalement. On n'imaginait plus la littérature française capable de donner à un roman un tel arrière plan métaphysique, de conférer une résonance surnaturelle à notre plus ordinaire quotidien. Le triomphe de Thomas Zins replace au coeur de l'art romanesque les grandes questions : celles de l'amour et du mal et nous arrache ainsi à des décennies de rationalisme court, de scepticisme ricanant et de réflexions post kundériennes qui virent aujourd'hui au radotage. C'est le paradoxe de Mathieu Jung : par son roman au réalisme en trompe l'oeil il se révèle à la fois l'enfant prodige de ce moment de l'histoire littéraire et, dans le même mouvement, celui qui la date, comme s'il avait pour rôle d'en assurer la clotûre historique. 

Disputes

Le triomphe de Thomas Zins, paru à l'automne 2017, s’il n'a obtenu aucun succès, a néanmoins suscité quelques débats qui ne manqueront pas de s'amplifier, étant donné le statut de classique qui lui sera certainement accordé un jour (quand ? c'est une autre affaire).
Parmi les reproches qui lui furent adressés figure notamment celui, d'être "le Houellebecq du pauvre". Ce reproche, scandaleux de superficialité, est injuste car le néo naturalisme de Matthieu Jung est de pure façade et s'ouvre lentement à des perspectives métaphysiques inaccessibles à un Houellebecq pour lequel, à l'image de la majorité des écrivains  français, la sociologie reste reine des sciences et la religion, simple objet de spéculation intellectuelle. Surtout, Houellebecq incarne peu ses personnages qui ne paraissent jamais « autonomes » mais supports à ses thèses ou, au mieux, prétextes à satires, souvent très drôles.  Seulement, qui se souvient d'un seul personnage de Houellebecq ? Les créatures de Matthieu Jung sont inoubliables ; quant au regard qu’il porte sur elles, il est souvent empreint d'une étrange bienveillance qu'il n'est sans doute pas exagéré de qualifier de charité. Ce roman en usant  en apparence des mêmes techniques du néo naturalisme houellebecquien, en révèle, en creux, toutes les limites.
Les autres reproches furent d'ordre "politique". L’imbécile réactionnaire s’est offusqué de la crudité des nombreuses scènes de sexe, de l’usage constant de « gros mots » et surtout, du fait que la question de l’homosexualité soit placée au cœur du récit ; l’imbécile progressiste quant à lui, s'est inquiété que, pour une fois, l’homosexualité, ne soit pas dépeinte de manière flatteuse. Oublions le premier qui de toute façon ignore ce qu’est la littérature, et renvoyons-le à sa lecture de Jean d'Ormesson. Au second, nous répondrons que Candelier, avant d'être homosexuel, est surtout pervers c'est-à-dire que l’essentiel de son plaisir trouve sa source dans l'emprise psychologique qu'il exerce sur les êtres.




 D'ailleurs, il n'est pas seulement homosexuel, ne répugnant pas à des orgies sadiennes et des pratiques  pédophiles. Tous les homosexuels ne sont pas pervers, sadiens ou pédophiles mais lui l'est. Un personnage de roman a droit lui aussi à sa singularité sans être assigné au rôle de porte parole attitré d'une communauté, vérité littéraire fondamentale de plus en plus difficile à faire admettre. Quant à son discours militant gay, pour caricatural qu'il soit, on peut également le comprendre comme une allégorie de la modernité laquelle consacre la toute puissance d'un individu, autodéterminé, mu par les seuls impératifs de jouissance. Matthieu Jung est courageux d’évoquer quelques réalités déplaisantes relatives à l’homosexualité tant celle-ci est aujourd’hui valorisée au point de rendre scandaleuse toute mise en perspective historique, et donc critique, de quelques uns des plus ineptes discours dont sa promotion est parfois assortie. La vision du monde de Candelier , qui oppose homosexuels et hétérosexuels, est binaire, donc idéologique, et  Thomas Zins, d'une certaine façon, à l'image de certains personnages des Démons de Dostoeivski,  est lui aussi la  victime d'une idéologie. Poussant plus avant le rapprochement entre les deux romans, on pourrait considérer Candelier comme un frère grotesque de Stavroguine : sa distance ponctuée d’apparitions intermittentes (le caractère dévastateur de ses rares interventions sur la psychè de Thomas est parfaitement rendu), obscurcit la vie des protagonistes et, indirectement, les meut.

