Le professeur du dimanche, en provenance directe de chez les Apaches, a bénéficié des oeuvres complètes de Péguy qu'il a aussitôt rattachées à ses premières amours, Georges Orwell, pour nous dévoiler une lecture décente du politique, celle qui renvoie à des manières de bien vivre et jamais à des formes de bonne gouvernance. Nous le suivons à pas cadencés, et les yeux fermés, anonymes et secrets.
Orwell et Péguy partagent tous deux l’opinion que la morale ordinaire est un rempart contre les systèmes qui précisément évacuent la morale. Cela ne veut pas dire que la morale n’est pas complexe ou qu’elle ne demande pas un effort, au contraire peut-être, mais elle se veut avant tout ce qui est le plus simple et le mieux partagé. Comme l’écrivait Péguy, « (…) il n’y a rien de mieux au monde qu’une vie d’honnête homme ; il n’y a rien de meilleur que le pain cuit des devoirs quotidiens »[1]. Autre élément important : le rapport au concret fondamental, autrement dit la morale est avant tout relative à l’expérience commune. L’individu à l’abri dans son confort est souvent le plus à même d’éprouver de la haine et de la justifier. Orwell prend l’exemple de l’intellectuel qui justifiait les crimes totalitaires : « Notre civilisation produit deux types de personnes en quantités toujours plus grandes : le gangster et la tapette. Ils ne se rencontrent jamais mais chacun est nécessaire à l’autre. Quelqu’un, en Europe de l’Est, « liquide » un trotskiste ; quelqu’un à Bloomsbury en rédige une justification »[2]. Plus largement, Orwell souligne la propension des civils à haïr l’ennemi plus que les soldats : « On sait par expérience que les individus les moins contaminés par l’hystérie guerrière sont les combattants eux-mêmes. Ils sont les moins enclins à haïr leurs ennemis, à gober les mensonges de la propagande et à exiger une paix vengeresse. (…) le civil, lui, bien à l’abri et bien nourri, dispose d’un surplus d’émotions qu’il va pouvoir consacrer à haïr tel ou tel : l’ennemi s’il est patriote, son propre camp s’il est pacifiste »[3]. Ce que suggère ici Orwell, c’est qu’un rapport sain à l’autre, empreint de common decency, suppose un minimum de condition commune.
Orwell et Péguy partagent tous deux l’opinion que la morale ordinaire est un rempart contre les systèmes qui précisément évacuent la morale. Cela ne veut pas dire que la morale n’est pas complexe ou qu’elle ne demande pas un effort, au contraire peut-être, mais elle se veut avant tout ce qui est le plus simple et le mieux partagé. Comme l’écrivait Péguy, « (…) il n’y a rien de mieux au monde qu’une vie d’honnête homme ; il n’y a rien de meilleur que le pain cuit des devoirs quotidiens »[1]. Autre élément important : le rapport au concret fondamental, autrement dit la morale est avant tout relative à l’expérience commune. L’individu à l’abri dans son confort est souvent le plus à même d’éprouver de la haine et de la justifier. Orwell prend l’exemple de l’intellectuel qui justifiait les crimes totalitaires : « Notre civilisation produit deux types de personnes en quantités toujours plus grandes : le gangster et la tapette. Ils ne se rencontrent jamais mais chacun est nécessaire à l’autre. Quelqu’un, en Europe de l’Est, « liquide » un trotskiste ; quelqu’un à Bloomsbury en rédige une justification »[2]. Plus largement, Orwell souligne la propension des civils à haïr l’ennemi plus que les soldats : « On sait par expérience que les individus les moins contaminés par l’hystérie guerrière sont les combattants eux-mêmes. Ils sont les moins enclins à haïr leurs ennemis, à gober les mensonges de la propagande et à exiger une paix vengeresse. (…) le civil, lui, bien à l’abri et bien nourri, dispose d’un surplus d’émotions qu’il va pouvoir consacrer à haïr tel ou tel : l’ennemi s’il est patriote, son propre camp s’il est pacifiste »[3]. Ce que suggère ici Orwell, c’est qu’un rapport sain à l’autre, empreint de common decency, suppose un minimum de condition commune.
Common decency
La common decency
s’accompagne du geste don/contre don théorisé par Mauss dans son essai sur le
don. Il se distingue de la charité potentiellement humiliante comme a pu le
constater Orwell lorsqu’il fréquentait les vagabonds des faubourgs de Londres,
dans la mesure où il suppose que celui qui reçoit doit être capable de rendre.
Quant à Péguy, lorsqu’il parle de charité notamment à propos du Saint et du
Héros, il ne s’agit pas d’une vulgaire aumône dans un rapport asymétrique, mais
bien d’un acte qui sert autant qu’il sauve. Il s’agit en effet de sauver, et
non uniquement de procurer un lot de consolation. C’est par ailleurs la
condition d’autrui qui intime à ce sauvetage comme obligation morale : en cela
il fait la distinction importante entre pauvreté et misère : « On confond
presque toujours la misère avec la pauvreté ; cette confusion vient de ce que
la misère et la pauvreté sont voisines ; elles sont voisines sans doute, mais
situées de part et d’autre d’une limite ; et cette limite est justement celle
qui départage l’économie au regard de la morale »[4].
Si l’on peut être digne en étant pauvre, ce n’est plus le cas lorsqu’on est
dans la misère, qui suppose la perte des liens de solidarité et des
attachements permettant de vivre décemment. Or, précisément, c’est l’idée que
la déliaison est nécessairement un bienfait originaire que Péguy et Orwell vont
combattre.
En effet, dans la tradition philosophique qui va de Rousseau à Kant,
la liberté est comprise comme une capacité pour les individus de se détacher et
de se déraciner. Il faut que l’homme s’arrache des pesanteurs du donné. Or,
pour Orwell, la liberté « est d’abord, pour chaque individu comme pour chaque
communauté, une somme de fidélités et d’habitudes composant un univers
personnel qu’il s’agit à la fois de protéger et de partager. Son principe n’a
donc rien à voir avec la révolte orgueilleuse de celui qui s’insurge contre la
totalité de l’existant. Le désir d’être libre ne procède pas de
l’insatisfaction ni du ressentiment mais d’abord de la capacité d’affirmer et
d’aimer, c’est-à-dire de s’attacher à des êtres, à des lieux, à des objets, à
des manières de vivre »[5].
C’est en cela que l’on peut comprendre le patriotisme d’Orwell qui n’a rien à
voir avec le nationalisme. Oui les ouvriers ont une patrie, et sans doute
appréhendent-ils mieux la patrie que beaucoup d’intellectuels qui ont vis-à-vis
d’elle un rapport idéologique, soit en la niant au nom de l’internationalisme,
soit en la fétichisant au nom du nationalisme. « Par “patriotisme”,
j’entends l’attachement à un lieu particulier et à une manière de vivre
particulière, que l’on croit supérieurs à tout autre mais que l’on ne songe pas
pour autant à imposer à qui que ce soit. Le patriotisme est par nature défensif,
aussi bien militairement que culturellement. En revanche, le nationalisme est
indissociable de la soif de pouvoir. Le souci constant de tout nationaliste est
d’acquérir plus de pouvoir et de prestige non pour lui-même mais pour la nation
ou l’entité au profit de laquelle il a choisi de renoncer à son individualité
propre »[6].
