jeudi 6 septembre 2018

Googlocratie



En plus des différentes applications développées au fil des ans, permettant sans cesse à l’écosystème informatique et économique de Google de s’étendre, les concepteurs du moteur de recherche omniscient ont pris l’habitude d’ajouter à leur création quelques bonus récréatifs. C’est le cas des Google Doodles (de l’anglais doodle signifiant «gribouillage», paronyme de « google»), qui sont des ajouts et modifications apportés au logo «Google » sur la page d’accueil du moteur de recherche afin de célébrer ou signaler un événement particulier. Le premier des Google Doodle relevait encore de l’autocélébration potache : en 1998, les fondateurs de google.com, société qui n’existe pas encore, décident de fêter le succès des premières démarches qui leur ont permis de réunir un million de dollars. Avant de s’installer dans le garage d’une amie en septembre 1998 pour y fonder le siège social de Google Inc., Sergueï Brin et Larry page décident de fêter cela en allant prendre un bon bol d’air brûlant et se détendre un peu au festival Burning man, organisé chaque année dans le désert de Black Rock au Nevada. C’est l’occasion de publier, le 30 août 1998, le premier Doodle sur la page de Google, indiquant aux fans de l’entreprise à naître et à leurs investisseurs que les deux jeunes fondateurs sont partis prendre un peu de bon temps avant de passer aux choses sérieuses. Des milliers de Google Doodle se sont succédés depuis, marquant différents événements ou anniversaires en fonction des pays où la page d’accueil de Google est consultée : fêtes nationales, élections, manifestations sportives, centenaire de la naissance de Charles Trenet (18 mai 2013 en France), Martin Luther King Day (aux États-Unis le 15 janvier 2018), 105e anniversaire de la première expédition vers le pôle sud (le 14 décembre 2016 au Groenland), 250e anniversaire du musée de l’Ermitage le 7 décembre 2014 en Russie ou 80e anniversaire de l’ouverture du métro de Moscou le 15 mai 2015…

Une autre tradition à laquelle Google n’a pas renoncé est la célébration des poissons d’avril. En 2002, Google prétend ainsi révéler le secret qui se cache derrière le succès de son algorithme de recherche PageRank en expliquant aux curieux que tout repose en réalité sur le principe de « PigeonRank », un système révolutionnaire utilisant des milliers de pigeons chargés de reconnaître sur un écran les résultats de recherche les plus pertinents en tapant avec leur bec sur une touche du clavier. En 2004, la page d’accueil publie quelques offres d’emplois fictives, parmi lesquelles on trouve une annonce pour intégrer un centre de recherche sur la lune. En 2007, la société annonça sur la page d’accueil de gmail, le service de messagerie électronique développé par Google, la création d’un nouveau service, « Gmail Papers », proposant aux utilisateurs d’imprimer leurs courriers électroniques pour les envoyer par la poste aux destinataires. En 2013, la société proposait aux utilisateurs de faire passer un câble de fibre optique par leurs toilettes et le système des égouts pour améliorer la connexion, grâce à la mise en place de « Google TISP », Google Toilet Internet Service Provider, agrémenté d’un logiciel d’analyse du contenu des excréments afin d’adresser aux internautes des publicités ciblées intégrant suggestions culinaires et traitements contre les indispositions gastriques. 

 

Le poisson d’avril le plus intéressant reste cependant le tout premier proposé aux utilisateurs du moteur de recherche : «MentalPlex», mis en ligne le 1er avril 2000. MentalPlex était supposé offrir un service de recherche révolutionnaire basé sur la lecture des ondes cérébrales des utilisateurs afin de suggérer les résultats de recherche les plus pertinents. pour cela, MentalPlex demandait à l’internaute de « retirer chapeau et lunettes » et de fixer intensément un cercle concentrique tourbillonnant situé à gauche de l’écran afin de « projeter l’image mentale de ce que vous désirez obtenir », l’image devant apparaître au bout de quelques secondes dans le cercle permettant à l’utilisateur de cliquer dessus pour accéder aux résultats de recherche. Le poisson d’avril proposait même une page d’aide expliquant un peu plus précisément le principe de MentalPlex. on y apprenait ainsi que MentalPlex était même capable d’anticiper les requêtes avant qu’elles ne se forment dans l’esprit de l’internaute en faisant usage d’« 1,3 milliards de variables » parmi lesquelles « les cinq sites que vous avez visités avant d’arriver sur Google », « la pression de l’air, l’humidité et le taux d’ozone», « la configuration astrologique au moment de la visite », « la rapidité et l’angle des mouvements de la souris », « l’aura personnelle et l’activité cérébrale». À la question « MentalPlex viole-t-il votre vie privée? », les auteurs du poisson d’avril répondaient avec amabilité que « tandis que MentalPlex a la capacité de connaître vos secrets et désirs les plus intimes, ces informations sont uniquement utilisées à des fins statistiques et rarement vendues à des publicitaires à moins que ceux-ci le demandent très très gentiment. »

