dimanche 29 janvier 2017

Etats-Unis et Royaume-Uni : love, etc...



         En quelques 200 ans, depuis la guerre d’indépendance, Américains et Britanniques sont passés de l’opposition armée à une alliance solide, qualifiée par Winston Churchill, dans son célèbre discours de Fulton, de « Special Relationship ». La percée fulgurante de Donald Trump dans la course à la présidence a laissé plus d’un observateur dubitatif quant à l’évolution de cette « relation spéciale », comme d’ailleurs en ce qui concerne l’évolution de la politique américaine dans son ensemble. Theresa May a pourtant eu l’honneur d’être le premier dirigeant étranger reçu par le nouveau locataire de la Maison Blanche le vendredi 27 janvier dernier. Le Premier Ministre britannique compte bien continuer à faire vivre la « Special Relationship » et même la consolider en dessinant les contours des futures relations commerciales et diplomatiques entre les deux pays, ce que Donald Trump a confirmé, qualifiant, avec son sens de la mesure habituelle, leur entrevue de « fantastique ». Les rapports entre les Etats-Unis ont pourtant connu des hauts et des bas depuis la fin de la seconde guerre mondiale et le contenu d’un mémo édité pour le Congrès américain et rendu public par le Daily Mail en avril 2015, envisageait même la fin de la relation particulière entre les deux puissances anglo-saxonnes. 


Après les années difficiles qui suivirent l’indépendance des anciennes colonies américaines, l’opposition entre Etats-Unis et Empire britannique déboucha même sur une courte guerre en 1812. En dépit, cependant, de disputes frontalières encore vives jusqu’à la fin du XIXe siècle, le gouvernement de Sa Majesté et ses anciens sujets conclurent une alliance que le baptême des armes des première et seconde guerres mondiales allaient rendre l’une des plus solides et durables du XXe siècle. 

L’agenda diplomatique et stratégique des Etats-Unis évoluant largement, au cours de la présidence de Barack Obama, avec l’affirmation de la notion de « pivot asiatique » chère au 44e président américain, la relation entre Royaume-Uni et Etats-Unis semblait bien condamnée à ne plus devoir être si spéciale. Le mémo adressé aux membres du Congrès précisait en effet clairement en avril 2015 qu’en regard des nouvelles priorités stratégiques définies par l’administration américaine  le Royaume-Uni ne devait plus être considéré comme un élément aussi central que par le passé de la diplomatie américaine. Le document, préparé par le Congressional Research Service, un institut d’analyse interne au Congrès, s’interrogeait en effet sur les turbulences économiques et politiques à venir pour le Royaume-Uni, à l’approche notamment du vote sur le Brexit. Un an plus tard, dans une interview accordée à Jeffrey Goldberg pour The Atlantic, Barack Obama rejetait sans vergogne la responsabilité du chaos, succédant en Lybie à la chute de Mouammar Kadhafi, sur David Cameron, « distrait, selon le président américain, par une variété d’autres choses »…en particulier le guêpier du Brexit dans lequel le Premier Ministre britannique s’était bien imprudemment fourré. 
 
La « relation spéciale » semble en réalité depuis longtemps être vécue comme plus spéciale d’un côté de l’Atlantique que de l’autre. Tandis que le concept fait partie intégrante de l’identité britannique, au même titre que le Blitz, les Scones, le football et les Beatles, il a commencé à être remis en question aux Etats-Unis dès les années 70. Comme le faisait cruellement remarquer le Time en 1970 : « Le déclin précipité du Royaume-Uni du statut de puissance mondiale à celui de nation de second rang a rendu l’alliance avec les Etats-Unis déséquilibrée…et improductive. Alors que le Royaume-Uni liquidait les derniers restes de son empire, sa diplomatie a largement perdu la capacité d’influencer et d’aider la politique américaine. L’échec du Royaume-Uni à être admise dans la CEE a seulement confirmé que son rôle n’est plus, selon les durs propos d’un Américain, ' que de battre pathétiquement des ailes comme un papillon à la périphérie du monde '. » Les choses ont changé avec Margaret Thatcher. La Dame de fer qu’une photographie célèbre montre en train de valser avec Ronald Reagan a non seulement su consolider la relation entre les deux puissances mais aussi prouver à l’occasion de la crise des Malouines que le lion britannique n’avait pas perdu toutes ses griffes et était encore loin de se cantonner au rôle de puissance de second rang.

Le spectre de la marginalisation est donc reparu avec le recentrage de l’administration Obama mais la percée de Donald Trump aux cours des élections américaines a paradoxalement inversé les rôles. Aux Britanniques cette fois de se demander si la « relation spéciale » était toujours viable et productive si Donald Trump venait par le plus grand des miracles à être élu. Le nouveau maire de Londres, Sadiq Khan, épinglait en mai 2016 Trump en l’accusant d’être « ignorant en matière d’islam » tandis que David Cameron qualifiait la proposition du candidat républicain de bannir les musulmans des Etats-Unis de « clivante, stupide et arrogante ». Le torchon brûlait à nouveau entre les deux vieux complices, par pour les mêmes raisons cependant. 
 
Et puis l’impensable a eu lieu dans chacun des deux pays : la victoire du leave au référendum du 23 juin 2016 au Royaume-Uni et celle de Donald Trump aux élections américaines du 8 novembre 2016. Par un tour de magie électorale imprévu, la classe politique des deux pays voyait soudain le sol se dérober sous ses pieds avec, soudain, la même angoisse partagée (et largement entretenue par les médias nationaux et internationaux) : la marginalisation. La crainte d’un déclin accéléré par les choix des électeurs américains et britanniques doit pourtant être largement relativisée : quelques mois après la victoire du leave, Londres continue à faire concurrence à New-York sans que le séisme économique et financier annoncé n’ait vraiment eu lieu. Quant aux Etats-Unis, il reste difficile de savoir ce que réserve la personnalité de Donald Trump qui n’a pas perdu son temps pour doucher sévèrement les espoirs de la Chine de voir un Trump président se montrer plus conciliant qu’une Clinton. 

Mais en attendant de savoir ce que réservera plus avant l’avenir aux deux pays, la relative incertitude dans laquelle ils se trouvent les rapproche. Theresa May n’a pas perdu une seconde pour annoncer dès le 9 novembre sur Facebook : « La Grande-Bretagne et les États-Unis ont une relation privilégiée et durable fondé sur les valeurs de liberté, de démocratie et de l'entreprise. On est, et restera, forte et proches partenaires sur le commerce, la sécurité et de défense. » L’avenir pourrait bien donner raison à Theresa May. Pour commencer, comme le remarquait déjà Simon Tate, auteur de A Special Relationship? British Foreign Policy in the Era of American Hegemony, en mai 2016, le niveau de collaboration entre Etats-Unis et Royaume-Uni en termes militaires et en matière de renseignement définit à lui seul la « relation spéciale », quelle que soit l’évolution des relations diplomatiques entre les deux pays. Et Donald Trump a su rendre gracieusement la politesse à Theresa May en saluant tout d’abord le Brexit comme une occasion au cours de laquelle le Royaume-Uni s’est ressaisi « de sa propre identité » et a fustigé « l’erreur catastrophique de Merkel » dans sa gestion de la crise migratoire. En matière de douche froide, les Allemands ont, pour ainsi dire, été aussi copieusement servis que Pékin, après les années fastes de l’ère Obama qui voyait la « relation spéciale » germano-américaine dangereusement concurrencer la britannique. N’oublions pas cependant que dès les années de la guerre froide la RFA était devenu un partenaire stratégique crucial pour les Etats-Unis et un partenaire économique progressivement plus important que la Grande-Bretagne. En réalité, les Etats-Unis n’ont pas été avare de relations spéciales au cours de leur histoire récente : Arabie Saoudite, Japon, Israël, Turquie, Allemagne…Et comme on a pu le constater récemment, ces relations ont grandement évolué.