La morale commune, donc, est une morale en acte. « Toutes les théories et toutes les phrases ne valent pas un acte socialiste, chacun doit commencer par socialiser sa vie »[7]. Dans son ouvrage Hommage à la Catalogne, où Orwell relate son engagement dans la guerre civile espagnole, il évoque cette common decency qu’il a pu trouver chez les Espagnols, y compris dans la police politique. Fin 1936, à Barcelone, le conflit était intense au sein même du camp républicain, particulièrement entre anarchistes et staliniens. Orwell était alors activement recherché, soupçonné d’être un élément dangereux (il avait combattu au sein du POUM, parti trotskyste dans la ligne de mire des staliniens). Sa chambre d’hôtel fut alors activement fouillée par la police en quête de pièces à charge (armes, brochures, livres,…). Il se trouve que sa femme était couchée sur le lit. La pièce fut fouillée de fond en comble, à part sous le lit qui aurait pu receler tout un tas de ces éléments séditieux. Mais voilà : cela ne se fait pas de déranger une femme et de troubler son intimité. Il y a des choses qui ne se font pas. Principe fondamental de l’auto-limitation qui est une composante essentielle de la common decency.
Péguy, aussi, accorde toute son importance à cette morale ordinaire, mais la complique un tant soit peu en introduisant l’extraordinaire qu’il va pouvoir associer à l’importance qu’il prête aux personnalités. « J‘espère que nos propositions ne seront jamais extraordinaires, car la vérité morale est communément simple. Cependant, nous admettrons aussi les propositions vraies qui seraient extraordinaires »[8]. Autrement dit, nous nous retrouvons chez Péguy dans une dialectique de l’ordinaire et de l’extraordinaire qui explique l’importance de la personnalité dans son rapport à la morale et à la vérité. « Aussi longtemps que l’alcoolisme nous fera pauvres de race et le parlementarisme pauvres de pensée, tant que le vice nous fera pauvres de corps et le vice d’autorité pauvres de cœur et de liberté, tant que nous n’aurons pas débarrassé ce pays du vice bourgeois, qui est le luxe, et du vice populaire, qui est le luxe de la démagogie populacière, nous ne pourrons ni méconnaître ni négliger les personnalités individuelles ou familiales »[9].
La personnalité est en effet fondamentale et ne doit pas se fondre dans la
masse, dans l’Etat, le consumérisme ou l’utilitarisme sous peine de perdre sa
dignité. La personnalité qui se distingue aspire à la sainteté et à l’héroïsme,
ce qui n’est pas incompatible avec la condition ordinaire. Péguy considère par
exemple le père de famille comme le héros des temps modernes : « C’est
commettre la plus grosse erreur, l’erreur la plus stupide et la plus grossière
que de croire, que de s’imaginer que la vie de famille, parce qu’elle est une
vie retirée, est aussi une vie retirée du monde. C’est exactement, c’est
diamétralement le contraire. (…) Il n’y a qu’un aventurier au monde, et cela se
voit très notamment dans le monde moderne : c’est le père de famille »[10].
Le père de famille « n’est point engagé seulement dans la cité présente. Il est
de toutes parts engagé dans l’avenir du monde »[11].
Il se préoccupe en effet avant tout du sort de ses enfants dont il est
responsable, et qu’il va lancer dans un monde dont il s’inquiète qu’il soit
suffisamment décent pour eux.
Les héros ordinaires ont alors à lutter. Une lutte spirituelle qui a lieu contre les puissances réifiantes de l’argent. Seulement cette lutte ne se fait pas à n’importe quel prix, et la fin ne justifie pas les moyens. Il s’agit alors de retrouver une éthique du combat qui aille à l’encontre du mode de guerre induit par les puissances de l’argent. Péguy oppose ici le duel chevaleresque et l’empire : « Dans le système chevaleresque, il s’agit de mesurer des valeurs. Dans le système de l’empire, il s’agit d’obtenir et de fixer des résultats »[12]. Il ne suffit pas de combattre pour ses idées, d’être fidèle à ses idées, il faut aussi gagner l’estime de l’adversaire, faire en sorte que le combat mené lui paraisse honorable. Nulle question de tolérance ou de transigeance ici, il s’agit avant tout d’une question de forme et d’image (Péguy parle de « théorie de l’image ») qui reflète le respect réciproque des combattants sur le mode du duel chevaleresque (qui s’oppose à l’empire lié à la domination). Le rapport à autrui implique l’absence de bassesse morale (Péguy enjoint notamment de ne pas « scandaliser » l’adversaire) et à la fois une certaine exigence mêlée de respect vis-à-vis de l’autre : « (…) le modernisme consiste à ne pas croire ce que l’on croit. La liberté consiste à croire ce que l’on croit et à admettre (au fond, à exiger), que le voisin aussi croie ce qu’il croit »[13].
