Il faut être bien conseillé, ou aiguillé par la Providence, pour se
décider à lire ce roman : un pavé de sept cent cinquante pages au titre
énigmatique, orné d'une photo qui fleure bon le sentimentalisme déglingué et
d'un quart de couverture lamentable où l'on comprend qu'il s'agit d'une
éducation sentimentale dans la France des années 80. "Allez, un nouvel
avatar romanesque des Nuits fauves,
au mieux des Amants du Pont Neuf!" pense t-on aussitôt. Quant à son auteur,
Matthieu Jung, il est connu pour avoir écrit quelques romans comme Le principe de précaution dont le titre
évoque spontanément, pour ceux qui ne l'ont pas lu, l'application de thèses
sociologiques à la littérature. Bref, à moins d'avoir grandi sous Mitterrand et
d'en concevoir de la nostalgie ou bien d'adorer les histoires d'amour, genre
trop souvent médiocre, il n'y aucune
raison de s’attarder à lire les premières pages du Triomphe
de Thomas Zins. Or, ce pas franchi, il est impossible de s’en détacher.
Incarnation
Rarement, un roman sait happer son lecteur avec une telle force.
Pourtant, les choix esthétiques de son auteur semblent conventionnels : le
style est neutre, sans morceaux de bravoure ni coups d’éclats, et, tout au long
du récit, mis à part quelques discrètes interventions, Matthieu Jung choisit
l’impersonnalité, le retrait parfois tempéré d’une tendre ironie. Il ne
démontre rien mais se contente de montrer l'évolution de ses personnages. Il
s'interdit même toute digression ou réflexion sociologique sur l'époque dont
toute une école néo balzacienne, dans le sillage de Houellebecq et de Muray,
est aujourd'hui friande.
Ce roman doit sa force à une puissance d’incarnation rarement égalée
dans la littérature française contemporaine. La plupart du temps, les livres
dont les jeunes gens sont les personnages principaux sont la projection de
fantasmes d’adultes or ici, le monde est véritablement perçu à hauteur
d’adolescent. Matthieu Jung accompagne ses créatures de si près qu’il réussit
une véritable immersion dans leur psychè laquelle tour à tour attendrit, amuse et afflige. Rien des espoirs
et tourments de cet âge ne nous est épargné même les plus piteuses anecdotes,
souvent les plus déterminantes. Nous préférerions l'oublier: le socle d’une
personnalité adulte est largement composé d’historiettes apparemment
dérisoires, d’un "misérable petit tas de secrets » (Malraux), qui
pèse de manière disproportionnée sur l’existence d'un individu. Les dialogues,
les remarques et rêveries des personnages sont également d’une incroyable justesse.
L'amour de Thomas et Céline par son balancement constant entre instinct sexuel
débridé et idéalisation sentimentale, est parfaitement représentatif de
l'agitation passionnée qui anime l'adolescence, seul moment de la vie où l'être
est capable de croire, de se donner sans prudence ni retenue. De même, nous voyons évoluer, mûrir, grandir
ces personnages sans la moindre dissonance, sans que ces changements ne
semblent un seul moment artificiels. Depuis Les
Deux Etendards, jamais la jeunesse n'avait été placée au cœur d’un récit,
ne s'était exprimée avec un tel naturel ; et encore, il ne s'agissait pas, dans le chef d’œuvre de
Rebatet, d'une "véritable" jeunesse, mais plutôt du rêve éveillé d’un
homme mûr revivant la sienne.
Autre flagrante qualité du roman : sa capacité de restitution
historique. Les années 80 ont rarement à ce point été saisies dans leur
vulgarité, leur clinquant et surtout, dans leur plat conformisme, tout en
évitant la nostalgie démagogique et les "effets vintage". Dans la grande tradition du roman réaliste
Matthieu Jung sait convoquer les détails, les menus faits d’époque ou
évènements historiques susceptibles de redonner vie à tout un monde. Il inscrit
ces années dans le long terme en alternant l’histoire de Thomas et le récit de
la captivité de son grand père par les japonais en Indochine lors de la seconde
guerre mondiale, contrepoint tragique dont la vocation est de répondre à la
question première de toute aventure romanesque digne de ce nom : comment en
est-on arrivé là ?
