jeudi 19 février 2015

American Sniper

          L’Inspecteur Harry est de retour. A 84 ans, Clint Eastwood, supposé suffisamment momifié et panthéonisé pour être inoffensif, a chaussé à nouveau les rangers et enfilé le treillis du vilain papy réac parachuté sur le champ de bataille d’un nouveau film de guerre. Dans Mémoires de nos pères en 2006, alors que les Etats-Unis s’engluaient depuis trois ans en Irak, Eastwood démontait avec le classicisme rigoureux qui est sa marque de fabrique, et un soupçon de grandiloquence, les rouages de la machine à fabriquer des héros désincarnés en s’appuyant sur le sacrifice des hommes ordinaires. Dans les Lettres d’Iwo Jima, il choisissait d’inverser la perspective et d’adopter le point de vue des Japonais. American Sniper se rapproche clairement plus du premier que du second : il ne faut pas en effet y chercher le point de vue des Irakiens, uniquement cantonnés dans le rôle de l’ennemi ou de la victime. Les insurgés courant en tous sens dans les ruelles poussiéreuses, les civils, qui de terrorisés se changent en terroristes, jusqu’au sniper ennemi dont on n’apprendra rien, sinon qu’il remportait des trophées dans sa jeunesse et manie la perceuse pour châtier les traîtres, tous se réduisent à n’être que de simples silhouettes dans la lunette de visée du protagoniste principal, Chris Kyle, the American Sniper.



De Mémoires de nos pères, American Sniper emprunte la réflexion entamée neuf ans auparavant sur la fabrique de la guerre et du héros. A cette différence près qu’Eastwood se frottait en 2006 à la « bonne guerre », celle qui a contribué à écrire la légende dorée de la « Destinée Manifeste ». L’Irak a depuis longtemps basculé dans le registre des « sales guerres », celle que l’Amérique mène, honteuse mais toujours sûre de son bon droit. Au Vietnam, l’Amérique pouvait au moins se targuer de lutter contre la propagation du communisme, au nom de la fameuse théorie des dominos. En Irak, la guerre s’est construite sur un mensonge, celui des armes de destruction massive et de « Curveball », l’indicateur mensonger de la CIA, et sur des appétits pétroliers. Elle plonge depuis 2003 des milliers de soldats et les populations civiles dans l’enfer d’un conflit qui semble bien plus injuste et facteur de chaos que le Vietnam. Mais à toute guerre, il faut des héros. L’intervention américaine en Irak n’a peut-être pas servi des motifs très honorables et a contribué à faire de l’Irak le foyer islamiste sur lequel prolifère aujourd’hui Daesh mais il faut bien que l’Amérique ait toujours raison. My country, right or wrong.
         Chris Kyle fut donc en Irak le héros que l’Amérique attendait. Avec 160 ennemis abattus selon le Pentagone, et 250 si l’on en croit ses mémoires, son record n’a été dépassé que très récemment par un membre des Royal Marine britanniques qui a tenu à conserver l’anonymat, étant toujours d’active. Les Mémoires de Kyle se sont, elles, vendus à des millions d’exemplaires. Dans American Sniper, Kyle, incarné par Bradley Cooper, qui livre une performance d’acteur assez impressionnante, justifie ses actes de manière simple : « Ce que je regrette, c’est de ne pas avoir tué plus d’ennemis, car j’aurais alors sauvé plus des nôtres. Voilà ce que je raconterai au Créateur à l’heure du jugement dernier. » A la guerre comme à la guerre et le héros n’est pas un bon samaritain, il fait sa part du sale boulot qui consiste à tuer ceux qui pourraient tuer plus d’innocents si on ne les neutralisait pas. Quand, dans Impitoyable, on reproche à William Munny d’avoir abattu un homme désarmé, celui-ci répond froidement : « M’est avis que si un type décore la devanture de son bar avec le cadavre de mon ami, il a tout intérêt à être armé. »


          D’Impitoyable à American Sniper en passant par Gran Torino, Eastwood continue à explorer la figure du héros protecteur qui, tueur fatigué, simple quidam ou soldat d’élite, est constitutive de la mythologie américaine. Peu importe que l’Irak soit une guerre sale, il n’y a pas grande différence entre le carré de pelouse de Walt Kolwatski, dans Gran Torino, et le Moyen-Orient où la présence américaine est présentée comme le nécessaire rempart de la démocratie. Chris Kyle, figure polémique qui se revendiquait lui-même comme un croisé en mission, trouve donc logiquement sa place au panthéon eastwoodien, figure du fort qui défend les faibles. Cette rhétorique peut être jugée purement militariste et fascisante par les détracteurs du film d’Eastwood, dont Michael Moore par exemple, ou Seth Rodgen, réalisateur du récent et controversé The Interview, qui accusent le réalisateur américain de faire tout simplement l’apologie de l’assassinat à distance avec son histoire de sniper, mais elle est pourtant inhérente à la condition militaire. Comme l’écrit le colonel Michel Goya dans Sous le feu : « Bien plus que le sacrifice, le pouvoir de tuer dans un cadre légitime est la vraie spécificité de la condition militaire. Pour beaucoup de soldats, ce pouvoir exorbitant ajoute une dimension tragique supplémentaire qui se superpose encore à la pression psychologique de la peur au combat. » La guerre impose une responsabilité écrasante et la logique qui n’appartient qu’à elle seule exige un sacrifice nécessaire, qui est d’abord l’abandon par le combattant d’une part de son humanité et la découverte d’une autre part de cette humanité qu’il ignorait, révélée par le danger et la fraternité des armes. «Quiconque, écrit Jesse Glenn Gray dans Au Combat : réflexions sur les hommes à la guerre, n'en a pas fait l'expérience pour lui-même aura du mal à comprendre ce sentiment, tout comme ceux qui sont passés par là auront du mal à l'expliquer aux autres. » Dans American Sniper, c’est ce basculement dans le domaine de la guerre qu’Eastwood met en scène. Il le fait certainement de manière bien différente d’un Terrence Malick dans La ligne rouge mais les deux cinéastes ne développement pourtant pas un propos si différent, si l’on accepte de mettre de côté l’envahissante esthétique ultra-patriotique qui pourrait laisser croire qu’American Sniper n’est rien d’autre qu’un long clip de propagande pour l’armée américaine.


