Au début de l'automne, quand fut annoncé le
démantèlement du bidonville de Calais, cette jungle si éloignée des tropiques
mais dotée d'un inimitable cachet post-moderne, il y eut, dans plusieurs villes
de France, quelques défilés de militants soutenant la ligne des « no
border ». A cette occasion, on put voir des manifestants brandir de
grandes banderoles ornées du slogan « ouvrez les frontières ». Le
surréalisme était dans la rue. Dans l'Europe de Schengen où les frontières sont
béantes depuis des décennies, quoi de plus absurde, en effet, qu'une telle
formule ! Elle n'en révèle pas moins l'inquiétude de toute une frange de
l'opinion, ces dernières années, devant le retour des frontières dans le débat
public.
On sait à quel point le fantasme de l'ouverture
tranquille a dominé l'Europe, depuis la chute du communisme. Des habitudes de
pensée se sont durablement établies. Une vision du monde benoîte, confortable,
simplifiée. Des schémas et des sentiments. Or, voilà qu'apparaissent de fortes tendances
en dehors de la voie à laquelle beaucoup s'étaient d'autant plus habitués
qu'ils la croyaient définitive. Braves progressistes qui ne voient jamais la
croisée des chemins, ni les bifurcations de l'Histoire ! Sous leurs yeux
médusés, les peuples anglais et américain viennent d'exprimer leur souhait de
voir, entre autres choses, revaloriser les frontières. Expressions de volonté
politique qui semblent en outre appartenir à une vague de fond plus vaste
puisque, selon l'analyste Jérôme Fourquet, deux tiers des opinions publiques
européennes sont aujourd'hui favorables à une remise en cause des accords de
Schengen, lesquels traduisent par excellence la volonté constante de nos
dirigeants, depuis les années 80, de démanteler les frontières. Ceci malgré la
propagande de masse qui n'a cessé d'accompagner toutes les décisions allant
dans ce sens. Trente ans de prédication en faveur de la libre circulation en
tous domaines pour en arriver là ! On comprend le désarroi des croyants les
plus fidèles.
Digue politique
Enfermés dans la défense des droits individuels, ces
adeptes de la foi transfrontiériste ne voient pas que, sous la question des
frontières, se joue la survie du commun. De fait, une tendance se cristallise
actuellement en Occident sur la question du respect des limites territoriales
parce que ressurgit une vérité ancienne : de telles limites sont
consubstantielles à l'existence de toute communauté politique et donc d'abord,
point capital, à l'exercice de sa volonté propre. C'est en effet en vertu de cette
volonté commune que les populations se rebiffent aujourd'hui contre les choix
unilatéraux qu'on leur impose et qui touchent à leur être même. Quand
s'affermit le souhait de ne plus subir, la lucidité revient et la frontière
apparaît comme un enjeu déterminant, celui du pouvoir de la communauté souveraine
face au pouvoir des oligarchies. On redécouvre alors que cette frontière constitue une ligne
d'appui, une digue politique, pour faire face aussi bien aux menaces
liberticides qui viennent d'en-haut (les oligarchies ne dominant que
par la transgression)
qu'à celles qui viennent d'en-bas, forces déferlant,
dans un cas comme dans l'autre, sur le capital immatériel et matériel de la
communauté, à la manière de fléaux. Devant la prédation des puissances d'argent
et les masses humaines déracinées que celles-ci contribuent à mettre en
mouvement sur le terrain, on comprend donc que l’on ne pourra opposer de
barrage efficace que fondé sur le territoire.
D'une limite à l'autre
Dans les esprits, le désenfumage est donc à l'oeuvre,
du Middle West américain aux vieilles nations d'Europe, et on commence à
retrouver les liens fondamentaux entre territoire et volonté commune. Au regard
de l'architecture civilisationnelle, il apparaît, de fait, que les limites dont
une communauté politique donnée pourvoit un espace pour en faire un territoire renvoient
directement aux limites englobantes de la communauté elle-même, à ses contours
spécifiques, autrement dit au choix constitutif du groupe à partir duquel se
définit qui en fait partie et qui n'en fait pas partie. Il est utile de le
rappeler, ce rapport entre le bornage du sol commun et le bornage du groupe
social est illustré notamment, avec la radicalité sereine propre aux Anciens,
par le mythe de Romulus et Remus. La transgression du sillon fondateur est une
menace pour l'existence de la communauté. Romulus tue donc Remus qui l'avait
franchi par dérision et, ayant ainsi rendu sacrée cette limite, il devient le
chef de la communauté. On ne saurait mieux faire entendre que celui qui est à
même d'assurer le bien commun est celui qui défend avant tout la limite
protectrice. Or, il s'agit bien là, non seulement de la limite territoriale mais aussi, et avant tout, de la limite anthropologique
séparant les deux termes de la relation ami / ennemi, laquelle constitue la
« distinction spécifique du politique » selon Carl Schmitt. De ce point de vue, il n’est guère étonnant que l'inaptitude
toute contemporaine d’une part encore considérable de l’opinion
à saisir ce qui est en jeu ici se traduise par de la méfiance
devant la simple perspective d'une réhabilitation des frontières. Les sermons officiels ont fait des ravages durables chez les moins
structurés.