Le poisson d’avril était extrêmement amusant en 2000. Près de vingt ans plus tard, alors que Google est le moteur de recherche le plus utilisé sur la planète et que les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) règnent sur l’économie numérique au point de proposer des services omniprésents dans la vie quotidienne de près de quatre milliards d’utilisateurs, il fait moins rire. «La réputation de la firme semble inattaquable. Le logo coloré et ludique de Google est imprimé sur des rétines humaines un peu moins de six milliards de fois par jour, 2,1 trillions de fois par an. Une opportunité de conditionnement imposé dont n’a bénéficié aucune autre entreprise dans l’histoire.» L’homme qui tient ces propos n’est autre que Julian Assange, fondateur de Wikileaks. Depuis 2006, son ONG s’est activée à diffuser des documents confidentiels émanant de grandes institutions gouvernementales, publiques ou privées, obtenus grâce à des informateurs qui font fuiter (to leak en anglais) ces informations. En avril 2011, Wikileaks avait publié sur son site des milliers de pages appartenant à des documents datant de 2002 à 2008 et décrivant en détails les conditions d’emprisonnement de 765 prisonniers de Guantanamo (sur un total de 779, selon Wikileaks). 

Avant cela, la vidéo Collateral murder avait révélé au grand public les conditions de la terrible bavure de l’armée américaine en Irak causant la mort, le 12 juillet 2007, de douze personnes, dont le journaliste de Reuters Namir Noor-Elden et un enfant de neuf ans. Le 28 février 2012, des millions de documents publiés en ligne révélaient que la firme Strategic Forecasting espionnait pour le compte de la NSA des militants écologistes à Bhopal en Inde, ainsi que des activistes d’Occupy Wall Street ou de la PETA, association de défense des animaux. parmi toutes ces révélations, ce sont celles d’Edward Snowden qui ont eu le plus d’impact, conduisant l’ex-employé de la NSA à chercher refuge dans la Russie de Vladimir Poutine et donnant à Wikileaks à une célébrité mondiale. Le dernier fait d’armes de Wikileaks fut la diffusion des e-mails piratés de la direction du parti Démocrate au cours de l’élection présidentielle américaine de 2016. L’ONG fut à cette occasion la cible de nombreuses critiques, provenant aussi bien de la société civile ou politique que des services de renseignement américains, accusant Wikileaks d’avoir directement pesé sur le cours de la campagne, voire d’avoir clairement favorisé l’élection de Donald Trump à la présidence. Julien Assange, qui est réfugié depuis juin 2012 à l’ambassade de l’Équateur à Londres et vit sous la menace d’une extradition aux États-Unis depuis les révélations de 2011, a rencontré Eric Schmidt, PDG de Google de 2001 à 2011. Assange narre la rencontre dans son ouvrage When Google met Wikileaks :

« Eric Schmidt est une figure influente, même au milieu de la galerie de puissantes personnalités que j’ai pu croiser depuis que j’ai fondé Wikileaks. À la mi-mai 2011, j’étais assigné à résidence dans la campagne du Norfolk, à peu près à trois heures de route de Londres. L’offensive contre Wikileaks battait son plein et chaque moment perdu semblait une éternité. Il était difficile d’avoir mon attention. mais quand mon collègue Joseph Farrell m’apprit que le président exécutif de Google sollicitait une entrevue avec moi, je fus tout ouïe. »

L’entrevue a lieu en juin, à Ellingham Hall dans le Norfolk où se trouve Assange. Eric Schmidt vient accompagné de Jared Cohen, ancien employé du Département d’État des États-Unis (équivalent du ministère des affaires étrangères), Lisa Shields, Vice-présidente en charge de la communication et des relations médias pour le Council of Foreign relations (CFR) et Scott Malcomson, expert aux Nations-Unies, membre du Council of Foreign relations et futur conseiller de Susan Rice, conseillère à la sécurité nationale des États-Unis. L’entretien est de haut niveau. La description que fait Assange d’Eric Schmidt est saisissante :

« C’était une personne qui avait compris comment bâtir et faire perdurer un système : système d’information et réseau d’influence. Mon univers était nouveau pour lui, mais il s’agissait aussi d’un univers dans lequel se déployait le savoir-faire humain, de calcul et de flux d’information. »
Et Assange de noter : « C’est la même intelligence qui avait conceptualisé et adapté les principes de conception logicielle pour faire de Google une mégacorporation. » De l’entretien lui-même, Assange ne dit pas grand-chose, hormis le fait qu’il s’en souvient comme l’une des « meilleures interviews [qu’il a] données dans [sa] vie ». 

