vendredi 27 février 2015

Péguy et Orwell : pour une société décente

Le professeur du dimanche, en provenance directe de chez les Apaches, a bénéficié des oeuvres complètes de Péguy qu'il a aussitôt rattachées à ses premières amours, Georges Orwell, pour nous dévoiler une lecture décente du politique, celle qui renvoie à des manières de bien vivre et jamais à des formes de bonne gouvernance. Nous le suivons à pas cadencés, et les yeux fermés, anonymes et secrets. 

Orwell et Péguy partagent tous deux l’opinion que la morale ordinaire est un rempart contre les systèmes qui précisément évacuent la morale. Cela ne veut pas dire que la morale n’est pas complexe ou qu’elle ne demande pas un effort, au contraire peut-être, mais elle se veut avant tout ce qui est le plus simple et le mieux partagé. Comme l’écrivait Péguy, « (…) il n’y a rien de mieux au monde qu’une vie d’honnête homme ; il n’y a rien de meilleur que le pain cuit des devoirs quotidiens »[1]. Autre élément important : le rapport au concret fondamental, autrement dit la morale est avant tout relative à l’expérience commune. L’individu à l’abri dans son confort est souvent le plus à même d’éprouver de la haine et de la justifier. Orwell prend l’exemple de l’intellectuel qui justifiait les crimes totalitaires : « Notre civilisation produit deux types de personnes en quantités toujours plus grandes : le gangster et la tapette. Ils ne se rencontrent jamais mais chacun est nécessaire à l’autre. Quelqu’un, en Europe de l’Est, « liquide » un trotskiste ; quelqu’un à Bloomsbury en rédige une justification »[2]. Plus largement, Orwell souligne la propension des civils à haïr l’ennemi plus que les soldats : « On sait par expérience que les individus les moins contaminés par l’hystérie guerrière sont les combattants eux-mêmes. Ils sont les moins enclins à haïr leurs ennemis, à gober les mensonges de la propagande et à exiger une paix vengeresse. (…) le civil, lui, bien à l’abri et bien nourri, dispose d’un surplus d’émotions qu’il va pouvoir consacrer à haïr tel ou tel : l’ennemi s’il est patriote, son propre camp s’il est pacifiste »[3]. Ce que suggère ici Orwell, c’est qu’un rapport sain à l’autre, empreint de common decency, suppose un minimum de condition commune.

Common decency

La common decency s’accompagne du geste don/contre don théorisé par Mauss dans son essai sur le don. Il se distingue de la charité potentiellement humiliante comme a pu le constater Orwell lorsqu’il fréquentait les vagabonds des faubourgs de Londres, dans la mesure où il suppose que celui qui reçoit doit être capable de rendre. Quant à Péguy, lorsqu’il parle de charité notamment à propos du Saint et du Héros, il ne s’agit pas d’une vulgaire aumône dans un rapport asymétrique, mais bien d’un acte qui sert autant qu’il sauve. Il s’agit en effet de sauver, et non uniquement de procurer un lot de consolation. C’est par ailleurs la condition d’autrui qui intime à ce sauvetage comme obligation morale : en cela il fait la distinction importante entre pauvreté et misère : « On confond presque toujours la misère avec la pauvreté ; cette confusion vient de ce que la misère et la pauvreté sont voisines ; elles sont voisines sans doute, mais situées de part et d’autre d’une limite ; et cette limite est justement celle qui départage l’économie au regard de la morale »[4]. Si l’on peut être digne en étant pauvre, ce n’est plus le cas lorsqu’on est dans la misère, qui suppose la perte des liens de solidarité et des attachements permettant de vivre décemment. Or, précisément, c’est l’idée que la déliaison est nécessairement un bienfait originaire que Péguy et Orwell vont combattre. 

En effet, dans la tradition philosophique qui va de Rousseau à Kant, la liberté est comprise comme une capacité pour les individus de se détacher et de se déraciner. Il faut que l’homme s’arrache des pesanteurs du donné. Or, pour Orwell, la liberté « est d’abord, pour chaque individu comme pour chaque communauté, une somme de fidélités et d’habitudes composant un univers personnel qu’il s’agit à la fois de protéger et de partager. Son principe n’a donc rien à voir avec la révolte orgueilleuse de celui qui s’insurge contre la totalité de l’existant. Le désir d’être libre ne procède pas de l’insatisfaction ni du ressentiment mais d’abord de la capacité d’affirmer et d’aimer, c’est-à-dire de s’attacher à des êtres, à des lieux, à des objets, à des manières de vivre »[5]. C’est en cela que l’on peut comprendre le patriotisme d’Orwell qui n’a rien à voir avec le nationalisme. Oui les ouvriers ont une patrie, et sans doute appréhendent-ils mieux la patrie que beaucoup d’intellectuels qui ont vis-à-vis d’elle un rapport idéologique, soit en la niant au nom de l’internationalisme, soit en la fétichisant au nom du nationalisme. « Par “patriotisme”, j’entends l’attachement à un lieu particulier et à une manière de vivre particulière, que l’on croit supérieurs à tout autre mais que l’on ne songe pas pour autant à imposer à qui que ce soit. Le patriotisme est par nature défensif, aussi bien militairement que culturellement. En revanche, le nationalisme est indissociable de la soif de pouvoir. Le souci constant de tout nationaliste est d’acquérir plus de pouvoir et de prestige non pour lui-même mais pour la nation ou l’entité au profit de laquelle il a choisi de renoncer à son individualité propre »[6].

La morale commune, donc, est une morale en acte. « Toutes les théories et toutes les phrases ne valent pas un acte socialiste, chacun doit commencer par socialiser sa vie »[7]. Dans son ouvrage Hommage à la Catalogne, où Orwell relate son engagement dans la guerre civile espagnole, il évoque cette common decency qu’il a pu trouver chez les Espagnols, y compris dans la police politique. Fin 1936, à Barcelone, le conflit était intense au sein même du camp républicain, particulièrement entre anarchistes et staliniens. Orwell était alors activement recherché, soupçonné d’être un élément dangereux (il avait combattu au sein du POUM, parti trotskyste dans la ligne de mire des staliniens). Sa chambre d’hôtel fut alors activement fouillée par la police en quête de pièces à charge (armes, brochures, livres,…). Il se trouve que sa femme était couchée sur le lit. La pièce fut fouillée de fond en comble, à part sous le lit qui aurait pu receler tout un tas de ces éléments séditieux. Mais voilà : cela ne se fait pas de déranger une femme et de troubler son intimité. Il y a des choses qui ne se font pas. Principe fondamental de l’auto-limitation qui est une composante essentielle de la common decency.

Péguy, aussi, accorde toute son importance à cette morale ordinaire, mais la complique un tant soit peu en introduisant l’extraordinaire qu’il va pouvoir associer à l’importance qu’il prête aux personnalités. « J‘espère que nos propositions ne seront jamais extraordinaires, car la vérité morale est communément simple. Cependant, nous admettrons aussi les propositions vraies qui seraient extraordinaires »[8]. Autrement dit, nous nous retrouvons chez Péguy dans une dialectique de l’ordinaire et de l’extraordinaire qui explique l’importance de la personnalité dans son rapport à la morale et à la vérité. « Aussi longtemps que l’alcoolisme nous fera pauvres de race et le parlementarisme pauvres de pensée, tant que le vice nous fera pauvres de corps et le vice d’autorité pauvres de cœur et de liberté, tant que nous n’aurons pas débarrassé ce pays du vice bourgeois, qui est le luxe, et du vice populaire, qui est le luxe de la démagogie populacière, nous ne pourrons ni méconnaître ni négliger les personnalités individuelles ou familiales »[9]

La personnalité est en effet fondamentale et ne doit pas se fondre dans la masse, dans l’Etat, le consumérisme ou l’utilitarisme sous peine de perdre sa dignité. La personnalité qui se distingue aspire à la sainteté et à l’héroïsme, ce qui n’est pas incompatible avec la condition ordinaire. Péguy considère par exemple le père de famille comme le héros des temps modernes : « C’est commettre la plus grosse erreur, l’erreur la plus stupide et la plus grossière que de croire, que de s’imaginer que la vie de famille, parce qu’elle est une vie retirée, est aussi une vie retirée du monde. C’est exactement, c’est diamétralement le contraire. (…) Il n’y a qu’un aventurier au monde, et cela se voit très notamment dans le monde moderne : c’est le père de famille »[10]. Le père de famille « n’est point engagé seulement dans la cité présente. Il est de toutes parts engagé dans l’avenir du monde »[11]. Il se préoccupe en effet avant tout du sort de ses enfants dont il est responsable, et qu’il va lancer dans un monde dont il s’inquiète qu’il soit suffisamment décent pour eux.

Les héros ordinaires ont alors à lutter. Une lutte spirituelle qui a lieu contre les puissances réifiantes de l’argent. Seulement cette lutte ne se fait pas à n’importe quel prix, et la fin ne justifie pas les moyens. Il s’agit alors de retrouver une éthique du combat qui aille à l’encontre du mode de guerre induit par les puissances de l’argent. Péguy oppose ici le duel chevaleresque et l’empire : « Dans le système chevaleresque, il s’agit de mesurer des valeurs. Dans le système de l’empire, il s’agit d’obtenir et de fixer des résultats »[12]. Il ne suffit pas de combattre pour ses idées, d’être fidèle à ses idées, il faut aussi gagner l’estime de l’adversaire, faire en sorte que le combat mené lui paraisse honorable. Nulle question de tolérance ou de transigeance ici, il s’agit avant tout d’une question de forme et d’image (Péguy parle de « théorie de l’image ») qui reflète le respect réciproque des combattants sur le mode du duel chevaleresque (qui s’oppose à l’empire lié à la domination). Le rapport à autrui implique l’absence de bassesse morale (Péguy enjoint notamment de ne pas « scandaliser » l’adversaire) et à la fois une certaine exigence mêlée de respect vis-à-vis de l’autre : « (…) le modernisme consiste à ne pas croire ce que l’on croit. La liberté consiste à croire ce que l’on croit et à admettre (au fond, à exiger), que le voisin aussi croie ce qu’il croit »[13].

Révolution!

On a souvent tendance à considérer que la vision qu’a Orwell du peuple et des ouvriers est idéalisée, faisant de lui un sujet naturellement enclin à être bon et moral. Ce serait cependant se méprendre sur sa conception. Tout d’abord, la morale, la common decency, n’est pas naturellement liée aux classes populaires, elle est le produit d’une expérience commune, de certaines conditions et ne constituent en rien un préservatif absolu contre la bêtise, en témoigne ce propos d’Orwell : « La lutte de la classe ouvrière ressemble à une plante. La plante est aveugle et stupide, mais elle en sait suffisamment pour continuer à croître en direction de la lumière, et elle continuera, malgré les déconvenues sans fin »[14]. L’espoir demeure donc, malgré tout, sans naïveté. En effet selon lui « Toutes les révolutions sont des échecs, mais il y a des échecs de différentes sortes »[15]. Autrement dit il ne s’agit pas d’être antirévolutionnaire par principe : certaines révolutions virent au totalitarisme mais d’autres laissent des traces d’une émancipation qui n’en finit jamais. 

Mais c’est surtout Péguy qui a développé une conception positive de la révolution, qui ne s’assimile ni à la table rase, ni au progressisme, et qui peut s’accorder avec la pensée d’Orwell : « (…) au fond une révolution n’est une pleine révolution que si elle est une plus pleine tradition, une plus pleine conservation, une antérieure tradition, plus profonde, plus vraie, plus ancienne, et ainsi plus éternelle ; une révolution n’est une pleine révolution que si elle met pour ainsi dire dans la circulation, dans la communication, si elle fait apparaître un homme, une humanité plus profonde, plus approfondie, où n’avaient pas atteint les révolutions précédentes, ces révolutions de qui la conservation faisait justement la tradition présente. Une pleine révolution, il faut littéralement qu’elle soit plus pleine, s’étant emplie de plus d’humanité, il faut qu’ elle soit descendue en des régions humaines antérieures, il faut qu’elle ait, plus profondément, découvert des régions humaines inconnues ; il faut qu’elle soit plus pleinement traditionnelle que la pleine tradition même à qui elle s’oppose, à qui elle s’attaque ; il faut qu’elle soit plus traditionnelle que la tradition même ; il faut qu’elle passe et qu’elle vainque l’antiquité en antiquité ; non pas en nouveauté curieuse, comme on le croit trop généralement, en actualité fiévreuse et factice; il faut que par la profondeur de sa ressource neuve plus profonde, elle prouve que les précédentes révolutions étaient insuffisamment révolutionnaires, que les traditions correspondantes étaient insuffisamment traditionnelles et pleines ; il faut que par une intuition mentale, morale et sentimentale plus profonde elle vainque la tradition même en traditionnel, en tradition, qu’elle passe en dessous ; loin d’être une super-augmentation, comme on le croit beaucoup trop généralement, une révolution est une excavation, un approfondissement, un dépassement de profondeur »[16]

Une révolution n’est donc pas un évènement ex nihilo qui surgirait de l’imagination de ses acteurs (Ici la conception qu’a Péguy de la révolution est bien différente de « l’institution imaginaire de la société » développée par Castoriadis) : « (…) une révolution qui n’aurait qu’un point d’appui tout imaginaire ne serait elle-même qu’une révolution imaginaire ; elle ne serait pas une révolution ; elle ne serait qu’une imagination, une invention, une fiction de révolution ; à une tradition, à une conservation qui maintient, qui conserve de la réalité, il ne peut rien être opposé, qu’une révolution qui apporte de la réalité »[17].

Un socialisme libertaire

Le libéralisme peut avoir un « côté Georges Brassens » (Jean-Claude Michéa) dès lors que l’on considère que l’individu a le droit de rester tranquille, chez lui, et de jouir de ses droits privés. Ce côté Georges Brassens est d’ailleurs revendiqué par Orwell et Péguy : Orwell conçoit son idéal de mode de vie comme le fait de pouvoir cultiver son jardin et de boire le thé, tandis que Péguy conçoit une République où les gens seraient laissés tranquilles : « Ma république, donc, est en un sens avant tout une république où on laissera les gens tranquilles. Dans ma république, on laissera les gens les plus tranquilles que l’on pourra. Je bâtis la cité de la tranquillité »[18]. Le problème c’est que le libéralisme ne permet pas la réalisation et encore moins la réalisation de tels choix de mode de vie (dans la mesure où il aboutit à la lutte de tous contre tous). C’est pourquoi Orwell et Péguy ont une pensée du politique, une pensée de l’engagement, précisément pour protéger ce qui ne relève pas directement du politique. Il faut savoir s’engager pour sauvegarder ou conquérir les conditions décentes du mode de vie que l’on habite.

Certes Orwell a combattu le totalitarisme, particulièrement communiste, et en cela il a pu être récupéré par la droite, mais on oublie trop souvent sa critique du capitalisme et de la démocratie libérale qui allait pour lui de pair avec la volonté de réaliser un véritable socialisme démocratique, bien loin de ce qu’on appelle la social-démocratie. « Tout ce que j’ai écrit d’important depuis 1936, chaque mot, chaque ligne, a été écrit, directement ou indirectement, contre le totalitarisme et pour le socialisme démocratique tel que je le conçois »[19]. Que ce soit pour Péguy ou pour Orwell, si le socialisme échoue, ce n’est pas la faute d’éléments extérieurs mais bien la faute des socialistes. Péguy ajoute que si le christianisme a échoué (il parle de « catastrophe mystique »), ce n’est pas la faute des « libre-penseurs » mais bien la faute des prêtres.

Péguy et Orwell ne conçoivent ni l’un ni l’autre la possibilité du socialisme à partir d’une table rase du passé, considérant précisément que le prométhéisme est en soi fossoyeur de la révolution : « Nous ne sommes pas des dieux qui créons des mondes. Nous voulons devenir des économes utiles, des gérants avisés, des ménagers diligents. Nous ne demandons pas à créer des animalités ni des humanités, mais modestes nous demandons que les biens économiques de la présente humanité soient administrés pour le mieux, afin que la servitude économique étant soulevée des nuques, les têtes libres se redressent, les corps vivent en santé, les âmes aussi. Nous sommes avant tout modestes. Un socialisme orgueilleux serait une aberration »[20]. Au regard de ce à quoi aboutit la révolution bolchévique quelques années après leur écriture, ces lignes apparaissent prophétiques. Le raisonnement d’Orwell est similaire en tous points à celui de Péguy : « Les socialistes ne se prétendent pas capables de rendre le monde parfait ; ils s’affirment capables de le rendre meilleur. Et tout socialiste qui réfléchit tant soit peu concédera au catholique qu’une fois l’injustice économique corrigée le problème fondamental de la place de l’homme dans l’univers continuera de se poser »[21]

Si les questions métaphysiques n’ont pas de fin, et c’est tant mieux, il n’en est pas moins possible que les hommes se les posent dans des conditions décentes, ce qui renvoie immédiatement au problème économique : comme la décence commune est favorisée par le partage de conditions communes, Orwell propose que les écarts de revenus soient de un à dix : « A l’intérieur de ces limites, un certain sentiment d’égalité est possible. (…) ce qui est inenvisageable si l’on prend le duc de Westminster et un clochard de l’Embankment »[22]. Les rapports sociaux entre les personnes doivent être démarchandisés ; il doit être fait en sorte que les individus ne constituent plus un simple capital échangeable et interchangeable, ce qui suppose que l’équation entre consommation et production se fait sur le mode du don et du contre-don et non sur le mode de l’échange marchand : « Ceux des citoyens qui sont les ouvriers de la cité ne lui réclament aucun produit comme étant le salaire du travail qu’ils ont fait pour elle (…) parce qu’ils sont ouvriers et non vendeurs de travail. (…) Les ouvriers donnent leur travail à la cité ; la cité donne les produits aux citoyens. (…) Les citoyens de la cité harmonieuse ne savent pas ce que c’est que ce que nous nommons dans la société bourgeoise offre et demande, vente et achat du travail, offre et demande, vente et achat des produits »[23]

Supposons que cette Cité décente voie le jour. Ce n’est que la première victoire d’une guerre qui n’a pas de fin, celle des forces spirituelles contre la pesanteur de la routine qui entraîne le relâchement de l’exigence. Comme dans un couple, la fondation d’une Cité décente est semblable à un moment passionnel : tout l’enjeu consiste à transcender cette grâce pour faire perdurer ce qui a naturellement tendance à se dissoudre dans la médiocrité. « Tout commence en mystique et finit en politique. (…) L’intérêt, la question, l’essentiel est que dans chaque ordre, dans chaque système la mystique ne soit point dévorée par la politique à laquelle elle a donné naissance »[24]. La chose n’est pas facile, mais la facilité n’a jamais pu faire persévérer quoi que ce soit dans son être. Aussi, « A défaut des théologies et des philosophies providentielles, une seule voie reste ouverte, qui est celle d’une éternelle inquiétude »[25]. Inquiétude de l’autre, inquiétude de soi, éternelle inquiétude et éternelle vigilance qui n’épuise pas l’espérance.




[1] Péguy, Louis de Gonzague, tome 1, p. 945.
[2] Orwell, Ecrits politiques, p. 93.
[3] Orwell, A ma guise, p. 215.
[4] Péguy, De Jean Coste, tome 1, p. 494.
[5] Michéa, Orwell, Anarchiste tory, p. 71.
[6] Orwell, Essais, articles, lettres, vol. III, 101, « Notes sur le nationalisme », p. 456.
[7] Péguy, Pour ma maison, I, p. 639-640.
[8] Péguy, Personnalités, tome I, p. 444.
[9] Ibid., p. 474.
[10] Péguy, Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle, tome 2, p. 373.
[11] Ibidem.
[12] Péguy, Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, tome 2, p. 1367.
[13] Péguy, L’argent, tome 2, p. 1080.
[14] Orwell, Essais, articles, lettres, vol. II, p. 327-328.
[15] Ibid., vol. III, p. 312.
[16] Péguy, Au cahier Mangasarian, tome 1, p. 1378.
[17] Ibid, p. 1381.
[18] Péguy, A Jaurès, tome 1, p. 257.
[19] Orwell, Essais, articles, lettres, vol I,25. p.
[20] Péguy, De la raison, tome 1, p. 423.
[21] Orwell, A ma guise, p. 50.
[22] Orwell, Essais, articles, lettres, vol. 2, p. 126.
[23] Péguy, De la cité harmonieuse, tome 1, p. 68.
[24] Péguy, Notre jeunesse, tome 2, p. 516.
[25] Péguy, Par ce demi-clair matin, tome 2, p. 103.

mercredi 25 février 2015

Réalité au rabais

La Grande-Bretagne a annoncé son intention d’envoyer des soldats en Ukraine pour y former un peu mieux l’armée régulière à distinguer les combattants pro-russes des soldats russes qui ne sont pas vraiment russes, d’après Vladimir Poutine, et qui se sont égarés là en confondant bêtement front et frontière. L’armée britannique va donc expédier 75 instructeurs qui resteront au moins six mois en Ukraine, où ils rejoindront leurs confrères des forces spéciales américaines, qui se sont eux aussi égarés là en faisant du tourisme en Europe, pour apprendre à leurs homologues ukrainiens à bien lire la nouvelle carte de leur pays. Toujours partisan de l’option diplomatique dans cette crise, David Cameron a cependant défendu l’envoi de matériel et de troupes en affirmant : « Nous voyons des chars russes, des missiles Grad russes [...] ; ce ne sont pas des choses que l'on achète sur Ebay ».

Non, ce ne sont pas des choses que l'on achète sur Ebay...

On espère en tout cas que les instructeurs anglais ne se retrouveront pas sur Ebay, tout comme les vétustes blindés de type Saxon envoyés à l’Ukraine il y a une dizaine de jours et… déjà revendus, selon une désobligeante rumeur, que Mark Almond commente avec délice sur le très libertarien et non-interventionniste Ron Paul Institute: « il y a des moments où même le sens de la satire de Jonathan Swift est dépassé par la réalité. » Il faut dire que les véhicules sont des vestiges de la guerre froide, produits dans les années 70 et ayant largement démontré leur incapacité à opérer correctement sur les champs de bataille des Balkans, comme le rappelle un site spécialisé britannique. Le gouvernement britannique n’a pas procédé lui-même à la vente, opérée par une société privée écran, car, officiellement, il n’y a pas d’engagement britannique en Ukraine. Cela tombe bien, il n’y a peut-être déjà plus de blindés britanniques non plus … Peut-être ont-ils déjà été revendus à des groupes pro-russes ?…
L’ambassade de Grande-Bretagne à Kiev a publié mercredi un tweet ironique indiquant « Poutine nie encore que des troupes et matériels de Russie sont en Ukraine ». Le tweet comporte une photographie de char russe et la mention « Voici un guide pour aider le Kremlin à reconnaître ses chars ». Peut-être cela servira-t-il également à les distinguer des blindés Saxon britanniques qui pourraient se retrouver dans le mauvais camp, à force de passer de mains en mains…


Peut-être l’ambassade de Grande-Bretagne ou le ministère de la défense britannique pourraient-ils prêter également main-forte à la France en faisant circuler des tweets d’identification ou en envoyant des instructeurs pour reconnaître chez nous les auteurs d’actes antisémites ? Le gouvernement et François Hollande ont en effet lancé une tonitruante croisade, promettant mises en examen et condamnations rapides à tous les propagateurs de haine raciste, antisémite et homophobe sur internet et ailleurs. Mais si l’identification des odieux racistes n’a jamais réellement posé problème, grâce au travail mené conjointement par SOS Racisme et Dieudonné, il s’avère plus difficile semble-t-il de bien cerner la personnalité des auteurs d’actes antisémites et homophobes, comme le démontre la récente brouille entre le Conseil Français du Culte Musulman (CFCM) et Roger Cukierman, président du Conseil Représentatif des Institutions Juives de France (CRIF), après que ce dernier a déclaré, au micro d’Europe 1 le 23 février : que “toutes les violences aujourd’hui sont commises par des jeunes musulmans”. Roger Cukierman aura beau préciser le lendemain : « j’ai également ajouté que c’était une infime minorité de la communauté musulmane qui en était responsable », rien n’y a fait, la bonne presse s’est émue et ce n’est qu’in extremis que François Hollande réussit finalement à obtenir que Roger Cukierman et Dalil Boubakeur se serrent la main pour montrer qu’ils étaient redevenus copains, en dépit du « dérapage ». Ce qui nous laisse face à un mystère : puisqu’il n’existe pas d’antisémitisme au sein de la communauté musulmane, ni dans les banlieues, où se cachent donc les auteurs des tweets, posts et hashtags sanguinaires qui circulent sur internet et de tous ces actes que le gouvernement veut s’empresser de réprimer au nom de la liberté d’expression en danger (si j’ai bien tout suivi) ? Chez les antifas qui profanent les cimetières ? Chez des instructeurs anglais antisémites parachutés nuitamment par des drones pro-russes au-dessus de Paris ? Non, la réponse est pourtant simple et toujours aussi évidente : l’extrême-droite est bien la seule et unique responsable de l’antisémitisme en France (et de l’homophobie, comme l’avait bien montré l’affaire de l’agression de Wilfrid à Belleville, en plein débat sur le mariage pour tous d’ailleurs). Roger Cukierman a donc été prié de rectifier le tir et l’on n’a pas manqué de rappeler, histoire de bien enfoncer le clou, les propos affligeants du président du CRIF qui considère le Front National comme un parti à éviter mais juge Marine Le Pen, « irréprochable personnellement » pour ce qui est de la condamnation de l’antisémitisme ou du négationnisme. Tout est donc rentré rapidement dans l’ordre, le politiquement correct a repris ses droits et la communication élyséenne suit à nouveau son cours normal. Dans sa croisade contre l’antisémitisme, le racisme et la haine sous toutes ses formes, le parti socialiste aurait sans doute lui aussi besoin d’instructeurs ou de photographies pour l’aider à bien identifier l’adversaire qui se trouve pourtant constamment sous ses yeux : la réalité.



Publié également sur Causeur.fr

jeudi 19 février 2015

American Sniper

          L’Inspecteur Harry est de retour. A 84 ans, Clint Eastwood, supposé suffisamment momifié et panthéonisé pour être inoffensif, a chaussé à nouveau les rangers et enfilé le treillis du vilain papy réac parachuté sur le champ de bataille d’un nouveau film de guerre. Dans Mémoires de nos pères en 2006, alors que les Etats-Unis s’engluaient depuis trois ans en Irak, Eastwood démontait avec le classicisme rigoureux qui est sa marque de fabrique, et un soupçon de grandiloquence, les rouages de la machine à fabriquer des héros désincarnés en s’appuyant sur le sacrifice des hommes ordinaires. Dans les Lettres d’Iwo Jima, il choisissait d’inverser la perspective et d’adopter le point de vue des Japonais. American Sniper se rapproche clairement plus du premier que du second : il ne faut pas en effet y chercher le point de vue des Irakiens, uniquement cantonnés dans le rôle de l’ennemi ou de la victime. Les insurgés courant en tous sens dans les ruelles poussiéreuses, les civils, qui de terrorisés se changent en terroristes, jusqu’au sniper ennemi dont on n’apprendra rien, sinon qu’il remportait des trophées dans sa jeunesse et manie la perceuse pour châtier les traîtres, tous se réduisent à n’être que de simples silhouettes dans la lunette de visée du protagoniste principal, Chris Kyle, the American Sniper.



De Mémoires de nos pères, American Sniper emprunte la réflexion entamée neuf ans auparavant sur la fabrique de la guerre et du héros. A cette différence près qu’Eastwood se frottait en 2006 à la « bonne guerre », celle qui a contribué à écrire la légende dorée de la « Destinée Manifeste ». L’Irak a depuis longtemps basculé dans le registre des « sales guerres », celle que l’Amérique mène, honteuse mais toujours sûre de son bon droit. Au Vietnam, l’Amérique pouvait au moins se targuer de lutter contre la propagation du communisme, au nom de la fameuse théorie des dominos. En Irak, la guerre s’est construite sur un mensonge, celui des armes de destruction massive et de « Curveball », l’indicateur mensonger de la CIA, et sur des appétits pétroliers. Elle plonge depuis 2003 des milliers de soldats et les populations civiles dans l’enfer d’un conflit qui semble bien plus injuste et facteur de chaos que le Vietnam. Mais à toute guerre, il faut des héros. L’intervention américaine en Irak n’a peut-être pas servi des motifs très honorables et a contribué à faire de l’Irak le foyer islamiste sur lequel prolifère aujourd’hui Daesh mais il faut bien que l’Amérique ait toujours raison. My country, right or wrong.
         Chris Kyle fut donc en Irak le héros que l’Amérique attendait. Avec 160 ennemis abattus selon le Pentagone, et 250 si l’on en croit ses mémoires, son record n’a été dépassé que très récemment par un membre des Royal Marine britanniques qui a tenu à conserver l’anonymat, étant toujours d’active. Les Mémoires de Kyle se sont, elles, vendus à des millions d’exemplaires. Dans American Sniper, Kyle, incarné par Bradley Cooper, qui livre une performance d’acteur assez impressionnante, justifie ses actes de manière simple : « Ce que je regrette, c’est de ne pas avoir tué plus d’ennemis, car j’aurais alors sauvé plus des nôtres. Voilà ce que je raconterai au Créateur à l’heure du jugement dernier. » A la guerre comme à la guerre et le héros n’est pas un bon samaritain, il fait sa part du sale boulot qui consiste à tuer ceux qui pourraient tuer plus d’innocents si on ne les neutralisait pas. Quand, dans Impitoyable, on reproche à William Munny d’avoir abattu un homme désarmé, celui-ci répond froidement : « M’est avis que si un type décore la devanture de son bar avec le cadavre de mon ami, il a tout intérêt à être armé. »


          D’Impitoyable à American Sniper en passant par Gran Torino, Eastwood continue à explorer la figure du héros protecteur qui, tueur fatigué, simple quidam ou soldat d’élite, est constitutive de la mythologie américaine. Peu importe que l’Irak soit une guerre sale, il n’y a pas grande différence entre le carré de pelouse de Walt Kolwatski, dans Gran Torino, et le Moyen-Orient où la présence américaine est présentée comme le nécessaire rempart de la démocratie. Chris Kyle, figure polémique qui se revendiquait lui-même comme un croisé en mission, trouve donc logiquement sa place au panthéon eastwoodien, figure du fort qui défend les faibles. Cette rhétorique peut être jugée purement militariste et fascisante par les détracteurs du film d’Eastwood, dont Michael Moore par exemple, ou Seth Rodgen, réalisateur du récent et controversé The Interview, qui accusent le réalisateur américain de faire tout simplement l’apologie de l’assassinat à distance avec son histoire de sniper, mais elle est pourtant inhérente à la condition militaire. Comme l’écrit le colonel Michel Goya dans Sous le feu : « Bien plus que le sacrifice, le pouvoir de tuer dans un cadre légitime est la vraie spécificité de la condition militaire. Pour beaucoup de soldats, ce pouvoir exorbitant ajoute une dimension tragique supplémentaire qui se superpose encore à la pression psychologique de la peur au combat. » La guerre impose une responsabilité écrasante et la logique qui n’appartient qu’à elle seule exige un sacrifice nécessaire, qui est d’abord l’abandon par le combattant d’une part de son humanité et la découverte d’une autre part de cette humanité qu’il ignorait, révélée par le danger et la fraternité des armes. «Quiconque, écrit Jesse Glenn Gray dans Au Combat : réflexions sur les hommes à la guerre, n'en a pas fait l'expérience pour lui-même aura du mal à comprendre ce sentiment, tout comme ceux qui sont passés par là auront du mal à l'expliquer aux autres. » Dans American Sniper, c’est ce basculement dans le domaine de la guerre qu’Eastwood met en scène. Il le fait certainement de manière bien différente d’un Terrence Malick dans La ligne rouge mais les deux cinéastes ne développement pourtant pas un propos si différent, si l’on accepte de mettre de côté l’envahissante esthétique ultra-patriotique qui pourrait laisser croire qu’American Sniper n’est rien d’autre qu’un long clip de propagande pour l’armée américaine.


            Eastwood reste un très grand réalisateur. La manière dont il reconstitue l’enfer du combat urbain dans les rues de Bagdad et dont il restitue l’omniprésence de la mort rappelle la maestria d’un Ridley Scott dans La Chute d’un faucon noir. Là où Paul Greengrass livrait l’action de Green Zone à une caméra fébrile et où Brian de Palma dans Redacted multipliait les points et les angles de vue, Eastwood s’autorise de longs plans fixes et cultive le classicisme d’un cinéma qui cherche à restituer le tragique parfois, il est vrai, jusqu’à la caricature. La scène durant laquelle Kyle émerge d’un nuage de poussière, courant désespérément vers un transport de troupes aux portes ouvertes, comme pour échapper à la bouche de l’enfer, est exemplaire du lyrisme eastwoodien, dans ses excès comme dans sa beauté. Cette grandiloquence fait d’autant mieux ressortir la subtilité avec laquelle Eastwood restitue l’incapacité grandissante de Kyle à se rattacher à la vie civile et à sa famille entre deux permissions. Bradley Cooper figure en effet un Chris Kyle monolithique, auquel il est bien difficile de s’identifier et pour lequel on peine à éprouver de la compassion. Il y a pourtant quelque chose de profondément humain dans le désarroi qui perce derrière la fausse bonhomie du good guy quand un jeune vétéran croise par hasard son chemin dans une station-service et le remercie de lui avoir sauvé la vie lors d’une précédente campagne en Irak. Kyle ne sait visiblement pas comment accueillir cette manifestation de gratitude qui ne trouve pas de place dans la mécanique psychologique qui est la sienne : celle du combattant professionnel tentant vainement de tenir à distance le monde dans lequel il est un tueur efficace et celui dans lequel on exige de lui qu’il soit simplement un bon père de famille. La force du film d’Eastwood est de représenter avec réalisme, et surtout une certaine retenue, de quelle manière ce pari impossible à tenir ravage petit à petit l’impitoyable sniper. On lui reprochera certainement d’avoir avec moins de finesse traité la part irakienne du récit mais le monolithisme apparent de Chris Kyle nous épargne aussi le numéro rebattu du vétéran qui craque en opération face à la pression morale. Eastwood ne nous épargne peut-être pas un certain pathos patriotique mais évite en revanche de nous seriner avec lourdeur ce que l’on sait déjà, à savoir que la guerre, c’est moche.
        Si Chris Kyle/Bradley Cooper semble se poser aussi peu de questions, et donc susciter de la part du spectateur aussi peu d’empathie que lui en ressent pour les cibles qu’il « neutralise », c’est qu’Eastwood semble mettre en scène avec suffisamment de réalisme ce constat de Michel Goya : « Il faut donc un verrou et ce verrou c’est l’éthique des armes nourrie par le professionnalisme. Après avoir appris à tuer, le soldat doit également apprendre à ne pas le faire et c’est presque aussi complexe. » L’inquiet colosse incarné par Bradley Cooper dans ce American Sniper, qui semble si outrageusement patriotard au premier abord, est une force qui va mais il se laisse également emprisonner par le « verrou », devenant une barrière infranchissable pour le combattant qui ne peut plus se passer de la guerre dont il écoute toujours les murmures effrayants, assis seul face à la télévision de son salon. La guerre a rattrapé finalement Chris Kyle sous la forme d’un autre vétéran, brisé psychologiquement par les années de service, qui l’a abattu froidement lors d’un gala de charité en 2013.

            Si American Sniper démontre qu’Eastwood se préoccupe peu de savoir si les Etats-Unis mènent une guerre juste en Irak, il a aussi les qualités d’un film produit par un grand maître de cinéma et il serait injuste de le laisser pourrir en France dans l’ornière que lui a creusée le député Yves Pozzo Di Borgo qui, peut-être par démagogie et plus sûrement par bêtise, proposait de reculer la sortie d’un film jugé à priori discriminant. Par les temps qui courent, on jugera seulement que pousser à ce point la délicatesse électorale ne relève plus de la prévention mais du masochisme. On peut reprocher à Eastwood le manque de finesse et de jugement politique mais il conserve le talent qui parvient à inscrire American Sniper dans cette longue geste cinématographique qui, à travers Impitoyable, La Route de Madison, l’étrange galerie de Minuit dans le jardin du bien et du mal, Million Dollar Baby, Gran Torino ou J. Edgar, continue à user d’un classicisme somptueux pour raconter le roman national américain. Il arrive en effet qu’un Américain avec des idées simples fasse un cinéma plus compliqué qu’il n’y paraît. 



Publié dans Causeur.fr

lundi 16 février 2015

Pierre Boutang ou la politique comme souci


« Faire sa politique avant d’avoir fait sa métaphysique », telle pourrait être la devise, sage et prudente, de La politique publiée initialement en 1948 et opportunément rééditée par Les Provinciales en 2014. Pierre Boutang y développe une lecture singulière, et profondément originale, qui considère la politique comme souci. Il part d’un constat implacable : après 1945, la politique ne pourra plus jamais se confondre avec la connaissance de l’homme comme l’envisageaient les philosophes de l’Antiquité grecque. Sa destinée faustienne la condamne en quelque sorte au chaos de l’histoire, à l’imprévisibilité des hommes qui s’en sont saisis comme d’une vérité alors qu’elle n’a toujours été qu’une réalité fragile et transitoire. 