Avortons

Le triomphe de Thomas Zins est également un roman sur les années 80 et leur silencieuse hécatombe. Notre époque prétend adorer les victimes mais elle opère un choix sélectif, certaines étant étrangement oubliées : jeunes hommes abusés par des pédérastes,  femmes brisées par l'avortement, adolescents submergés par leurs angoisses sentimentales et sexuelles dans le climat d’extraversion forcenée et vulgaire des années 80. Rarement autant d'inédites souffrances n'auront été mises à jour, faisant de la littérature, de nouveau, un authentique moyen de connaissance. 
 


Parfois, émerge dans les médias une figure de cette décennie, comme récemment celle de Gilles Bertin, ancien chanteur du groupe punk Camera Silens, lequel, drogué, sidéen, a vécu vingt ans dans la clandestinité suite à un casse, et qui, par dégoût du mensonge, pour racheter son image aux yeux du fils de sa première femme décédée, s'est rendu volontairement aux autorités. Revenant parmi d'autres  dont l'unique vocation semble de témoigner de la déglingue de masse qui a sévit en Occident ces dernières décennies.  Il est parfois tentant de  voir en Thomas Zins un archétype car nous en avons tous connu de ces adolescents prometteurs qui achevèrent leur course, à trente ans, dans une complète déchéance. A leur sujet nous nous sommes posé la question inaugurale du roman : comment en sont-ils arrivés-là? Sans jamais parvenir, bien sûr, à comprendre ce qui s’était passé. Ce roman, après des difficultés, aura son heure. En attendant, on lui pardonnera mal d'avoir porté atteinte au sacré de notre époque, sacré qui protège la très sainte évolution des mœurs qui a cours depuis maintenant un bon demi-siècle. Mais peu importe, puisque nous ne pouvons nous résigner à sa disparition et, avec Céline Schaeller, en restons persuadés: Thomas Zins reviendra.  

François GERFAULT


* On pense également à Julien Green dont les romans débutent souvent dans des petites villes de province, décrites de manière très balzacienne et versent dans une ambiance onirique.










samedi 22 septembre 2018

La mélancolie d'Alain Delon




En apercevant la couverture de La mélancolie d’Alain Delon sur l’étal d’un bouquiniste, je me suis laissé aller à une impression rapide, vaguement négative : « Avec une telle photo, cela doit encore être un essai bon marché qui cultive l’image du mauvais garçon, bourreau des cœurs et amis des renégats ». Décidément, les apparences sont trompeuses : l’éditeur, Pierre-Guillaume de Roux, n’a pas pour habitude de publier des livres jetables (même si, avouons-le, les couvertures sont rarement à la hauteur des contenus) et l’auteur, Stéphane Guibourgé, nous rappelle à la mémoire son si beau titre Les fils de rien, les princes, les humiliés (publié en 2014). En le feuilletant, nous remarquons l’indélicatesse du destinataire de la dédicace qui, à l’évidence, ne s’est pas donné la peine de feuilleter le livre avant de s’en débarrasser auprès d’un bouquiniste. Tant mieux, le livre est quasiment donné et, dès les premières pages, nous sentons qu’il s’agit d’une belle évocation de l’une des figures les plus mythiques du cinéma français.

En effet, Stéphane Guibourgé ne réalise pas une énième biographie d’Alain Delon mais propose un tableau délicat, aux teintes personnelles, qui croise certains éléments de la vie de l’acteur, la description de ses plus grands films et l’ambiance finissante des années 1960 et 1970. On ne trouvera pas, non plus, dans cet ouvrage de longues exégèses cinématographiques au style abscons et aux formules prétentieuses. L’auteur nous invite plutôt à une promenade inspirée, parfois désabusée, dans les œuvres de René Clément (Plein Soleil), de Luchino Visconti (Rocco et ses frères, Le Guépard), de Jean-Pierre Melville (Un flic, Le Samouraï, Le Cercle rouge), de Jacques Deray (La Piscine), etc. Il en propose une interprétation que l’on pourrait qualifier d’existentielle au sens où la figure d’Alain Delon incarne à la perfection un style de vie et, disons-le, un état d’esprit qui parvient à combiner une forme de détachement altier, une violence sourde et omniprésente et une acceptation tragique de l’existence. Les grands réalisateurs qui l’ont fait tourner ne s’y sont pas trompés : ils voyaient en lui une représentation à l’état pur de la jeunesse malheureuse, frondeuse et volontiers orgueilleuse des années 1960. Une image également de la jeunesse des bas quartiers, celle qui sentait bien que sous l’exubérance clinquante des Trente Glorieuses s’agrégeaient les courants puissants de la société de consommation, la toile bientôt déployée de la servitude volontaire. En vérité, Alain Delon épouse l’époque de la bourgeoisie triomphante comme l’un de ses enfants maudits, un écorché vif qui cherche la vie sous les apparences trompeuses de la comédie sociale. 