C’est le livre publié par Schmidt et Cohen – principal prétexte de l’entretien – qui a retenu en particulier l’attention d’Assange. Originellement titré The Empire of the Mind, l’ouvrage fut pour finir publié en avril 2013 sous le titre : The New Digital Age : reshaping the Future of People, Nations and Business. pour Assange, le livre est « une fusion simpliste entre l’idéologie de la “fin de l’histoire” de Fukuyama – en vogue depuis les années 1990 – et la technologie des téléphones portables. Il était peuplé de silhouettes de shibboleths[1] de Washington, pleins de l’orthodoxie du Département d’État et de flagorneries d’Henry Kissinger. » The New Digital Age représente pour Assange « un chant d’amour de Google à washington. Google, un super-État numérique en devenir, s’offrait à devenir l’éminence grise de Washington en géopolitique ».



 Et cette perspective ne laisse pas d’inquiéter Assange, témoin de la croissance mondiale de Google et de la mise en place de son absolu monopole : « Google est en train de devenir l’Internet pour beaucoup de gens. Son influence sur les choix et les comportements de la totalité des êtres humains se traduit par le pouvoir d’influer sur le cours de l’histoire. Si le futur de l’Internet doit être Google, ce sera une menace sérieuse pour les habitants de la planète – en Amérique latine, en Asie du Sud et du Sud-Est, sur le continent indien, au Moyen-orient, en Afrique subsaharienne, dans l’ancienne Union Soviétique et même en Europe – pour tous ceux qui voient en Internet la promesse d’une alternative à l’hégémonie culturelle, économique et stratégique des États-Unis. » Julian Assange a cependant peut-être lui-même développé sa propre conception universaliste et quelque peu hégémonique. Les penchants légèrement mégalomanes du fondateur de Wikileaks ont été soulignés par nombre de ses anciens collaborateurs, dont Jacob Appelbaum, qui avait coécrit avec Assange, en 2013 également, un livre dont le titre était tout un programme : Cypherpunks: Freedom and the Future of Internet. Par ailleurs, les journalistes d’investigation Pierre Gatineau et Philippe Vasset donnent, dans leur ouvrage Armes de déstabilisation massive. Enquête sur le business des fuites de données, une tout autre version de l’entrevue entre Assange et Schmidt en 2011:

« Des entreprises comme Google, par exemple, sont engagées dans cette intermédiation entre les gens qui ont l’information et ceux qui la veulent. Eh bien, c’est pareil pour Wikileaks, explique en substance Assange à Eric Schmidt : le site de diffusion de fuites massives est un « système total ». Il y a quelque chose d’un peu déconcertant à écouter une figure plus généralement identifiée avec la subversion tous azimuts décrire son projet en termes monopolistiques et le comparer à celui de l’entreprise la plus intégrée dans l’économie mondiale. Mais l’équation est révélatrice à bien des égards : comme Google, Wikileaks est une place d’échange qui vise à supprimer les intermédiaires – en l’occurrence les journalistes – et à mettre en place un monopole, celui du courtage de l’information brute. Et Assange, comme Schmidt, est un entrepreneur : d’un projet, d’abord, mais aussi et surtout de lui-même. »

Wikileaks n’est d’ailleurs pas une ONG dépourvue de moyens : les serveurs de l’organisation sont installés à proximité de Stockholm, trente mètres sous terre, dans un ancien abri nucléaire construit dans les montagnes Blanches. Un décor de film d’espionnage qui pourrait même faire pâlir le dispendieux « Googleplex », le siège pharaonique et high-tech de Google en Californie. Et les priorités de Wikileaks en matière de fuite de documents semblent être depuis quelques années à l’unisson du soutien principal dont bénéficie désormais l’ONG : celui de la Russie. La géopolitique d’Internet se construit à mesure que les alliances se font et se défont entre les puissants acteurs de l’Internet et les gouvernements, acteurs qui peuvent aussi bien être des ONG comme Wikileaks que des multinationales comme Google. Même si le pouvoir et le poids économique de Google sont sans comparaison, la capacité de Wikileaks à influer sur les relations internationales est également impressionnante.