Dans ce contexte, le royaliste Boutang laisse de côté la question des régimes politiques pour s’intéresser à l’essence du politique en rapport avec la « vérité » de l’être. Ce qui pose des questions proprement vertigineuses : comment l’individu peut-il s’inscrire dans une cité dont il est à la fois le témoin (par sa naissance) et le prolongement (par sa vie) ? Comment cette particularité de l’appartenance se relie-t-elle à l’exigence d’être un homme pour soi et pour les autres ? Platon parlait déjà de trouver un sentier dans la forêt de l’existence, un sentier qui communique avec bien d’autres mais qui doit en même temps rester distinct. C’est le défi politique.

La réponse que Boutang décline tout le long de l’ouvrage fait preuve d’un discernement méticuleux. Il faut en effet retenir l’homme dans un espace de réalité proprement politique, et donc faillible, tout en laissant cette même réalité fendre l’armure de l’être pour laisser passer le mystère – autrement dit, comprendre le sens d’une vie au regard de la communauté qui nous traverse de part en part. Cela revient à dire que l’homme ne naît pas de rien (ex nihilo) comme le postulent les théories du contrat social. À l’origine de toute histoire personnelle, il y a effectivement une relation non choisie, vécue dans une famille et à un certain endroit, qui enracine l’être dans un passé et le projette dans un à venir. Et cet événement contingent et relatif constitue, qu’on le veuille ou non, un engagement nécessaire et absolu. Ainsi, la politique commence par cette ligature qui se trouve à la jonction de la singularité et de l’universalité ; ce que Boutang traduit dans une formule limpide : « Le tu est aussi originellement et directement saisissable que le je »[1]



Dès lors, et de façon tout à fait naturel, la politique doit se concevoir comme un souci : celui de « veiller sur » son prochain, de « prendre soin » de sa propre demeure. « Il n’est rien si beau et si légitime que de faire bien l’homme et dûment, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre en cette vie » disait Montaigne[2]. Dans ce contexte, la politique ne doit pas être appréhendée par les catégories de la science et de l’idéologie, mais se conformer au souci présent et à la situation des hommes. Elle est un art des possibles dans lequel chacun avance à pas mesurés en essayant de faire sienne une histoire qui se dérobe sans cesse. L’être du souci poursuit en quelque sorte une énigme dont la résolution lui échappe, sauf à vouloir enfermer le réel dans les représentations du moi. « Je suis ce refus à moi du tout » prévient alors Boutang. 

Cette position n’empêche pas, et c’est toute la dimension abyssale de la politique, de poursuivre un idéal de vérité – que tout homme de raison tient comme la boussole de son existence – qui peut entrer en harmonie avec les événements qui se déploient dans l’espace commun. Attention, il ne s’agit pas d’un idéal prédéfini mais bien d’un souci que l’être découvre au fur et à mesure de son propre dévoilement, et qu’il tente de faire consonner avec les autres dont il dépend en dernier ressort. Cela peut d’ailleurs se traduire dans une existence heureuse, ou une « providence personnelle » selon la formule de Nietzsche, lorsque les événements éclairent le souci et inversement. 

Les développements de Boutang peuvent paraître abscons dans une société où l’on a abandonné l’idée même de définir le souci politique. Ils restent pourtant au fondement de la réalité pour qui veut bien admettre que l’être est l’émanation d’un nous, le lieu d’une élection et la projection d’une destinée. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Cette reliance (« s’appuyer sur », « faire confiance ») paraît bien dérisoire dans un monde où l’individu naît hors sol, vit dans une société virtuelle et se soumet au gouvernement des affects. Or, en désertant la politique, il s’abandonne lui-même à l’extériorité épuisante des choses. Ce souci qui prend racine dans l’être pour se donner en partage n’est plus qu’un lointain désir. 

En 1948, Boutang alertait déjà ses prochains sur la nécessité de maintenir l’unité du souci politique dans la diversité de ses formes, sans tomber dans la tragédie et l’oubli. Il savait, comme le démontrera superbement L’ontologie du secret, que la politique constituait la médiation nécessaire à l’investigation métaphysique, là où se noue un destin pour chacun à sa mesure. On note au passage que Boutang a anticipé beaucoup des pensées contemporaines qui insistent sur l’indétermination de la démocratie en oubliant que le contenant (le type de régime) est bien pauvre au regard du contenu (le souci politique). Laissons-lui les derniers mots : « Ce n’est ni en “habile”, ni en “distrait”, ni en “sceptique” que je puis me jeter sur ce sentier où s’enfuit le politique ; c’est en homme du souci »[3].




        




[1] Pierre Boutang, La politique. La politique considérée comme souci, Paris, Les Provinciales, 2014, p. 142.
[2] Cité par Boutang, p. 45.
[3] Ibid., p. 50.

samedi 14 février 2015

Complainte d'un pro-actif (1) - Plan de Carrière

Nous avons la joie de compter parmi nous un nouvel idiocrate, un poète d’entreprise et barde du tertiaire, qui prend en charge la « complainte d’un pro-actif », chronique régulière dont la création a été approuvée par la sous-commission à la valorisation des synergies inter-services.  






Plan de Carrière 


Tu ne connaîtras jamais l'ivresse des possibles
ni l’orgueil infini d'avoir fait  les bons choix
les fous-rires insolents
les entretiens complices
mais la ringardise triste
de ceux qui ne comprennent pas

et n'ont jamais compris
qu'il fallait savoir plaire
être un stratège rieur
en même temps qu'un faux-frère
un éternel jeune homme à l’humeur carnassière
cher collègue nous te saluons bien bas !

Car tu es à ras du sol
et nous te piétinons
en chantant, en marchant
sur ta gueule de gros con