Sans tomber dans l’autofiction, Stéphane Guibourgé distille par petites touches des éléments de sa propre enfance pour les mettre en correspondance avec ceux d’Alain Delon. Enfants mal aimés et en partie abandonnés, ils traversent le monde avec la mélancolie de ceux qui n’ont pas connu l’amour, le premier, l’amour maternel qui donne la tonalité à tous les autres. Ils se réservent alors des moments de violence, comme pour se venger, qui finiront toujours par les pousser sur le bas côté de l’existence, avec les réprouvés. Ainsi, l’immense succès d’Alain Delon laisse toujours planer une part d’ombre, que l’on entrevoit avec une force inouïe dans les traits de son visage, comme une beauté rageuse, incandescente. Cette petite ligne existentielle, cette fréquence destinale, on la perçoit dans tous les grands rôles tenus par Delon, aussi différents soient-ils. Dans L’Insoumis d’Alain Cavalier, par exemple, il est un ancien légionnaire qui met en jeu son code d’honneur pour la protection puis  l’amour d’une femme ; une femme qui le ramènera chez lui, dans son foyer, au moment où la mort tombe sur l’horizon. Que dire de cet extraordinaire tueur à gage, froid, solitaire, détaché, qui s’abandonne à lui-même dans un geste chevaleresque (Le Samouraï). C’est encore un homme absent de lui-même, cette fois-ci affairiste sans scrupule qui, dans Monsieur Klein, est pris dans l’engrenage fatal de l’épuration. 

L’acteur Delon est toujours un héros tragique que la destinée prend dans ses rets pour le mettre à l’épreuve, et le rendre à lui-même : soufflé, brûlé, envolé. En cela, il est un mythe ou plus exactement un daïmon qui se situe entre deux mondes, dans le reflet de nos peurs et de nos désirs. Avec Jean Gabin, Romy Schneider, Maurice Ronet, Burt Lancaster, Claudia Cardinale, etc., il a donné ces lettres de noblesse au septième art avant que celui-ci ne retombe dans la plèbe commerciale, avec son lot d’acteurs-cabotins qui n’ont de jeu et de présence que le reflet monochrome de l’époque. On se dispensera de les citer. 











lundi 17 septembre 2018

Entretien - Au-delà du silence



L’association Au-delà du silence a été créée en 2006. Depuis cette date, elle est l’une des rares en France à promouvoir la musique industrielle à travers l’organisation de nombreux concerts, dont le fameux cycle Kosmo Kino Plazza qui accueillera les mythiques Sutcliffe Jügend pour sa treizième édition (23 novembre 2018). Il faut le dévouement d’un passionné comme Vincent, fondateur de l'association, pour que ces musiques exigeantes trouvent leur public, et participent ainsi au foisonnement d’une culture de la marge, là où s’étirent les « sons paranormaux » et se déplacent les blocs de bruit, au plus près des oreilles délicates.

Quel a été ton parcours musical et depuis combien de temps organises-tu des concerts ? 

J’ai un parcours que je qualifierais de classique pour les gens de ma génération qui s’intéressent aux musiques qui nous occupent aujourd’hui : au début des années 90, j’ai commencé à écouter du hard rock et du heavy metal, en évoluant assez naturellement et rapidement des grands standards vers le thrash, puis le death metal et le black metal, scènes alors extrêmement fécondes et intéressantes. Vers la fin des années 90, j’ai emprunté la passerelle Cold MeatIndustry qui m’a amené vers des musiques éloignées de ce que je pouvais écouter jusqu’alors, même si on retrouvait chez ce label des esthétiques et des thématiques proches du metal. Rien de surprenant cependant, puisque nombre de musiciens officiant sur CMI y avaient leurs racines. D’ailleurs un moyen très intéressant de découvrir de nouveaux horizons consistait tout simplement à s’intéresser aux divers projets parallèles de musiciens de groupes de metal, de black metal le plus souvent. Mon intérêt pour les musiques post-industrielles a notamment été éveillé par l’écoute de projets comme Arcana, Wongraven, Mortiis, Puissance, Die Verbannten Kinder Eva’s, communément qualifiés d’atmosphériques dans la sphère metal des années 90. Plus tard ce sont Laibach, der Blutharsch, et les labels Loki Foundation, HauRuck!, Tesco, Galakthorroe ou encore Cyclic Law qui m’ont complètement fasciné et absorbé.


Bien sûr, les concerts ont joué un rôle important dans le développement de mon attrait pour les musiques post-industrielles, essentiellement le dark ambient ou les variantes du noise et du power electronics : les prestations des Grey Wolves, d’Inade ou de Bad Sector par exemple sont démentes pour quelqu’un qui est habitué aux formations guitares/basse/batterie/chant ! Malheureusement, l’occasion de voir ce genre de concerts à Paris était, et est toujours, beaucoup plus rare que celle d’assister aux tournées européennes de groupes de metal, par exemple. C’est une échelle radicalement différente. Dans la première moitié des années 2000, il y a notamment eu les 3 festivals Thérapie Auditive, et les premiers concerts des Sons Paranormaux, mais je peux difficilement citer d’autres événements vraiment marquants s’inscrivant précisément dans cette scène. Même si les Instants Chavirés par exemple étaient déjà une référence à cette époque, et depuis quelques années, il s’agissait de quelque chose de différent. Pour assouvir cette soif, je me suis donc mis à voyager pour voir les projets qui m’intéressaient. Au cours des festivals auxquels j’ai pu assister en 2005, j’ai eu deux coups de cœur : Sanctum et Job Karma. C’est ce qui m’a décidé à franchir le pas, d’autant plus sereinement que j’avais eu l’occasion de voir une partie de l’envers du décor avec Thérapie Auditive ou Les Sons Paranormaux, et que la tâche ne me semblait pas insurmontable ! C’est ainsi que l’association est née aux premiers jours de 2006, avec une date programmée le 1er juillet : Mago,Kom-Intern et Sanctum.



Quand est né « Au-delà du silence » et quelle est la raison d'être de l'association ? Quel éventail de musique est aujourd'hui concerné par les activités de l'asso ?
La création de l’association a été motivée par quelques raisons bien définies, liées à la rareté des concerts de musiques post-industrielles au sens large, et ce sont les groupes cités ci-dessus qui ont été le réel déclencheur transformant le projet en réalité. La première motivation, et qui reste l’essence d’Au-delà du Silence, c’est de permettre à des groupes ou artistes que j’affectionne et qui n’ont jamais eu l’occasion de jouer à Paris, ou trop rarement, de se produire ici. Vient ensuite l’idée de partager des coups de cœur musicaux ou de faire découvrir sur scène des projets intéressants, de mon point de vue, aux amateurs de ces musiques. Enfin, c’est tout simplement, et très égoïstement, le moyen pour moi de voir ces performances, de voir ces projets sur scène, parfois de les découvrir en live pour la première fois : un moyen de me faire plaisir ! Le panel de styles programmés s’est légèrement élargi dernièrement, mais globalement, il s’agit de musiques assimilables aux scènes industrielles et post-industrielles au sens large : ambient, dark ambient, noise, power electronics, neofolk, dark folk… 



Les premières années de l’association étaient clairement orientées sur des musiques post-industrielles avec une prédominance du dark ambient d’une part, avec les labels Loki Foundation ou  Cyclic Law notamment, et sur des projets représentant plus la branche neofolk ou dark folk d’autre part. En 2013 s’est tenue la première date avec des projets plus noise ou power electronics (La NomenKlaTur, Thorofon et Control), qui a marqué une ouverture vers ces styles, et il y a deux raisons à cela : d’abord l’opportunité de faire jouer Control, projet américain qui m’avait fortement marqué quelques années plus tôt lors d’un festival allemand, et ensuite le fait que Les Sons Paranormaux aient diminué leur activité. En effet, autour de 2010, cette association a programmé quelques dates mémorables dans le genre, tandis qu’Au-delà du Silence s’intéressait plus au dark ambient. Il y avait un manque à combler, peut-être. 2018 est indiscutablement l’année où la diversité est la plus marquée, avec le post punk de Crisis et Frustration ou le metal de Throane : tout cela reste dans des sphères musicales et esthétiques étroitement liées à ce qui a motivé la création d’Au-delà du Silence, mais surtout, ce sont des groupes qui comptent énormément pour moi ! Aujourd’hui, je dirais qu’on retrouve principalement l’essence des origines de l’association dans les concerts Kosmo Kino Plaza, soirées thématiques où tous les projets sont unis autour d’un point commun de nature variable (label, origine, sujets abordés…). Les groupes programmés dans les concerts KKP sont clairement assimilés aux scènes industrielles actuelles, du dark ambient au power electronics en passant par le neofolk.