La couverture de la réédition du livre de Schmidt et Cohen, en 2014, figurant des mains avidement tendues vers une sphère électronique qui pourrait figurer aussi bien la planète terre qu’une divinité numérique dont la puissance et la bienveillance seraient révélées à l’humanité reconnaissante, illustre cependant assez bien le jugement porté par le patron de Wikileaks sur Google. L’humanité est d’ailleurs aujourd’hui si reconnaissante qu’il existe même un culte rendu à Google. Comme l’avouait l’homme d’affaire américain Roger McNamee dans une interview donnée à USA Today le 8 août 2017 : « J’ai investi très tôt dans Google et Facebook. Désormais, ils me terrifient », remarquant au passage que : « Facebook a deux milliards d’utilisateurs à travers le monde. Google et Youtube en totalisent un milliard et demi. Ces chiffres sont respectivement comparables au nombre de croyants chrétiens ou musulmans dans le monde, conférant à Google et à Facebook une influence plus grande que les principales puissances mondiales. » McNamee ne croit pas si bien dire. Il existe désormais une « Église de Google » prônant la religion officielle du googlisme, fondée en 2009 par un petit plaisantin du nom de Matt Macpherson et présentée comme une religion parodique inspirée du culte du monstre Spaghetti Volant et par la relation de plus en plus symbiotique entre l’utilisateur d’Internet et les technologies comme celles de Google qui jouent un rôle de plus en plus capital dans nos vies. L’Église de Google affirme sur son site, http://churchofgoogle. org/, que le moteur de recherche de Page et Brin est pour l’humanité ce qui se rapproche le plus d’un être divin et propose un argumentaire en neuf points pour étayer cette affirmation :

#1 Google est omniscient, du moins il est proche de l’omniscience puisqu’il indexe 9,5 milliards de pages, offrant aux pauvres mortels un accès à la connaissance universelle grâce à son algorithme PageRank (Loué Soit-Il!)
#2 Google est omniprésent. grâce au Wi-Fi, il est possible d’entrer en contact avec Google partout sur la planète.
#3 Google répond aux prières. grâce à une simple recherche, il est possible de trouver la réponse à n’importe quelle question (mais comme le remarque l’auteur de l’argumentaire: Demandez à Google et Elle vous montrera la voie. mais vous montrer est tout ce qu’Elle peut faire, à partir de là il faudra vous débrouiller tout seul).
#4 Google est immortel. Son algorithme est installé sur de multiples serveurs. Théoriquement Google peut vivre éternellement.
#5 Google est infini. L’Internet peut théoriquement croître éternellement et Google indexera pour l’Éternité ses nouvelles pages.
#6 Google se souvient de tout. Google archive régulièrement pages et informations dans ses centres de données massifs. En fait, en confiant vos pensées et vos opinions à Google, vous vivrez éternellement dans le Cache* Google.
#7 Google ne peut faire le mal et est omnibénévolent.
#8 Le terme «Google» fait l’objet de plus de recherches que «Dieu», «Jésus», «Allah», «Bouddha», «Chrétienté», «Islam», «bouddhisme» et «judaïsme» combinés.
#9 Il y a plus de preuves de l’existence de Google que de l’existence de Dieu. pour vous en rendre compte, surfez sur www.google.com. pas de foi requise pour croire.

L’Église de Google tente de répondre à bien d’autres questions telles que « y-a-t-il une vie après Google ? » ou « Google est-il une femme ? » (ce à quoi les responsables de l’Église, en se fondant sur les anciennes traditions polythéistes, répondent que oui). Mais en dehors de la Très potache Église de Google, d’autres individus prennent très au sérieux la possibilité d’instituer une divinité numérique. Anthony Levandowski, informaticien et ingénieur d’origine belge et concepteur avec Sebastian Thrun de la Google Car, la voiture sans chauffeur de la firme californienne, en est convaincu : plutôt que d’attendre que l’Intelligence Artificielle se développe suffisamment pour nous dominer, autant prendre les devants et créer un dieu numérique. C’est pourquoi, après avoir commencé sa carrière d’ingénieur à Bruxelles en inventant un robot en lego capable de trier les billets de monopoly puis une moto sans pilote inspirée de la bande dessinée Marvel Ghost Rider, puis participé au développement du projet Street View de Google en 2007 et travaillé ensuite sur le concept des véhicules autonomes, Levandowski a fondé en Californie en 2015 l’organisation The Way of the Future, dont le but avoué est de parvenir à coder une divinité numérique qui sera bienveillante pour l’humanité. Et ça, ce n’est ni une parodie, ni un nouveau poisson d’avril de Google.

Laurent Gayard, Darknet, GAFA, Bitcoin. L'anonymat est un choix. Slatkine&Cie. Juin 2018. 18 €

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire