L’Inspecteur Harry est de retour. A 84 ans, Clint Eastwood, supposé
suffisamment momifié et panthéonisé pour être inoffensif, a chaussé à nouveau
les rangers et enfilé le treillis du vilain papy réac parachuté sur le champ de
bataille d’un nouveau film de guerre. Dans Mémoires de nos pères en
2006, alors que les Etats-Unis s’engluaient depuis trois ans en Irak, Eastwood
démontait avec le classicisme rigoureux qui est sa marque de fabrique, et un
soupçon de grandiloquence, les rouages de la machine à fabriquer des héros
désincarnés en s’appuyant sur le sacrifice des hommes ordinaires. Dans les Lettres
d’Iwo Jima, il choisissait d’inverser la perspective et d’adopter le point
de vue des Japonais. American Sniper se rapproche clairement plus du
premier que du second : il ne faut pas en effet y chercher le point de vue
des Irakiens, uniquement cantonnés dans le rôle de l’ennemi ou de la victime.
Les insurgés courant en tous sens dans les ruelles poussiéreuses, les civils,
qui de terrorisés se changent en terroristes, jusqu’au sniper ennemi dont on
n’apprendra rien, sinon qu’il remportait des trophées dans sa jeunesse et manie
la perceuse pour châtier les traîtres, tous se réduisent à n’être que de
simples silhouettes dans la lunette de visée du protagoniste principal, Chris
Kyle, the American Sniper.
De Mémoires de nos pères,
American Sniper emprunte la réflexion entamée neuf ans auparavant sur la
fabrique de la guerre et du héros. A cette différence près qu’Eastwood se
frottait en 2006 à la « bonne guerre », celle qui a contribué à
écrire la légende dorée de la « Destinée Manifeste ». L’Irak a depuis
longtemps basculé dans le registre des « sales guerres », celle que
l’Amérique mène, honteuse mais toujours sûre de son bon droit. Au Vietnam,
l’Amérique pouvait au moins se targuer de lutter contre la propagation du
communisme, au nom de la fameuse théorie des dominos. En Irak, la guerre s’est
construite sur un mensonge, celui des armes de destruction massive et de
« Curveball », l’indicateur mensonger de la CIA, et sur des appétits
pétroliers. Elle plonge depuis 2003 des milliers de soldats et les populations
civiles dans l’enfer d’un conflit qui semble bien plus injuste et facteur de
chaos que le Vietnam. Mais à toute guerre, il faut des héros. L’intervention
américaine en Irak n’a peut-être pas servi des motifs très honorables et a contribué
à faire de l’Irak le foyer islamiste sur lequel prolifère aujourd’hui Daesh
mais il faut bien que l’Amérique ait toujours raison. My country, right or
wrong.
Chris Kyle fut donc en Irak
le héros que l’Amérique attendait. Avec 160 ennemis abattus selon le Pentagone,
et 250 si l’on en croit ses mémoires, son record n’a été dépassé que très
récemment par un membre des Royal Marine britanniques qui a tenu à
conserver l’anonymat, étant toujours d’active. Les Mémoires de Kyle se sont, elles,
vendus à des millions d’exemplaires. Dans American Sniper, Kyle, incarné
par Bradley Cooper, qui livre une performance d’acteur assez impressionnante,
justifie ses actes de manière simple : « Ce que je regrette, c’est
de ne pas avoir tué plus d’ennemis, car j’aurais alors sauvé plus des nôtres.
Voilà ce que je raconterai au Créateur à l’heure du jugement dernier. » A la
guerre comme à la guerre et le héros n’est pas un bon samaritain, il fait sa
part du sale boulot qui consiste à tuer ceux qui pourraient tuer plus
d’innocents si on ne les neutralisait pas. Quand, dans Impitoyable, on
reproche à William Munny d’avoir abattu un homme désarmé, celui-ci répond
froidement : « M’est avis que si un type décore la devanture de son
bar avec le cadavre de mon ami, il a tout intérêt à être armé. »
D’Impitoyable à American
Sniper en passant par Gran Torino, Eastwood continue à explorer la
figure du héros protecteur qui, tueur fatigué, simple quidam ou soldat d’élite,
est constitutive de la mythologie américaine. Peu importe que l’Irak soit une
guerre sale, il n’y a pas grande différence entre le carré de pelouse de Walt
Kolwatski, dans Gran Torino, et le Moyen-Orient où la présence américaine
est présentée comme le nécessaire rempart de la démocratie. Chris Kyle, figure
polémique qui se revendiquait lui-même comme un croisé en mission, trouve donc
logiquement sa place au panthéon eastwoodien, figure du fort qui défend les
faibles. Cette rhétorique peut être jugée purement militariste et fascisante
par les détracteurs du film d’Eastwood, dont Michael Moore par exemple, ou Seth
Rodgen, réalisateur du récent et controversé The Interview, qui accusent
le réalisateur américain de faire tout simplement l’apologie de l’assassinat à
distance avec son histoire de sniper, mais elle est pourtant inhérente à la
condition militaire. Comme l’écrit le colonel Michel Goya dans Sous le feu :
« Bien plus que le sacrifice, le pouvoir de tuer dans un cadre légitime
est la vraie spécificité de la condition militaire. Pour beaucoup de soldats,
ce pouvoir exorbitant ajoute une dimension tragique supplémentaire qui se
superpose encore à la pression psychologique de la peur au combat. » La
guerre impose une responsabilité écrasante et la logique qui n’appartient qu’à
elle seule exige un sacrifice nécessaire, qui est d’abord l’abandon par le
combattant d’une part de son humanité et la découverte d’une autre part de
cette humanité qu’il ignorait, révélée par le danger et la fraternité des
armes. «Quiconque, écrit Jesse Glenn Gray dans Au Combat : réflexions
sur les hommes à la guerre, n'en a pas fait l'expérience pour lui-même aura
du mal à comprendre ce sentiment, tout comme ceux qui sont passés par là auront
du mal à l'expliquer aux autres. » Dans American Sniper, c’est ce
basculement dans le domaine de la guerre qu’Eastwood met en scène. Il le fait
certainement de manière bien différente d’un Terrence Malick dans La ligne
rouge mais les deux cinéastes ne développement pourtant pas un propos si
différent, si l’on accepte de mettre de côté l’envahissante esthétique
ultra-patriotique qui pourrait laisser croire qu’American Sniper n’est
rien d’autre qu’un long clip de propagande pour l’armée américaine.
Eastwood reste un très grand
réalisateur. La manière dont il reconstitue l’enfer du combat urbain dans les
rues de Bagdad et dont il restitue l’omniprésence de la mort rappelle la
maestria d’un Ridley Scott dans La Chute d’un faucon noir. Là où Paul
Greengrass livrait l’action de Green Zone à une caméra fébrile et où
Brian de Palma dans Redacted multipliait les points et les angles de
vue, Eastwood s’autorise de longs plans fixes et cultive le classicisme d’un
cinéma qui cherche à restituer le tragique parfois, il est vrai, jusqu’à la
caricature. La scène durant laquelle Kyle émerge d’un nuage de poussière, courant
désespérément vers un transport de troupes aux portes ouvertes, comme pour
échapper à la bouche de l’enfer, est exemplaire du lyrisme eastwoodien, dans
ses excès comme dans sa beauté. Cette grandiloquence fait d’autant mieux
ressortir la subtilité avec laquelle Eastwood restitue l’incapacité
grandissante de Kyle à se rattacher à la vie civile et à sa famille entre deux
permissions. Bradley Cooper figure en effet un Chris Kyle monolithique, auquel
il est bien difficile de s’identifier et pour lequel on peine à éprouver de la
compassion. Il y a pourtant quelque chose de profondément humain dans le
désarroi qui perce derrière la fausse bonhomie du good guy quand un
jeune vétéran croise par hasard son chemin dans une station-service et le
remercie de lui avoir sauvé la vie lors d’une précédente campagne en Irak. Kyle
ne sait visiblement pas comment accueillir cette manifestation de gratitude qui
ne trouve pas de place dans la mécanique psychologique qui est la sienne :
celle du combattant professionnel tentant vainement de tenir à distance le monde
dans lequel il est un tueur efficace et celui dans lequel on exige de lui qu’il
soit simplement un bon père de famille. La force du film d’Eastwood est de
représenter avec réalisme, et surtout une certaine retenue, de quelle manière
ce pari impossible à tenir ravage petit à petit l’impitoyable sniper. On lui
reprochera certainement d’avoir avec moins de finesse traité la part irakienne
du récit mais le monolithisme apparent de Chris Kyle nous épargne aussi le
numéro rebattu du vétéran qui craque en opération face à la pression morale.
Eastwood ne nous épargne peut-être pas un certain pathos patriotique mais évite
en revanche de nous seriner avec lourdeur ce que l’on sait déjà, à savoir que
la guerre, c’est moche.
Si Chris Kyle/Bradley Cooper
semble se poser aussi peu de questions, et donc susciter de la part du
spectateur aussi peu d’empathie que lui en ressent pour les cibles qu’il
« neutralise », c’est qu’Eastwood semble mettre en scène avec
suffisamment de réalisme ce constat de Michel Goya : « Il faut donc un
verrou et ce verrou c’est l’éthique des armes nourrie par le professionnalisme.
Après avoir appris à tuer, le soldat doit également apprendre à ne pas le faire
et c’est presque aussi complexe. » L’inquiet colosse incarné par Bradley
Cooper dans ce American Sniper, qui semble si outrageusement
patriotard au premier abord, est une force qui va mais il se laisse également
emprisonner par le « verrou », devenant une barrière infranchissable
pour le combattant qui ne peut plus se passer de la guerre dont il écoute toujours
les murmures effrayants, assis seul face à la télévision de son salon. La
guerre a rattrapé finalement Chris Kyle sous la forme d’un autre vétéran, brisé
psychologiquement par les années de service, qui l’a abattu froidement lors
d’un gala de charité en 2013.
Si American Sniper démontre
qu’Eastwood se préoccupe peu de savoir si les Etats-Unis mènent une guerre
juste en Irak, il a aussi les qualités d’un film produit par un grand maître de
cinéma et il serait injuste de le laisser pourrir en France dans l’ornière que
lui a creusée le député Yves Pozzo Di Borgo qui, peut-être par démagogie et
plus sûrement par bêtise, proposait de reculer la sortie d’un film jugé à
priori discriminant. Par les temps qui courent, on jugera seulement que pousser
à ce point la délicatesse électorale ne relève plus de la prévention mais du
masochisme. On peut reprocher à Eastwood le manque de finesse et de jugement
politique mais il conserve le talent qui parvient à inscrire American Sniper
dans cette longue geste cinématographique qui, à travers Impitoyable,
La Route de Madison, l’étrange galerie de Minuit dans le jardin du
bien et du mal, Million Dollar Baby, Gran Torino ou J. Edgar, continue
à user d’un classicisme somptueux pour raconter le roman national américain. Il
arrive en effet qu’un Américain avec des idées simples fasse un cinéma plus
compliqué qu’il n’y paraît.
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