Comment décrirais-tu aujourd'hui la scène musicale européenne, française et parisienne, en particulier en ce qui concerne les « musiques extrêmes » (si le terme te semble bien choisi) ?  Un groupe (ou plusieurs) a-t-il retenu récemment ton attention dans la scène rock, électronique, industrielle ou dark folk ?
Le terme de « musiques extrêmes » renvoie plus pour moi à des sous-genres du metal, du moins c’est le sens que j’ai tendance à lui donner spontanément, mais je ne pense pas que ce soit le sujet ici, même s’il est riche et diablement intéressant ! Pour les musiques post-industrielles autour desquelles gravite Au-delà du Silence, je pense que la scène, ou les scènes, suit des tendances similaires de l’échelle parisienne à l’échelle européenne. Ces musiques ont un public passionné et fidèle, prêt à se déplacer pour assister aux trop rares événements du genre. Mais c’est un public vieillissant et qui peine à se renouveler, du moins avec la même dévotion. Ce qui est intéressant cependant, c’est l’impression que les frontières entre les chapelles des musiques expérimentales ou industrielles semblent s’amenuiser chez les plus jeunes, alors qu’elles sont toujours aussi fortes chez, disons, les plus de 30 ans : amateurs de power electronics et de musiques expérimentales ou bruitistes plus académiques se mélangent peu passé cet âge ! De même, il me semble que les codes évoluent, et si aujourd’hui on assiste à un concert d’artistes du label Posh Isolation par exemple, on y verra un public très jeune, très looké, très « fashion ». Cependant, sur scène, les performances de projets comme Damien Dubrovnik sont une évolution modernisée du power electronics classique, l’esthétique diffère radicalement mais la musique très peu. Cela montre que ces musiques soi-disant extrêmes peuvent finalement toucher un public très large, avec le bon conditionnement.

Concernant les festivals et concerts, malgré l’arrêt, temporaire ou non, de quelques rendez-vous marquants, les agendas peuvent se noircir rapidement, surtout pour qui aime voyager : le Wroclaw Industrial Festival en Pologne, TowerTransmissions à Dresde, Der Tag der Befreiung ist nah ! et EpicureanEscapism à Berlin, le festival Runes & Men à Dresde puis Leipzig, les concerts de l’Affaire Fatale et Tesco à Mannheim, Phobos à Wuppertal, Zug Zwang à Darmstadt, United Forces of Industrial à Londres, les concerts Sonorités Obscures en Suisse, quelques festivals neofolk en Italie… et tant d’autres ! 



Malheureusement, nous sommes moins chanceux en France que nos voisins allemands, mais il faut aussi reconnaître que l’importance du public est sans commune mesure des deux côtés de la frontière. Cependant, n’oublions pas que les festivals Deadly Actions du nord de la France font office de pionniers du genre !



Si l’on se penche maintenant plus sur les artistes et sorties du moment, que dire ? La découverte de nouvelles perles n’est vraiment pas mon point fort, mais je vais me prêter au jeu ! Le constat peut sembler sévère, mais cela fait bien longtemps que je n’ai pas été touché par un nouveau projet dark folk ou neofolk. A mon sens, les projets récents les plus intéressants sont à dénicher chez le label américain Brave Mysteries. La qualité y est de rigueur, même si l’originalité fait parfois défaut. Le projet qui a le plus retenu mon attention dans le style en Europe, et plus précisément en Pologne, est By The Spirits, digne héritier des débuts de :Of The Wand And The Moon: avec des morceaux très épurés, et une reprise de Coil de toute beauté.
Les musiques dark ambient et rituelles ont le bon goût d’avoir plus de choses à offrir, à mon avis. Plus vraiment récent mais toujours intéressant, Phurpa, de Russie, est un projet qu’il me tarde de découvrir sur scène. Holotrop, de Berlin, est également un artiste à suivre : la qualité de ses sorties va crescendo. Impossible enfin de ne pas mentionner Cities Last Broadcast, qui a été un véritable coup de cœur : il s’agit d’un des nombreux projets du musicien derrière Kammarheit, c’est inquiétant, immersif, profond, angoissant… A propos de projets parallèles, Tesco nous a gratifiés récemment de 2 excellents albums, celui de Deathpanel au printemps et celui de Salford Electronics l’an dernier. Concluons avec le power electronics. Unrest Productions sait trouver les talents du genre et sort régulièrement des disques ou cassettes de qualité. Am Not et Kevlar ont été des révélations. Ces projets confirment largement sur scène les promesses de leurs enregistrements, comme ont pu le constater ceux qui ont assisté au Kosmo Kino Plaza d’avril, dédié au label londonien. 