Révolution!
On a souvent tendance à considérer que la vision qu’a Orwell du peuple et des ouvriers est idéalisée, faisant de lui un sujet naturellement enclin à être bon et moral. Ce serait cependant se méprendre sur sa conception. Tout d’abord, la morale, la common decency, n’est pas naturellement liée aux classes populaires, elle est le produit d’une expérience commune, de certaines conditions et ne constituent en rien un préservatif absolu contre la bêtise, en témoigne ce propos d’Orwell : « La lutte de la classe ouvrière ressemble à une plante. La plante est aveugle et stupide, mais elle en sait suffisamment pour continuer à croître en direction de la lumière, et elle continuera, malgré les déconvenues sans fin »[14]. L’espoir demeure donc, malgré tout, sans naïveté. En effet selon lui « Toutes les révolutions sont des échecs, mais il y a des échecs de différentes sortes »[15]. Autrement dit il ne s’agit pas d’être antirévolutionnaire par principe : certaines révolutions virent au totalitarisme mais d’autres laissent des traces d’une émancipation qui n’en finit jamais.
Mais c’est surtout Péguy qui a
développé une conception positive de la révolution, qui ne s’assimile ni à la
table rase, ni au progressisme, et qui peut s’accorder avec la pensée d’Orwell
: « (…) au fond une révolution n’est une pleine révolution que si elle est une
plus pleine tradition, une plus pleine conservation, une antérieure tradition,
plus profonde, plus vraie, plus ancienne, et ainsi plus éternelle ; une
révolution n’est une pleine révolution que si elle met pour ainsi dire dans la
circulation, dans la communication, si elle fait apparaître un homme, une
humanité plus profonde, plus approfondie, où n’avaient pas atteint les
révolutions précédentes, ces révolutions de qui la conservation faisait
justement la tradition présente. Une pleine révolution, il faut littéralement
qu’elle soit plus pleine, s’étant emplie de plus d’humanité, il faut qu’ elle
soit descendue en des régions humaines antérieures, il faut qu’elle ait, plus
profondément, découvert des régions humaines inconnues ; il faut qu’elle soit
plus pleinement traditionnelle que la pleine tradition même à qui elle
s’oppose, à qui elle s’attaque ; il faut qu’elle soit plus traditionnelle que
la tradition même ; il faut qu’elle passe et qu’elle vainque l’antiquité en
antiquité ; non pas en nouveauté curieuse, comme on le croit trop généralement,
en actualité fiévreuse et factice; il faut que par la profondeur de sa
ressource neuve plus profonde, elle prouve que les précédentes révolutions
étaient insuffisamment révolutionnaires, que les traditions correspondantes
étaient insuffisamment traditionnelles et pleines ; il faut que par une
intuition mentale, morale et sentimentale plus profonde elle vainque la
tradition même en traditionnel, en tradition, qu’elle passe en dessous ; loin
d’être une super-augmentation, comme on le croit beaucoup trop généralement,
une révolution est une excavation, un approfondissement, un dépassement de
profondeur »[16].
Une
révolution n’est donc pas un évènement ex nihilo qui surgirait de
l’imagination de ses acteurs (Ici la conception qu’a Péguy de la révolution est
bien différente de « l’institution imaginaire de la société » développée par
Castoriadis) : « (…) une révolution qui n’aurait qu’un point d’appui tout
imaginaire ne serait elle-même qu’une révolution imaginaire ; elle ne serait
pas une révolution ; elle ne serait qu’une imagination, une invention, une
fiction de révolution ; à une tradition, à une conservation qui maintient, qui
conserve de la réalité, il ne peut rien être opposé, qu’une révolution qui
apporte de la réalité »[17].