            Eastwood reste un très grand réalisateur. La manière dont il reconstitue l’enfer du combat urbain dans les rues de Bagdad et dont il restitue l’omniprésence de la mort rappelle la maestria d’un Ridley Scott dans La Chute d’un faucon noir. Là où Paul Greengrass livrait l’action de Green Zone à une caméra fébrile et où Brian de Palma dans Redacted multipliait les points et les angles de vue, Eastwood s’autorise de longs plans fixes et cultive le classicisme d’un cinéma qui cherche à restituer le tragique parfois, il est vrai, jusqu’à la caricature. La scène durant laquelle Kyle émerge d’un nuage de poussière, courant désespérément vers un transport de troupes aux portes ouvertes, comme pour échapper à la bouche de l’enfer, est exemplaire du lyrisme eastwoodien, dans ses excès comme dans sa beauté. Cette grandiloquence fait d’autant mieux ressortir la subtilité avec laquelle Eastwood restitue l’incapacité grandissante de Kyle à se rattacher à la vie civile et à sa famille entre deux permissions. Bradley Cooper figure en effet un Chris Kyle monolithique, auquel il est bien difficile de s’identifier et pour lequel on peine à éprouver de la compassion. Il y a pourtant quelque chose de profondément humain dans le désarroi qui perce derrière la fausse bonhomie du good guy quand un jeune vétéran croise par hasard son chemin dans une station-service et le remercie de lui avoir sauvé la vie lors d’une précédente campagne en Irak. Kyle ne sait visiblement pas comment accueillir cette manifestation de gratitude qui ne trouve pas de place dans la mécanique psychologique qui est la sienne : celle du combattant professionnel tentant vainement de tenir à distance le monde dans lequel il est un tueur efficace et celui dans lequel on exige de lui qu’il soit simplement un bon père de famille. La force du film d’Eastwood est de représenter avec réalisme, et surtout une certaine retenue, de quelle manière ce pari impossible à tenir ravage petit à petit l’impitoyable sniper. On lui reprochera certainement d’avoir avec moins de finesse traité la part irakienne du récit mais le monolithisme apparent de Chris Kyle nous épargne aussi le numéro rebattu du vétéran qui craque en opération face à la pression morale. Eastwood ne nous épargne peut-être pas un certain pathos patriotique mais évite en revanche de nous seriner avec lourdeur ce que l’on sait déjà, à savoir que la guerre, c’est moche.
        Si Chris Kyle/Bradley Cooper semble se poser aussi peu de questions, et donc susciter de la part du spectateur aussi peu d’empathie que lui en ressent pour les cibles qu’il « neutralise », c’est qu’Eastwood semble mettre en scène avec suffisamment de réalisme ce constat de Michel Goya : « Il faut donc un verrou et ce verrou c’est l’éthique des armes nourrie par le professionnalisme. Après avoir appris à tuer, le soldat doit également apprendre à ne pas le faire et c’est presque aussi complexe. » L’inquiet colosse incarné par Bradley Cooper dans ce American Sniper, qui semble si outrageusement patriotard au premier abord, est une force qui va mais il se laisse également emprisonner par le « verrou », devenant une barrière infranchissable pour le combattant qui ne peut plus se passer de la guerre dont il écoute toujours les murmures effrayants, assis seul face à la télévision de son salon. La guerre a rattrapé finalement Chris Kyle sous la forme d’un autre vétéran, brisé psychologiquement par les années de service, qui l’a abattu froidement lors d’un gala de charité en 2013.

            Si American Sniper démontre qu’Eastwood se préoccupe peu de savoir si les Etats-Unis mènent une guerre juste en Irak, il a aussi les qualités d’un film produit par un grand maître de cinéma et il serait injuste de le laisser pourrir en France dans l’ornière que lui a creusée le député Yves Pozzo Di Borgo qui, peut-être par démagogie et plus sûrement par bêtise, proposait de reculer la sortie d’un film jugé à priori discriminant. Par les temps qui courent, on jugera seulement que pousser à ce point la délicatesse électorale ne relève plus de la prévention mais du masochisme. On peut reprocher à Eastwood le manque de finesse et de jugement politique mais il conserve le talent qui parvient à inscrire American Sniper dans cette longue geste cinématographique qui, à travers Impitoyable, La Route de Madison, l’étrange galerie de Minuit dans le jardin du bien et du mal, Million Dollar Baby, Gran Torino ou J. Edgar, continue à user d’un classicisme somptueux pour raconter le roman national américain. Il arrive en effet qu’un Américain avec des idées simples fasse un cinéma plus compliqué qu’il n’y paraît. 



Publié dans Causeur.fr

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