 
Deux facteurs conduisent cependant à penser que la relation américano-britannique et l’axe anglo-saxon pourrait bien connaître encore de beaux jours. Tout d’abord, il y a fort à parier que de futures figures telles que James Mattis (secrétaire à la Défense) ne laisseront certainement pas la relation avec l’OTAN, et plus encore avec le Royaume-Uni, pilier de l’Alliance Atlantique, aller à vau-l’eau. Certaines des nouvelles têtes pensantes de Washington sont d’ailleurs intervenues très rapidement pour éteindre les éventuels départs de feux susceptibles de faire du tort aux vieilles amitiés. Stephen Schwarzman, conseiller du président américain, a ainsi tenu à rassurer le 24 janvier les Canadiens quant à la solidité de leur relation avec les Etats-Unis, présentée comme « un modèle », même en prévision de la renégociation de l’ALENA voulue par Trump. Et un deuxième facteur, plus important encore, plaide pour la consolidation de l’alliance anglo-américaine : Donald Trump et Theresa May se voient tous deux comme des « pragmatiques » et se trouvent dans une position où ils entendent renégocier durement leurs accords commerciaux. Plus encore, les deux dirigeants se sont fixés des objectifs aussi ambitieux qu'en rupture avec l'administration qui les a chacun précédé : la réindustrialisation du Royaume-Uni pour Theresa May et la lutte contre les délocalisations pour Donald Trump. Le caractère interventionniste et protectionniste des mesures appuyées par les deux chefs d'Etat s'inscrit pour le moment relativement à contre-courant des principes régissant l'économie et le commerce mondial. Sans parier pour le moment sur la capacité de chacun à tenir son programme, leurs positions respectives peuvent faire craindre le risque d'un plus grand isolement. Face au risque d’une relative marginalisation, confronté à un environnement international plus hostile et à des concurrents agressifs, les deux vieux alliés ont sans doute tout intérêt à se serrer les coudes pour éviter un jour « de battre pathétiquement des ailes comme un papillon à la périphérie du monde. »


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mardi 24 janvier 2017

Retour à Twin Peaks

Nous reproduisons un article mis en ligne dès 2014 et qui demeure plus que jamais d'actualité au fur et à mesure que le 21 mai 2017 approche, date de la diffusion du premier épisode de la saison 3 de Twin Peaks !

Certains retours sont plus appréciés que d'autres. C’est le cas de la série Twin Peaks, dont la suite est annoncée sur la chaîne Showtime en 2017. Evidemment, l’annonce inquiète aussi ceux qui sont restés fascinés par cet objet télévisuel et apprennent que David Lynch et Mark Frost ont l’intention de reprendre les rênes de l’une des sagas les plus incroyables jamais diffusées sur petit écran, vingt-cinq ans après le final de la deuxième saison, en 1991. J’écris « l’une des séries » par souci de ménager les sensibilités, mais quand j’examine sérieusement la question, je ne trouve aucun autre exemple de fiction télévisuelle réunissant ce cocktail de surnaturel, de non-sens, d’humour, d’inquiétante étrangeté et de surréalisme scénaristique. Il y eut peut-être Le Prisonnier en son temps. Quant à Docteur Who, n’ayant jamais dépassé la moitié d’un épisode, je ne peux me hasarder à le comparer à Twin Peaks.


Fait étrange, je n’ai jamais pu m’empêcher d’associer le nom de Silvio Berlusconi à celui de Twin Peaks. Le blasphème est compréhensible et je demanderai à tous les adorateurs de David Lynch de ranger leurs Walter PPK et leurs dictaphones et de se détendre en reprenant une bonne bouffée d’oxygène. J’ai en effet découvert la série lorsqu’elle fut diffusée en 1991 sur la défunte chaîne « La Cinq », propriété du célèbre magnat italien amateur de call-girls. Du jour où j’ai appris que le « Cavaliere » avait été le patron de La Cinq, son nom est resté bêtement associé dans ma mémoire à l’envoûtant générique de Twin Peaks. Je me doute évidemment que Berlusconi n’avait sans doute aucune idée de ce que pouvait bien être Twin Peaks et qu’il faut attribuer tout le mérite de cette diffusion avant-gardiste à Pascal Josèphe, directeur de programme de La Cinq à cette époque. Si Josèphe a eu un jour l’occasion d’évoquer la série de Lynch en présence du Caïman, j’imagine que celui-ci a simplement cru qu’il s’agissait d’une énième version de Côte Ouest et a écarté le sujet d’un vague geste de la main avant de retourner à ses manigances et à ses marivaudages tarifés.
Twin Peaks, peut-on lire souvent, a réinventé la série américaine moderne. Ce n’est pas complètement faux et X-Files lui doit certainement beaucoup, mais les séries telles que Breaking Bad ou Game of Thrones sont des machines de guerre scénaristiques qui doivent plus à la géniale Oz, aux Soprano ou même à L’enfer du devoir, série qui fut elle aussi diffusée sur La Cinq. Si je devais trouver à Twin Peaks quelques héritiers, j’irai peut-être chercher du côté du très beau Carnivale, évocation ésotérique et mystique de l’Amérique de 1929 qui reste cependant bien éloigné de la folie douce et des mystères de Twin Peaks. La série de Lynch n’a pas, en réalité d’équivalents, ni même de véritable descendance. Il y a eu un jour la Quatrième Dimension et puis il y eut la dimension Twin Peaks
Tandis que les séries phares d’aujourd’hui font appel à une armée de scénaristes minutant les rebondissements, l’intrigue de Twin Peaks se dévoilait au gré des épisodes sans aucun égard pour la cohérence d’une enquête policière bien malmenée. Qu’un témoin capital de l’enquête soit une vieille dame conversant avec une bûche qu’elle transporte partout comme un nourrisson, que l’agent Dale Cooper se passionne soudain pour le zen durant tout un épisode, persuadé que la philosophie orientale lui permettra de cerner la personnalité du tueur ou que les frères Horne enseignent aux téléspectateurs une manière unique de déguster un sandwich au fromage, Twin Peaks est resté imprévisible tout au long des trente épisodes des deux premières saisons, imprévisibilité qui devait beaucoup également à la complexité des personnages. De Dale Cooper, l’agent du FBI et protagoniste principal de la série, au personnel de l’Hôtel du Grand Nord ou du Double R Diner, tous sont délicieusement ambigus, qu’ils dissimulent les plus sombres agissements ou une monomanie burlesque. Dans Twin Peaks, l’ode au banal côtoie en permanence la tentation du surnaturel, le plus insignifiant détail ouvre des perspectives inquiétantes et la dérision s’invite sans prévenir en plein drame : il n’y a peut-être jamais eu de mise en scène plus réjouissante de l’inquiétante étrangeté. L’intrigue elle-même est une satire à plusieurs niveaux du schéma hyper-sacralisé du polar télévisuel. Le meurtre de Laura Palmer révèle les secrets enfouis de la petite communauté de Twin Peaks et dévoile les bassesses et les vices qui se cachent derrière la façade lisse du décor à l’américaine qui ne conserve pas longtemps son apparence parfaite. La paisible petite bourgade abrite un lupanar, quelques assassins et pyromanes, des trafiquants de drogue et beaucoup de parents indignes et d’enfants dévoyés. La jeune et délicieuse Audrey Horne a d’ailleurs dû bouleverser la libido de beaucoup d’adolescents dans un épisode où elle fait un usage tout à fait inattendu d’une queue de cerise…


Au fur et à mesure que l’enquête progresse – si l’on peut dire – se mettent en place également tout le bestiaire et la cosmogonie lynchienne. Le géant, l’homme venu d’un autre endroit ou encore le terrifiant Bob achèvent de dérégler l’univers déjà passablement dérangé de Twin Peaks et, à partir du moment où le surnaturel autorise tout, Lynch démonte la mécanique du rêve américain télévisuel : la classique réunion de famille vire au cauchemar en un fou rire hystérique, les crises d’adolescence se terminent au bordel et les histoires d’amour sont brisées par le maléfice ou sont englouties sous une telle avalanche de guimauve que l’on ne sait plus très bien où s’arrête la caricature et où commence la dérision. Pendant que l’Hôtel du Grand Nord devient le réceptacle de toutes les âmes damnées du coin et que son directeur se prend pour le Général Lee, du fond des bois sombres qui entourent la petite ville, le mal se répand depuis la Loge Noire.
Ce lieu, que la tradition ésotérique décrit comme le centre du mal cosmique, est l’archétype de l’esthétique lynchienne. Du moment où l’on franchit le rideau pourpre qui est la dernière frontière de la raison, il est impossible de s’échapper de cette dimension maléfique où l’on croise des esprits qui parlent à l’envers, des jeunes femmes assassinées, la Vénus de Milo et des doubles malfaisants. Face à la dépravation et aux maléfices engendrés par la Loge Noire, la figure de Dale Cooper représente la figure du bien par excellence. Incarnation de la droiture et de la bonté, Dale Cooper fédère autour de lui les personnages les plus positifs. Loin de se contenter de lutter simplement contre les forces du mal à l’œuvre à Twin Peaks, Cooper incarne en quelques scènes mémorables, et une ou deux odes au café et aux donuts, la résistance de l’individu face à la dégénérescence des institutions et de la société. Dale Cooper, son amour pour le café et les cherry pies et sa fascination pour le Tibet, ainsi que son ami et associé, le Shérif Harry S. Truman, qui porte le même nom que le 33e président des Etats-Unis, semblent pouvoir rassembler en eux et autour d’eux ce qui reste de générosité et de bienveillance dans le monde déshumanisé et plein de faux-semblants de la middle class américaine livrée à l’appât du gain, au mensonge, au vice et à la folie. Twin Peaks est une nouvelle plongée métaphorique dans la lutte entre le bien et le mal mais la morale étrange et hédoniste de la série est que, pour conjurer les forces obscures cachées dans les ténèbres, un bon café et un succulent donut restent le meilleur des exorcismes. David Lynch tournera d’ailleurs par la suite quatre publicités pour le café Georgia avec les acteurs de la série…


Difficile de savoir aujourd’hui si David Lynch et Mark Frost sauront vraiment ressusciter Twin Peaks et si la Loge Noire s’animera encore derrière le rideau rouge. D’ores et déjà, Lynch a prévenu que certains visages connus réapparaîtraient, sans souhaiter en dire plus. Seule quasi-certitude : la dame à la bûche refera son apparition en 2016 dans la troisième saison, dont tous les épisodes devraient être co-écrits par Frost et Lynch et réalisés par Lynch : « Il y a beaucoup d’histoires à Twin Peaks. Certaines sont tristes, certaines drôles, certaines sont des histoires de folie et de violence, certaines sont banales, mais elles contiennent toutes une part de mystère, le mystère de la vie et quelques fois de la mort. Le mystère des bois, les bois qui entourent Twin Peaks.[1] ».







[1] Log Lady. Prologue du pilote de la première saison.

jeudi 12 janvier 2017

Les revenants, demain en France !



L’ouvrage du journaliste David Thomson Les revenants (sous-titré : Ils étaient partis faire le jihad, ils sont de retour en France) est proprement sidérant. Basé sur une dizaine d’entretiens approfondis, il nous plonge dans la galaxie islamiste : des quartiers populaires en France jusqu’aux villes de Mossoul et de Raqqa passées sous la coupe de Daesh. Avant 2014 (mise en place de la coalition internationale), il était apparemment très simple voire banal de passer de la haine du mécréant, célébrée à force de rodomontades derrière son écran d’ordinateur, à un vol direct pour la Turquie et, quelques jours après, à son intégration dans les rangs de l’Etat islamique. On pourrait presque parler d’une année Erasmus à l’étranger ; année particulièrement riche pour l’ouverture à l’autre et la connaissance d’autres aires culturelles. Cela peut faire sourire mais il semble que beaucoup de jihadistes aient effectivement importé de France « ″leur jahilya de cité″, c’est-à-dire leur habitus de quartiers sensibles ». C’était encore l’époque du « LOL jihad » (avant 2014) au cours de laquelle les nouvelles recrues se faisaient photographier avec leur Nike Air au pied, un fusil d’assaut dans une main et le smartphone dernier cri dans l’autre.

         Les temps ont changé. Non pas que l’idée islamiste ait failli, loin de là, mais il est tout simplement de plus en plus dangereux de rester sur place alors que les bombardements de la coalition s’intensifient. On comprend dès lors sans peine qu’un bon père de famille, qui a parfois eu l’opportunité de contracter plusieurs mariages, se rappelle au bon souvenir de son pays d’origine quand bien même il a trahi ce dernier pour rejoindre l’un de ses ennemis les plus féroces. Auparavant, cela s’appelait de la haute trahison ou encore de l’intelligence avec l’ennemi et consistait en « une extrême déloyauté à l’égard de son pays, de son chef d’Etat, de son gouvernement ou de ses institutions ».  Autre temps, autres mœurs. Aujourd’hui, c’est le pays trahi qui organise le retour de ses valeureux guerriers. 


L’ouvrage de Thomson commence d’ailleurs par un chapitre pour le moins étonnant : la retranscription de deux échanges téléphoniques entre Bilel (citoyen français parti combattre aux côtés de Daesh) et le Consulat français de Turquie. L’on y apprend que Bilel a contacté le Consulat pour que ce dernier facilite voire organise son retour en France, lui, sa femme et ses trois enfants. Bien sûr, il est prêt à répondre de son engagement islamiste auprès de la justice mais, pour l’heure, il convient de l’aider à franchir la frontière turque – devenu hermétique au cours de l’année 2016 – sans se faire tirer dessus par les gardes. Et le Consulat de passer tous les coups de fil nécessaires pour assurer le passage de la petite famille en Turquie tout en prévenant son interlocuteur des démarches effectuées. A ce jour, Bilel a bien été intercepté par les autorités turques qui ont décidé de l’accuser de « faits de terrorisme » tandis que le reste de sa famille a rejoint le nord de la France. Précisons, toujours selon Thomson, que la majorité des « revenants » sont remis entre les mains des autorités françaises et envoyés directement en prison même s’il est par la suite difficile d’établir des chefs d’inculpation précis – d’où la clémence des peines.

         On le voit, le retour est relativement simple pour ceux qui ne se sont pas fait trop remarquer sur place; les autres, c’est-à-dire la dizaine de Français à occuper des postes de responsabilité au sein l’Etat islamique auxquels il faut ajouter les quelques psychopathes chargés des basses besognes (exécutions, tortures, etc.) sont repérés, identifiés et la plupart du temps « dronés ». Aujourd’hui, près de 200 personnes sont revenues en France – le chiffre étant en augmentation constante étant donné la situation en Irak et en Syrie – et la question qui brûle toutes les lèvres est la suivante : quel est l’état d’esprit de ces individus radicalisés dont le projet de vie était « de tuer pour être tués » ? La réponse est sans ambages, comme le résument les propos de Zoubeir (un des revenants) : « En rentrant, la plupart sont déçus peut-être, mais repentis, pas du tout. Ils sont encore partisans du jihad. C’est pour ça que la plupart ne sont pas prêts à témoigner contre ces gens. Ils ont des gros dossiers sur les gens de l’EI, mais ils veulent pas aider parce qu’ils considèrent la France comme une force mécréante, ennemie de l’islam, qui lutte contre leurs frères »[1].

En effet, ce qui marque profondément à la suite de la lecture des témoignages, c’est le degré très élevé de l’idéologisation qui a sûrement été moins subi que choisi comme un élément à part entière, essentiel, d’un chemin de vie. Il ne faut pas oublier que la majorité des radicalisés ont trouvé dans l’islamisme une voie de rédemption ; une voie qui leur a permis de devenir quelqu’un alors même qu’ils n’étaient personne – il s’agit bien de « perdants radicaux »pour reprendre l’expression d’Enzensberger. A cet égard, le profil des jihadistes français est éloigné de celui de certains combattants étrangers (Tunisiens, Marocains, etc.) : ils sont souvent très jeunes, issus de quartiers populaires à forte densité migratoire, en situation d’échec social et/ou scolaire et peu versés dans la pratique religieuse. Le processus d’islamisation est paradoxalement très rapide, et profond, parce qu’il équivaut pratiquement à chaque fois à une nouvelle conversion. Le déficit de connaissance religieuse est alors comblé par un surinvestissement dans la discipline mentale et corporelle. En outre, le processus se renforce avec la lecture de compilations de textes islamiste en version PDF, le visionnage continu de vidéos barbares, la répétition en boucles des passages les plus vindicatifs du Coran et la promesse sans cesse répétée d’un paradis à venir pour les martyrs de la cause. Il ne fait aucun doute, à la lecture des témoignages, que la croyance dans un au-delà rédempteur est une dimension très profonde de l'idéologie islamiste.



Dans ce contexte, les programmes de déradicalisation font doucement sourire des revenants qui ne se considèrent pas comme des radicaux. Il serait de toutes façons difficile pour eux de revêtir une ancienne identité qui renvoie à la haine de soi et aux échecs répétés. Aussi paradoxale que cela puisse paraître, c’est encore le salafisme quiétiste (dont certains proviennent) qui offre la meilleure porte de sortie : l’identité musulmane y est affirmée avec vigueur – donc, sans reniement –  et se déploie dans toutes les dimensions de l’existence. Ainsi, la radicalité n’est plus vécue sous le signe de la violence mais déclinée sous une forme éthique, sociale et culturelle. Bref, un mode de vie à part entière qui engage tout l’être mais laisse de côté, au moins temporairement, la question du jihad armé.

Pour conclure, il ressort de la lecture des Revenants un constat sans appel : les pouvoirs publics sont au mieux atteints d’une cécité qui confine à l’aveuglement et, au pire, d’une culture de la compromission qui s’apparente à de la haute trahison. Depuis plus de dix ans, les politiques conduites par les gouvernements successifs ne font qu’attiser la haine de ceux qui ne sont pas encore partis - et qui en sont désormais empêchés - sans jamais, à aucun moment, rassurer ceux qui subissent l’islamisme rampant sur une part de plus en plus vaste du territoire français, à commencer par les musulmans eux-mêmes.
















[1] David Thomson, p. 88.

dimanche 1 janvier 2017

Limites protectrices




Au début de l'automne, quand fut annoncé le démantèlement du bidonville de Calais, cette jungle si éloignée des tropiques mais dotée d'un inimitable cachet post-moderne, il y eut, dans plusieurs villes de France, quelques défilés de militants soutenant la ligne des « no border ». A cette occasion, on put voir des manifestants brandir de grandes banderoles ornées du slogan « ouvrez les frontières ». Le surréalisme était dans la rue. Dans l'Europe de Schengen où les frontières sont béantes depuis des décennies, quoi de plus absurde, en effet, qu'une telle formule ! Elle n'en révèle pas moins l'inquiétude de toute une frange de l'opinion, ces dernières années, devant le retour des frontières dans le débat public.

On sait à quel point le fantasme de l'ouverture tranquille a dominé l'Europe, depuis la chute du communisme. Des habitudes de pensée se sont durablement établies. Une vision du monde benoîte, confortable, simplifiée. Des schémas et des sentiments. Or, voilà qu'apparaissent de fortes tendances en dehors de la voie à laquelle beaucoup s'étaient d'autant plus habitués qu'ils la croyaient définitive. Braves progressistes qui ne voient jamais la croisée des chemins, ni les bifurcations de l'Histoire ! Sous leurs yeux médusés, les peuples anglais et américain viennent d'exprimer leur souhait de voir, entre autres choses, revaloriser les frontières. Expressions de volonté politique qui semblent en outre appartenir à une vague de fond plus vaste puisque, selon l'analyste Jérôme Fourquet, deux tiers des opinions publiques européennes sont aujourd'hui favorables à une remise en cause des accords de Schengen, lesquels traduisent par excellence la volonté constante de nos dirigeants, depuis les années 80, de démanteler les frontières. Ceci malgré la propagande de masse qui n'a cessé d'accompagner toutes les décisions allant dans ce sens. Trente ans de prédication en faveur de la libre circulation en tous domaines pour en arriver là ! On comprend le désarroi des croyants les plus fidèles.

Digue politique

Enfermés dans la défense des droits individuels, ces adeptes de la foi transfrontiériste ne voient pas que, sous la question des frontières, se joue la survie du commun. De fait, une tendance se cristallise actuellement en Occident sur la question du respect des limites territoriales parce que ressurgit une vérité ancienne : de telles limites sont consubstantielles à l'existence de toute communauté politique et donc d'abord, point capital, à l'exercice de sa volonté propre. C'est en effet en vertu de cette volonté commune que les populations se rebiffent aujourd'hui contre les choix unilatéraux qu'on leur impose et qui touchent à leur être même. Quand s'affermit le souhait de ne plus subir, la lucidité revient et la frontière apparaît comme un enjeu déterminant, celui du pouvoir de la communauté souveraine face au pouvoir des oligarchies. On redécouvre alors que cette frontière constitue une ligne d'appui, une digue politique, pour faire face aussi bien aux menaces liberticides qui viennent d'en-haut (les oligarchies ne dominant que par la transgression) qu'à celles qui viennent d'en-bas, forces déferlant, dans un cas comme dans l'autre, sur le capital immatériel et matériel de la communauté, à la manière de fléaux. Devant la prédation des puissances d'argent et les masses humaines déracinées que celles-ci contribuent à mettre en mouvement sur le terrain, on comprend donc que l’on ne pourra opposer de barrage efficace que fondé sur le territoire.

D'une limite à l'autre

Dans les esprits, le désenfumage est donc à l'oeuvre, du Middle West américain aux vieilles nations d'Europe, et on commence à retrouver les liens fondamentaux entre territoire et volonté commune. Au regard de l'architecture civilisationnelle, il apparaît, de fait, que les limites dont une communauté politique donnée pourvoit un espace pour en faire un territoire renvoient directement aux limites englobantes de la communauté elle-même, à ses contours spécifiques, autrement dit au choix constitutif du groupe à partir duquel se définit qui en fait partie et qui n'en fait pas partie. Il est utile de le rappeler, ce rapport entre le bornage du sol commun et le bornage du groupe social est illustré notamment, avec la radicalité sereine propre aux Anciens, par le mythe de Romulus et Remus. La transgression du sillon fondateur est une menace pour l'existence de la communauté. Romulus tue donc Remus qui l'avait franchi par dérision et, ayant ainsi rendu sacrée cette limite, il devient le chef de la communauté. On ne saurait mieux faire entendre que celui qui est à même d'assurer le bien commun est celui qui défend avant tout la limite protectrice. Or, il s'agit bien là, non seulement de la limite territoriale mais aussi, et avant tout, de la limite anthropologique séparant les deux termes de la relation ami / ennemi, laquelle constitue la « distinction spécifique du politique » selon Carl Schmitt. De ce point de vue, il n’est guère étonnant que l'inaptitude toute contemporaine d’une part encore considérable de l’opinion à saisir ce qui est en jeu ici se traduise par de la méfiance devant la simple perspective d'une réhabilitation des frontières. Les sermons officiels ont fait des ravages durables chez les moins structurés. Chez ceux-là, on n'est pas prêt d'admettre que c'est la croyance infantile dans le « tous amis » qui empêche d'organiser des relations pacifiques entre non-amis. 

Distinctions claires ou empire du flou

Aussi, en dépit du malaise croissant et des attentats sur notre sol, le fantasme de la grande fusion des peuples continue pour l'instant de faire obstacle à une plus large compréhension de cette traditionnelle distinction que l'on peut désigner ainsi: ami/non-ami. Distinction qui relève de la sagesse ancestrale des nations et que Schmitt n'avait fait que rappeler avec ses formulations propres (ce point précis prenant place, chez lui, au sein d’une réflexion puissante et originale, on le sait), après la rupture que constitua, en 1919, l'irruption des principes de Wilson sur la scène internationale. L'Histoire le montre à l'envi, une telle distinction représente l'une des conditions essentielles pour éviter que les non-amis, ennemi potentiels, se transforment en ennemis réels. Ceci en reconnaissant d'abord les non-amis comme tels (phase décisive où la limite est reconnue et assumée), puis à ce titre, comme des partenaires plus ou moins proches. C’est ce que recouvre la notion d’ennemi dans cette perspective. Envisager le conflit permet de le neutraliser, sans se soumettre pour autant. Tel est le vieux sésame ouvrant le champ précieux des bonnes relations. Et tel est le cadre raisonnable de toute diplomatie. Comme l’énonce Julien Freund dans le sillage de Schmitt, « la non-reconnaissance de l’ennemi est un obstacle à la paix ». 

En somme, contrairement aux illusions que défend l’ancien premier ministre Dominique de Villepin dans son  dernier livre, « Mémoire de paix pour temps de guerre », c’est la culture de la guerre qui constitue la véritable culture de la paix. Naturellement, il ne faut pas confondre cette classique culture de la guerre avec le bellicisme, comme le fait Villepin, étrange gaulliste, qui croit prendre le contre-pied du néo-conservatisme agressif de l’ère Bush en préconisant une diplomatie générale de l’apaisement. Pour cet apôtre de la conciliation abstraite, nul retour aux frontières ne s’impose. Il est vrai que lorsqu’on pense que les peuples n’ont pas de formes définies, on n’a pas de raison de songer aux limites précises de leurs territoires qui en sont la garantie cruciale. Là est le centre de la question. On promeut donc l’empire du flou, c'est-à-dire, en définitive, l'empire tout court, la logique favorable aux impérialismes.

En effet, répondre aux dynamiques de domination de tous ordres, qu’elles soient le fait d’Etats, d’oligarchies financières ou d’une religion telle que l’Islam, par la politique impolitique de l’apaisement, selon la méthode tristement célèbre de Chamberlain, c’est tout simplement faire leur jeu. En l’occurrence, on semble avoir oublié en quoi consiste l’art d’obtenir l’équilibre le plus stable possible entre des forces. L’art politique, rien de moins.


Sous ce rapport, il est intéressant de noter que pacifisme et impérialisme belliqueux constituent deux façons symétriques de ne pas reconnaître de non-amis, dont l’une se résume dans le « tous amis », l’autre dans le « tous ralliés à ma botte », deux manières de pratiquer abondamment la rhétorique de la paix (paix universelle irénique ou paix de soumission) et, de ce fait, deux types de rapports à la conflictualité qui se complètent souvent de la manière la plus tragique qui soit.

Rappelons, pour finir, un évènement significatif qui eut lieu au XVIe siècle. Pendant la période troublée des guerres de religion, où certains critères d'appartenance à la communauté politique étaient devenus incertains, le jeune roi Charles IX, accompagné de la reine mère Catherine de Médicis, entreprit un long voyage dans le royaume, de 1564 à 1566. L'un des principaux buts de ce voyage était de visiter les frontières avec précision, en en suivant les sinuosités. Le roi effectua donc un « circuit », un « tour » (selon les expressions de l'époque) du sol français, réaffirmant ainsi de manière hautement symbolique les contours de la communauté politique, en crise, à travers les contours de son territoire.