Hormis les deux noms cités ci-dessus, mon plus gros coup de cœur sur UnrestProductions est Abscheu, projet de power electronics parisien dont les deux sorties sont imparables : intense, agressif, incisif, massif… et intelligent. Lingua Ignota, signée sur un label aux sorties majoritairement metal, parfois hype, a aussi sorti cette année un premier album varié mêlant noise, power electronics,  piano et chant possédé, osant des mariages étranges mais qui fonctionnent.



En tant qu'organisateur, quels sont tes souvenirs de concert les plus marquants ?
Comme tu t’en doutes, ces douze années ont donné lieu à quelques événements parfois drôles, parfois touchants, les anecdotes ne manquent pas ! Après la première date de l’association, les musiciens de Sanctum ont publié sur un blog une chronique de leur périple (ils venaient de Suède en voiture pour deux dates, celle de Paris et une en Belgique ou aux Pays-Bas, il me semble). Ils y ont remercié Marcela, l’amie qui avait géré les repas, en la qualifiant de meilleure cuisinière d’Europe pour le catering, ce qui nous fait encore sourire aujourd’hui. Deux ans plus tard, pour notre 2e concert, nous avons « perdu » un musicien 30 minutes avant l’heure supposée de son concert. Une fois le personnage retrouvé, il était trop angoissé pour jouer, alors que 200 personnes l’attendaient… C’est un type de situation qui fait apprendre la zénitude ! Dans le genre moins rocambolesque et plus touchant, lors du second KKP, nous avions invité Rose McDowall, et Jo Quail jouait dans son groupe. Jo débutait à peine sa carrière solo et m’a timidement demandé si elle pouvait jouer un de ses morceaux avant le set du groupe. Elle a conquis la salle et les jours suivants j’ai reçu des mails demandant qui elle était, si elle avait sorti des disques… Elle est revenue jouer deux fois par la suite dans des concerts d’Au-delà du Silence, et j’espère que ce n’est pas fini ! Dans les événements plus récents, je peux citer la grosse frayeur de la crue de la Seine qui interdisait l’accès à Petit Bain 10 jours avant le concert de Frustration et Crisis (archi complet, la première fois que ça arrivait depuis 8 ans…). Heureusement l’équipe de Petit Bain a géré la situation merveilleusement bien et le concert a pu avoir lieu au Trabendo.


Qu'en est-il des prochains concerts prévus ?
Le prochain cycle KKP se tiendra le vendredi 12 octobre aux Voûtes, dans le cadre de la nouvelle tournée européenne de Control, qui est désormais un habitué de nos concerts. La tête d’affiche sera Thorofon, projet de power electronics allemand, qui nous proposera cette fois un set old school axé sur leurs compositions de la fin des années 90. La soirée sera ouverte par Te/DIS, l’un des rares musiciens du label Galakthorroe à se confronter à l’épreuve du live. Ce sera sa première date hors d’Allemagne, dans la plus pure veine Angst Pop.
Enfin, la dernière date fixée à ce jour sera le Cycle XIII de KKP, le 23 novembre également aux Voûtes, avec un double set de Sutcliffe Jügend, qui n’ont pas joué à Paris depuis 7 ans ! Ils nous proposeront pour commencer une performance de spoken word dans la veine de certains enregistrements récents, et ils termineront la soirée avec un set de power electronics cataclysmique comme ils savent si bien le faire. Entre ces deux sets, ce sera She Spread Sorrow qui occupera la scène, pour la première fois à Paris. Elle officie dans un style mêlant death industriel, ambient, power electronics, tout en tension, chuchotements, angoisse…