Un socialisme
libertaire
Le libéralisme peut avoir un « côté Georges Brassens » (Jean-Claude Michéa) dès lors que l’on considère que l’individu a le droit de rester tranquille, chez lui, et de jouir de ses droits privés. Ce côté Georges Brassens est d’ailleurs revendiqué par Orwell et Péguy : Orwell conçoit son idéal de mode de vie comme le fait de pouvoir cultiver son jardin et de boire le thé, tandis que Péguy conçoit une République où les gens seraient laissés tranquilles : « Ma république, donc, est en un sens avant tout une république où on laissera les gens tranquilles. Dans ma république, on laissera les gens les plus tranquilles que l’on pourra. Je bâtis la cité de la tranquillité »[18]. Le problème c’est que le libéralisme ne permet pas la réalisation et encore moins la réalisation de tels choix de mode de vie (dans la mesure où il aboutit à la lutte de tous contre tous). C’est pourquoi Orwell et Péguy ont une pensée du politique, une pensée de l’engagement, précisément pour protéger ce qui ne relève pas directement du politique. Il faut savoir s’engager pour sauvegarder ou conquérir les conditions décentes du mode de vie que l’on habite.
Certes Orwell a combattu le totalitarisme, particulièrement communiste, et en cela il a pu être récupéré par la droite, mais on oublie trop souvent sa critique du capitalisme et de la démocratie libérale qui allait pour lui de pair avec la volonté de réaliser un véritable socialisme démocratique, bien loin de ce qu’on appelle la social-démocratie. « Tout ce que j’ai écrit d’important depuis 1936, chaque mot, chaque ligne, a été écrit, directement ou indirectement, contre le totalitarisme et pour le socialisme démocratique tel que je le conçois »[19]. Que ce soit pour Péguy ou pour Orwell, si le socialisme échoue, ce n’est pas la faute d’éléments extérieurs mais bien la faute des socialistes. Péguy ajoute que si le christianisme a échoué (il parle de « catastrophe mystique »), ce n’est pas la faute des « libre-penseurs » mais bien la faute des prêtres.
Péguy et Orwell ne conçoivent ni l’un ni l’autre la possibilité du socialisme à partir d’une table rase du passé, considérant précisément que le prométhéisme est en soi fossoyeur de la révolution : « Nous ne sommes pas des dieux qui créons des mondes. Nous voulons devenir des économes utiles, des gérants avisés, des ménagers diligents. Nous ne demandons pas à créer des animalités ni des humanités, mais modestes nous demandons que les biens économiques de la présente humanité soient administrés pour le mieux, afin que la servitude économique étant soulevée des nuques, les têtes libres se redressent, les corps vivent en santé, les âmes aussi. Nous sommes avant tout modestes. Un socialisme orgueilleux serait une aberration »[20]. Au regard de ce à quoi aboutit la révolution bolchévique quelques années après leur écriture, ces lignes apparaissent prophétiques. Le raisonnement d’Orwell est similaire en tous points à celui de Péguy : « Les socialistes ne se prétendent pas capables de rendre le monde parfait ; ils s’affirment capables de le rendre meilleur. Et tout socialiste qui réfléchit tant soit peu concédera au catholique qu’une fois l’injustice économique corrigée le problème fondamental de la place de l’homme dans l’univers continuera de se poser »[21].