Cette manière de situer sa narration dans des temporalités
différentes lui permet de mettre en perspective romanesque les conséquences de
mai 68 dont l’onde de choc parcourt ces années-là, mai 68 qui fut réellement
une révolution à retardement dans les mœurs et les mentalités, parfois pour le
meilleur, bien souvent pour le pire. Ce fut avec l’accession de Mitterrand au
pouvoir que cet évènement fondateur a pu déployer toutes ses virtualités, notamment les plus mortifères. Comme le
rappelait Baudelaire : "Toute révolution a pour corollaire le massacre des
innocents", phrase que Matthieu Jung a choisi de placer en exergue de son
roman. A sa lecture nous mesurons que ces années présentent l'étrange paradoxe
d'être à la fois lointaines et proches car ce sont bien les fondations de la
France actuelle qui furent alors posées et bon nombre du personnel politique et
médiatique de cette époque est toujours au pouvoir, malgré l'hécatombe des
années 2016-2017. « Et l’autre
hurluberlu de S.O.S racisme, là, avec sa touffe sur la tête façon Jackson Five,
et au nom si baroque qu’on dirait un pseudonyme inventé par Jacques Séguéla, on
va le subir encore longtemps ? » S’interroge Thomas Zins dans un
de ses rares moments de lucidité. Nous avons reconnu Harlem Désir que nous
subissons toujours, lui, et beaucoup de cette période, leurs favoris, rejetons
et gitons.
Le personnage principal, Thomas Zins, est un produit de ce monde. Son
objectif, au début du roman qui voit son entrée en classe de seconde, est de
réussir, enfin, à coucher avec une fille et de passer en première scientifique.
Il arrivera à ses fins en conquérant la plus jolie du lycée, Céline Schaller,
et en accumulant les bonnes notes. Il ne le sait pas mais il vit son âge d'or.
Thomas, jeune chien fou, à la fois volontaire et indéterminé a pour principale
faiblesse de manquer d'esprit critique, d'être le dupe des mythologies de son
époque. Souhaitant devenir écrivain, il est inconsciemment à la recherche d'un
maître, comme c'est souvent le cas à cet âge,
maitre qu'il rencontrera en la personne de Jean Philippe Candelier,
alias "Jean-Phi". Ce dernier, écrivain et homme de théâtre, est
également homosexuel revendiqué. Il révélera progressivement son âme diabolique
et exercera une emprise totale sur le jeune Thomas.
Surnaturalisme
Cioran écrivait qu'il fallait distinguer entre les écrivains du
« processus », ceux dont l'art épousait la durée et qui avaient
besoin de longs développements pour donner leur pleine mesure, et ceux du « résultat », souvent les
moralistes et les poètes, traversés par des intuitions, fulgurances et
brillants court circuits. Matthieu Jung appartient sans conteste à la première
famille. Il lui fallait un roman fleuve pour déployer son imagination et ses
multiples talents d'expression.
Plutôt que Zola, Balzac faudrait-il chercher les influences de Jung
du côté de Bernanos ou Dostoïevski car ce
qui semblait relever du roman d'apprentissage, voire du néo naturalisme, glisse alors du réalisme au
fantastique puis, lentement s'impose sa dimension métaphysique. Le triomphe de Thomas Zins est un grand roman chrétien car il met en
scène l'éternelle histoire de l'amour humain aux prises avec le Mal. Candelier,
sorte de Matzneff, de Genet ou de Tony Duvert au rabais, en prétendant vouloir
aider son disciple a trouver le bonheur ne fait que le renvoyer à ses angoisses
et complexes qu'il aggrave à dessein afin de mieux abuser de lui. Il se
comporte réellement comme Satan : il l'enferme dans des fausses alternatives,
dévalue tout ce qu'il aime et indirectement corrode son amour pour Céline.