Chez ceux-là, on n'est pas prêt d'admettre que c'est la croyance infantile
dans le « tous amis » qui empêche d'organiser des relations pacifiques
entre non-amis.
Distinctions claires ou
empire du flou
Aussi, en dépit du malaise croissant et des attentats
sur notre sol, le fantasme de la grande fusion des peuples continue pour
l'instant de faire obstacle à une plus large compréhension de cette traditionnelle
distinction que l'on peut désigner ainsi: ami/non-ami. Distinction qui relève de la sagesse ancestrale des
nations et que Schmitt n'avait fait que rappeler avec ses formulations propres (ce point précis prenant place, chez lui, au sein d’une
réflexion puissante et originale, on le sait),
après la rupture que constitua, en 1919, l'irruption des principes de Wilson
sur la scène internationale. L'Histoire le montre à l'envi, une telle
distinction représente l'une des conditions essentielles pour éviter que les
non-amis, ennemi potentiels, se transforment en ennemis réels. Ceci en
reconnaissant d'abord les non-amis comme tels (phase décisive où la
limite est reconnue et assumée), puis à ce titre, comme des partenaires plus ou moins proches. C’est ce
que recouvre la notion d’ennemi dans cette perspective. Envisager le conflit
permet de le neutraliser, sans se soumettre pour autant. Tel est le vieux
sésame ouvrant le champ précieux des bonnes relations. Et tel est le cadre
raisonnable de toute diplomatie. Comme l’énonce Julien Freund dans le sillage
de Schmitt, « la non-reconnaissance de l’ennemi est un obstacle à la
paix ».
En somme, contrairement aux illusions que défend
l’ancien premier ministre Dominique de Villepin dans son dernier livre, « Mémoire de paix pour
temps de guerre », c’est la culture de la guerre qui constitue la
véritable culture de la paix. Naturellement, il ne faut pas confondre cette
classique culture de la guerre avec le bellicisme, comme le fait Villepin,
étrange gaulliste, qui croit prendre le contre-pied du néo-conservatisme
agressif de l’ère Bush en préconisant une diplomatie générale de l’apaisement.
Pour cet apôtre de la conciliation abstraite, nul retour aux frontières ne
s’impose. Il est vrai que lorsqu’on pense que les peuples n’ont pas de formes
définies, on n’a pas de raison de songer aux limites précises de leurs territoires
qui en sont la garantie cruciale. Là est le centre de la question. On
promeut donc l’empire du flou, c'est-à-dire, en définitive, l'empire tout court, la logique favorable aux impérialismes.
En effet, répondre aux dynamiques de domination de tous
ordres, qu’elles soient le fait d’Etats, d’oligarchies financières ou d’une
religion telle que l’Islam, par la politique impolitique de l’apaisement, selon
la méthode tristement célèbre de Chamberlain, c’est tout simplement faire leur
jeu. En l’occurrence, on semble avoir oublié en quoi consiste l’art d’obtenir
l’équilibre le plus stable possible entre des forces. L’art politique, rien de
moins.
Sous ce rapport, il est intéressant de noter que
pacifisme et impérialisme belliqueux constituent deux façons symétriques de ne
pas reconnaître de non-amis, dont l’une se résume dans le « tous
amis », l’autre dans le « tous ralliés à ma botte », deux
manières de pratiquer abondamment la rhétorique de la paix (paix universelle
irénique ou paix de soumission) et, de ce fait, deux types de rapports à la
conflictualité qui se complètent souvent de la manière la plus tragique qui
soit.
Rappelons, pour finir, un évènement significatif qui
eut lieu au XVIe siècle. Pendant la période troublée des guerres de religion,
où certains critères d'appartenance à la communauté politique étaient devenus
incertains, le jeune roi Charles IX, accompagné de la reine mère Catherine de
Médicis, entreprit un long voyage dans le royaume, de 1564 à 1566. L'un des
principaux buts de ce voyage était de visiter les frontières avec précision, en
en suivant les sinuosités. Le roi effectua donc un « circuit », un
« tour » (selon les expressions de l'époque) du sol français,
réaffirmant ainsi de manière hautement symbolique les contours de la communauté
politique, en crise, à travers les contours de son territoire.
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