Si les questions métaphysiques n’ont pas de fin, et c’est tant mieux, il n’en est pas moins possible que les hommes se les posent dans des conditions décentes, ce qui renvoie immédiatement au problème économique : comme la décence commune est favorisée par le partage de conditions communes, Orwell propose que les écarts de revenus soient de un à dix : « A l’intérieur de ces limites, un certain sentiment d’égalité est possible. (…) ce qui est inenvisageable si l’on prend le duc de Westminster et un clochard de l’Embankment »[22]. Les rapports sociaux entre les personnes doivent être démarchandisés ; il doit être fait en sorte que les individus ne constituent plus un simple capital échangeable et interchangeable, ce qui suppose que l’équation entre consommation et production se fait sur le mode du don et du contre-don et non sur le mode de l’échange marchand : « Ceux des citoyens qui sont les ouvriers de la cité ne lui réclament aucun produit comme étant le salaire du travail qu’ils ont fait pour elle (…) parce qu’ils sont ouvriers et non vendeurs de travail. (…) Les ouvriers donnent leur travail à la cité ; la cité donne les produits aux citoyens. (…) Les citoyens de la cité harmonieuse ne savent pas ce que c’est que ce que nous nommons dans la société bourgeoise offre et demande, vente et achat du travail, offre et demande, vente et achat des produits »[23].
Supposons que cette Cité décente voie le jour. Ce n’est que la première
victoire d’une guerre qui n’a pas de fin, celle des forces spirituelles contre
la pesanteur de la routine qui entraîne le relâchement de l’exigence. Comme
dans un couple, la fondation d’une Cité décente est semblable à un moment
passionnel : tout l’enjeu consiste à transcender cette grâce pour faire
perdurer ce qui a naturellement tendance à se dissoudre dans la médiocrité. «
Tout commence en mystique et finit en politique. (…) L’intérêt, la question,
l’essentiel est que dans chaque ordre, dans chaque système la mystique ne soit
point dévorée par la politique à laquelle elle a donné naissance »[24].
La chose n’est pas facile, mais la facilité n’a jamais pu faire persévérer quoi
que ce soit dans son être. Aussi, « A défaut des théologies et des
philosophies providentielles, une seule voie reste ouverte, qui est celle d’une
éternelle inquiétude »[25].
Inquiétude de l’autre, inquiétude de soi, éternelle inquiétude et éternelle
vigilance qui n’épuise pas l’espérance.
[1] Péguy, Louis
de Gonzague, tome 1, p. 945.
[2] Orwell, Ecrits
politiques, p. 93.
[3] Orwell, A
ma guise, p. 215.
[4] Péguy, De
Jean Coste, tome 1, p. 494.
[5] Michéa, Orwell, Anarchiste tory,
p. 71.
[6] Orwell, Essais,
articles, lettres, vol. III, 101, « Notes sur le nationalisme »,
p. 456.
[7] Péguy, Pour
ma maison, I, p. 639-640.
[8] Péguy, Personnalités,
tome I, p. 444.
[9] Ibid.,
p. 474.
[10] Péguy, Dialogue
de l’histoire et de l’âme charnelle, tome 2, p. 373.
[11] Ibidem.
[12] Péguy, Note
conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, tome 2, p. 1367.
[13] Péguy, L’argent,
tome 2, p. 1080.
[14] Orwell, Essais,
articles, lettres, vol. II, p. 327-328.
[15] Ibid.,
vol. III, p. 312.
[16] Péguy, Au
cahier Mangasarian, tome 1, p. 1378.
[17] Ibid,
p. 1381.
[18] Péguy, A
Jaurès, tome 1, p. 257.
[19] Orwell, Essais,
articles, lettres, vol I,25. p.
[20] Péguy, De
la raison, tome 1, p. 423.
[21] Orwell, A
ma guise, p. 50.
[22] Orwell, Essais,
articles, lettres, vol. 2, p. 126.
[23] Péguy, De
la cité harmonieuse, tome 1, p. 68.
[24] Péguy, Notre
jeunesse, tome 2, p. 516.
[25] Péguy, Par
ce demi-clair matin, tome 2, p. 103.
Idiote ravie d'avoir poussé la porte. Merci pour toute cette doc. :-)
RépondreSupprimerMerci et bienvenue en idiocratie alors Marilyn !
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