Narcissique, il ne fait que scandaliser et inciter à l'imitation de sa personne
; posant en représentant du monde prestigieux des artistes, il laisse entendre
que l'homosexualité est la condition première à qui souhaite le rejoindre. Presque suppliant quand Thomas est assuré,
l'humiliant dès qu'il est faible, il est bien une figure du diable, cet "ami qui ne reste jamais jusqu’au bout »
selon Bernanos. "En vérité, il y en
a un au dessus de la scène qui tire les ficelles et c'est cette enflure de
Candelier, voilà, comme s'il tenait absolument à faire ressortir le mauvais
côté de chacun" (643). Son caractère démoniaque se révèle peu à peu :
au départ, il influence seulement Thomas à distance, puis exerce son emprise, enfin,
son discours le possède totalement. On n'imaginait plus la littérature
française capable de donner à un roman un tel arrière plan métaphysique, de
conférer une résonance surnaturelle à notre plus ordinaire quotidien. Le triomphe de Thomas Zins replace au
coeur de l'art romanesque les grandes questions : celles de l'amour et du mal
et nous arrache ainsi à des décennies de rationalisme court, de scepticisme
ricanant et de réflexions post kundériennes qui virent aujourd'hui au radotage.
C'est le paradoxe de Mathieu Jung : par son roman au réalisme en trompe l'oeil
il se révèle à la fois l'enfant prodige de ce moment de l'histoire littéraire
et, dans le même mouvement, celui qui la date,
comme s'il avait pour rôle d'en assurer la clotûre historique.
Disputes
Le triomphe de Thomas Zins, paru à
l'automne 2017, s’il n'a obtenu aucun succès, a néanmoins suscité quelques
débats qui ne manqueront pas de s'amplifier, étant donné le statut de classique
qui lui sera certainement accordé un jour (quand ? c'est une autre affaire).
Parmi les reproches qui lui furent adressés figure notamment celui,
d'être "le Houellebecq du pauvre". Ce reproche, scandaleux de
superficialité, est injuste car le néo naturalisme de Matthieu Jung est de pure
façade et s'ouvre lentement à des perspectives métaphysiques inaccessibles à un
Houellebecq pour lequel, à l'image de la majorité des écrivains français, la sociologie reste reine des
sciences et la religion, simple objet de spéculation intellectuelle. Surtout,
Houellebecq incarne peu ses personnages qui ne paraissent jamais
« autonomes » mais supports à ses thèses ou, au mieux, prétextes à
satires, souvent très drôles. Seulement,
qui se souvient d'un seul personnage de Houellebecq ? Les créatures de Matthieu
Jung sont inoubliables ; quant au regard qu’il porte sur elles, il est souvent
empreint d'une étrange bienveillance qu'il n'est sans doute pas exagéré de
qualifier de charité. Ce roman en usant
en apparence des mêmes techniques du néo naturalisme houellebecquien, en
révèle, en creux, toutes les limites.
Les autres reproches furent d'ordre "politique". L’imbécile
réactionnaire s’est offusqué de la crudité des nombreuses scènes de sexe, de
l’usage constant de « gros mots » et surtout, du fait que la question
de l’homosexualité soit placée au cœur du récit ; l’imbécile progressiste quant
à lui, s'est inquiété que, pour une fois, l’homosexualité, ne soit pas dépeinte
de manière flatteuse. Oublions le premier qui de toute façon ignore ce qu’est
la littérature, et renvoyons-le à sa lecture de Jean d'Ormesson. Au second,
nous répondrons que Candelier, avant d'être homosexuel, est surtout pervers
c'est-à-dire que l’essentiel de son plaisir trouve sa source dans l'emprise
psychologique qu'il exerce sur les êtres.
D'ailleurs, il n'est pas seulement homosexuel, ne répugnant pas à des orgies sadiennes et des pratiques pédophiles. Tous les homosexuels ne sont pas pervers, sadiens ou pédophiles mais lui l'est. Un personnage de roman a droit lui aussi à sa singularité sans être assigné au rôle de porte parole attitré d'une communauté, vérité littéraire fondamentale de plus en plus difficile à faire admettre. Quant à son discours militant gay, pour caricatural qu'il soit, on peut également le comprendre comme une allégorie de la modernité laquelle consacre la toute puissance d'un individu, autodéterminé, mu par les seuls impératifs de jouissance. Matthieu Jung est courageux d’évoquer quelques réalités déplaisantes relatives à l’homosexualité tant celle-ci est aujourd’hui valorisée au point de rendre scandaleuse toute mise en perspective historique, et donc critique, de quelques uns des plus ineptes discours dont sa promotion est parfois assortie. La vision du monde de Candelier , qui oppose homosexuels et hétérosexuels, est binaire, donc idéologique, et Thomas Zins, d'une certaine façon, à l'image de certains personnages des Démons de Dostoeivski, est lui aussi la victime d'une idéologie. Poussant plus avant le rapprochement entre les deux romans, on pourrait considérer Candelier comme un frère grotesque de Stavroguine : sa distance ponctuée d’apparitions intermittentes (le caractère dévastateur de ses rares interventions sur la psychè de Thomas est parfaitement rendu), obscurcit la vie des protagonistes et, indirectement, les meut.
