En 2008, le peuple français, médusé, apprenait qu'un groupe terroriste particulièrement dangereux avait fait main basse sur un bar-épicerie du plateau de Millevaches, à Tarnac, pour tenter d'insuffler un peu de vie à une zone rurale dépeuplée. Heureusement, la présidence sarkozyste n'avait pas lésiné sur les moyens policiers - et médiatiques - pour terrasser ces enfants de Netchaïev que l'on soupçonnait d'avoir constitué une "cellule invisible", selon l'expression du Procureur, à laquelle était imputée le sabotage d'une caténaire de ligne TGV. Six ans après, la date du procès n'est toujours pas connue. Cette affaire aura au moins eu le mérite d'assurer une formidable publicité à un petit livre bien ficelé, L'insurrection qui vient, attribué à Julien Coupat et sa bande - là encore, les preuves se font attendre. Le Comité invisible, lui, continue son chemin et vient de faire paraître un nouvel opuscule, A nos amis, qui risque encore de donner des sueurs froides à nos chers dirigeants. Débarrassé de ses oripeaux gauchistes, l'ouvrage est un véritable manuel d'insoumission qui prépare l'esprit au combat et le corps à la manoeuvre; il s'agit de reprendre pied dans nos vies sans rien oublier de nos ennemis.
" Le temps brûlait, on fracturait le présent pour prix de tout le futur qui nous avait été ravi "
À
nos amis commence d’ailleurs par un état des lieux sans
concessions : les insurrections annoncées dans le précédent ouvrage se
sont effectivement multipliées aux quatre coins du monde, mais n’ont pas une
seule fois réussi à renverser le système. Il est donc urgent de sortir des
poncifs révolutionnaires qui ne font que renforcer un système dont la crise est
le moteur. Sur ce point, le Comité invisible n’épargne personne et surtout pas
ses « frères de lutte » qui se rêvent en gauchistes, dispensateurs de
la bonne parole et conducteur des masses abruties. « Larguons les
amarres ! », tel est le mot d’ordre. Cela s’adresse d’abord au
« refus infantile ou sénile » des pacifistes d’admettre l’existence
de l’altérité et de faire du conflit le cœur même de l’existence. Cela
concerne, ensuite, la figure du radical qui fait de la révolution une petite
entreprise personnelle dont le critère d’évaluation est le degré de rupture.
Posture imbécile qui le contraint à une marginalité de plus en plus dangereuse
et qui débouche sur la compétition féroce entre les groupes activistes. D’où
les sabordages permanents. Enfin, il faut associer à ces dérives les
intellectuels de l’ultra-gauche qui sont invités sur tous les plateaux de
télévision pour expliquer comment ils vont instituer la révolte. Les notions de
« multitude », de « commun », de « constituant »
appartiennent finalement à la même rhétorique du management démocratique.
La mise au point sévère et salutaire
étant faite, il convient de regarder le capitalisme en face, pour ce qu’il est,
et d’abandonner là aussi les vieilles antiennes révolutionnaires. Non, le
pouvoir ne s’incarne plus dans des institutions productrices de lois et
détentrices de la violence légitime. D’ailleurs les lieux institutionnels sont
vides et ses représentants devenus de sinistres pantins. Le pouvoir est
ailleurs, il est liquide, gazeux, et se traduit par une série de dispositifs
qui vise à gérer les populations comme un berger veille sur son troupeau
« pour en maximiser le potentiel et en orienter la liberté »[1].
La contrainte sur les corps laisse en quelque sorte la place au gouvernement
des affects. Cela ne signifie pas pour autant que le pouvoir est invisible,
comme le fantasment les complotistes ; au contraire, il est partout :
dans une ligne haute tension, une autoroute, un centre de données informatique,
un réseau téléphonique, etc. C’est un pouvoir cybernétique dont la fonction est
d’assurer le flux continu de l’information et l’interconnection des hommes, des
objets et des machines. Dans ce contexte, la lutte des classes semble désuète
comme le montrent les échecs répétés de tous les mouvements, aussi justes
soient-ils, qui s’opposent aux politiques d’austérité. Il faut adopter la
stratégie de l’adversaire, se dissimuler, se disséminer, et porter le fer sur
le terrain des luttes concrètes, là où un territoire est en jeu, là où une
révolte gronde, là où une brèche s’ouvre.
Concrètement, que propose le Comité
invisible ? Tout simplement, de reprendre pied dans nos existences, de
redécouvrir nos intériorités dévastées, de témoigner d’autres possibles.
L’insurrection, et cela reste sans doute l’une des faiblesses du livre,
constitue l’horizon indépassable de l’agir. Pourtant, derrière ce terme
convenu, la perspective définie est beaucoup plus profonde : abandonner
les programmes et les idéologies politiques pour se mettre en commun autour de
vérités éthiques. Retrouver « la part de souveraineté qui appartient aux
vivants »[2]. A cet
égard, l’insurrection ne se décrète pas ; elle est comme un déchirement
dans la trame historique qui produit son peuple à travers l’expérience de vie.
On le pressent, et les dernières pages du livre le confirment : c’est bien
la communauté qui est au bout du chemin, avec son socle collectif, ses liens
interpersonnels et sa liberté partagée. Une communauté placée sous la haute
figure de Georges Dumézil dont la trifonctionnalité est réinterprétée sous
un nouveau jour : « En tant que puissance historique, un mouvement
révolutionnaire est ce déploiement d’une expression spirituelle (…), d’une
capacité guerrière (…) et d’une abondance de moyens matériels et de
lieux »[3].
Version quelque peu remaniée d’un article
publié dans Eléments (numéro 154)
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