D'ailleurs, il n'est pas seulement homosexuel, ne répugnant pas à des orgies sadiennes et des pratiques pédophiles. Tous les homosexuels ne sont pas pervers, sadiens ou pédophiles mais lui l'est. Un personnage de roman a droit lui aussi à sa singularité sans être assigné au rôle de porte parole attitré d'une communauté, vérité littéraire fondamentale de plus en plus difficile à faire admettre. Quant à son discours militant gay, pour caricatural qu'il soit, on peut également le comprendre comme une allégorie de la modernité laquelle consacre la toute puissance d'un individu, autodéterminé, mu par les seuls impératifs de jouissance. Matthieu Jung est courageux d’évoquer quelques réalités déplaisantes relatives à l’homosexualité tant celle-ci est aujourd’hui valorisée au point de rendre scandaleuse toute mise en perspective historique, et donc critique, de quelques uns des plus ineptes discours dont sa promotion est parfois assortie. La vision du monde de Candelier , qui oppose homosexuels et hétérosexuels, est binaire, donc idéologique, et Thomas Zins, d'une certaine façon, à l'image de certains personnages des Démons de Dostoeivski, est lui aussi la victime d'une idéologie. Poussant plus avant le rapprochement entre les deux romans, on pourrait considérer Candelier comme un frère grotesque de Stavroguine : sa distance ponctuée d’apparitions intermittentes (le caractère dévastateur de ses rares interventions sur la psychè de Thomas est parfaitement rendu), obscurcit la vie des protagonistes et, indirectement, les meut.
Avortons
Le triomphe de Thomas Zins est également
un roman sur les années 80 et leur silencieuse hécatombe. Notre époque prétend
adorer les victimes mais elle opère un choix sélectif, certaines étant
étrangement oubliées : jeunes hommes abusés par des pédérastes, femmes brisées par l'avortement, adolescents
submergés par leurs angoisses sentimentales et sexuelles dans le climat
d’extraversion forcenée et vulgaire des années 80. Rarement autant d'inédites
souffrances n'auront été mises à jour, faisant de la littérature, de nouveau,
un authentique moyen de connaissance.
Parfois, émerge dans les médias une figure de cette décennie, comme
récemment celle de Gilles Bertin, ancien chanteur du groupe punk Camera Silens,
lequel, drogué, sidéen, a vécu vingt ans dans la clandestinité suite à un
casse, et qui, par dégoût du mensonge, pour racheter son image aux yeux du fils
de sa première femme décédée, s'est rendu volontairement aux autorités.
Revenant parmi d'autres dont l'unique
vocation semble de témoigner de la déglingue de masse qui a sévit en Occident
ces dernières décennies. Il est parfois
tentant de voir en Thomas Zins un
archétype car nous en avons tous connu de ces adolescents prometteurs qui
achevèrent leur course, à trente ans, dans une complète déchéance. A leur sujet
nous nous sommes posé la question inaugurale du roman : comment en
sont-ils arrivés-là? Sans jamais parvenir, bien sûr, à comprendre ce qui
s’était passé. Ce roman, après des difficultés, aura son heure. En attendant,
on lui pardonnera mal d'avoir porté atteinte au sacré de notre époque, sacré
qui protège la très sainte évolution des mœurs qui a cours depuis maintenant un
bon demi-siècle. Mais peu importe, puisque nous ne pouvons nous résigner à sa
disparition et, avec Céline Schaeller, en restons persuadés: Thomas Zins
reviendra.
François
GERFAULT
* On pense également à Julien Green dont les romans débutent souvent
dans des petites villes de province, décrites de manière très balzacienne et
versent dans une ambiance onirique.
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