samedi 30 mars 2013

Super Mariollande


        On attendait, en ce 28 mars 2013, François Hollande au tournant : chômage massif, croissance exsangue, tensions sociales et impuissance politique. Il semblait essentiel que le chef de l’Etat vienne répondre aux angoisses des Français sur ces questions. En professionnel avisé, David Pujadas ne manque pas de le faire savoir à François Hollande dès le début de l’intervention : « Croissance zéro, chômage record, il y a de la désillusion, où va la France ? Quel est le cap ? », questionne le journaliste.
La réponse de François Hollande est surprenante : « Ce que nous n’avions pas anticipé c’est que cette crise allait durer encore plus longtemps que prévu. » Sans rire ? Peut-être s’imaginait-il qu’elle allait disparaître comme par magie au tournant de 2013, conjurée par la dinde, les chocolats et les boules de Noël ?

Au vu de l’optimisme dont fait preuve le chef de l’Etat dans la suite de l’entretien, on ne peut douter de sa sincérité et de sa surprise quand il s’est réveillé le 1er janvier 2013 pour  constater que la crise et le chômage étaient toujours là. En ce qui concerne le chômage en tout cas, la prédiction de François Hollande est on ne peut plus rassurante : « Ca va augmenter jusqu’à la fin de l’année et puis nous allons être dans une baisse. » Nous voilà rassurés. On ne sait pas très bien d’où il tient ces informations, peut-être de la Pythie de Delphes qu’il est allé consulter en cachette et qui lui a confié par ailleurs que la Grèce allait racheter le Qatar et que Paul le Poulpe allait entraîner l’équipe de France.

Il n’y a aucun doute pour François Hollande : la croissance va revenir et grâce à elle, Fanfan va inverser la courbe du chômage à la fin de l’année, un peu comme Joseph Staline proposait d’inverser le cours de la Volga. Comment faire cependant pour faire revenir cette croissance tant désirée ? Contrairement au Brésil ou à la Chine, nous n’avons plus tant de routes, d’hôpitaux ou d’usines à construire et celles qui restent nous coûtent cher à entretenir quand les chefs d’Etat indiens richissimes et peu fair-play ne viennent pas nous les piquer.

Et bien la solution est simple. François Hollande a une boîte à outil. Oui, une belle boîte à outil comme Super Mario avec tout un tas de mesures qui vont permettre de sauver la princesse croissance, de vaincre le méchant Koopak-40 et de bannir à tous jamais le chômage de l’univers. Quand on lui demande, François Hollande exhibe avec fierté tous ses beaux outils rutilants, les contrats aidés, les emplois d’avenir dans le secteur public et associatif pour les jeunes en difficultés (rien de tel pour prétendre qu’on « insère », qu’insérer les gens dans de faux emplois au service d’associations dont l’unique rôle est de servir de soupape de sécurité sociale artificiellement maintenue à coups de dispendieuses subventions) et le pacte de compétitivité, l’arme secrète qui va transformer les entreprises françaises en petits bolides, plus rapides que dans Mario Kart, sur le marché international.



"Tout ceci va arriver", martèle François Hollande. Il suffit de s’en convaincre, c’est très simple et la boîte à outils est là pour ça. Elle fournit de beaux joujoux rhétoriques qu’on peut agiter sur les plateaux de télévision, afin de renforcer l’impression, déjà sans doute bien acquise par la population, que notre chef de l’Etat et son gouvernement sont décidément en plein déni de réalité, voire en plein délire régressif. Super David Pujadas recevait lui le boniment avec son demi sourire ironique de coutume, pendant que l’autre là en face déroulait avec une conviction feinte – on l’espère – ses plans de super plombier de la croissance.


Il faut quand même que François Hollande se méfie, parce que s’il casse tous ses beaux outils et se casse les dents sur la carapace du monstre chômage, son double maléfique, Wariosarko n’attendra pas une minute pour lui faire avaler sa boîte à outil. Mais Super Mariollande a confiance. « Tout ceci va arriver. » Same player shoot again. 






SuperMariollande sort aussi ses petits outils sur Causeur.fr

dimanche 24 mars 2013

Mandales pour tous


         Dimanche 24 mars, 14h45, métro Sablons. On est accueilli dès la sortie par les cris de ralliement de trois membres du service d’ordre de la manifestation qui s’égosillent afin de faire emprunter aux voyageurs et manifestants la sortie « Jardin d’acclimatation ». Le ton est donné et l’atmosphère bien différente de celle du 13 janvier dernier. Si les petits drapeaux et les T-shirts colorés sont toujours là, les chars et les ballons roses se font plus discrets et la techno laisse place à une marseillaise furibarde qui ne se prolonge cependant pas jusqu’au couplet fatal - « Qu’un sang impur abreuve nos sillons… » - mais le cœur y est. L’ambiance de kermesse festive n’est plus de mise, c’est la colère et la rancœur qui s’expriment cette fois plus franchement.

Cette rancœur n’est toujours pas tournée contre les homosexuels, quoiqu’en pense Jean-Pierre Michel (PS), rapporteur du projet de loi Taubira au sénat, qui a refusé d’auditionner le collectif « Manif pour tous » et accuse ses responsables d’être dans le « déni d’homophobie ». Non. La colère qui se manifeste plus visiblement ici vise justement les Jean-Pierre Michel, leur morgue et leur crispation idéologique. Elle vise une classe politique et médiatique psychorigide qui depuis quelques mois s’évertue à faire passer bourrage de crâne et lobbying pour un « débat démocratique ». Les gens qui défilent ce 24 mars semblent afficher plus durement la lassitude de se voir constamment méprisés, insultés et traités à la moindre occasion d’homophobes et de haineux rétrogrades par une intelligentsia bien plus représentative de la ploutocratie festive que de la moindre intelligence. Et surtout, bien plus qu'il y a deux mois, la colère des manifestants vise François Hollande, pour des motifs qu'on imagine sans peine plus nombreux que la simple opposition au mariage gay.

Les sourires sont encore sur les visages mais une tension plane qui n’était certainement pas aussi présente lors de la manifestation précédente. Les orateurs s’égosillent au micro et reprennent, la voix déjà éraillée, des slogans qu’il est bien difficile de déchiffrer. Peu importe d’ailleurs, la colère qu’ils expriment est, elle, parfaitement audible. A presque 15h, un cortège impressionnant s’est déjà massé sur l’avenue Charles de Gaulle et le service d’ordre peine à éviter que la manifestation ne déborde sur les trottoirs. De minute en minute, la foule se fait plus compacte et arrivé à la porte Maillot, le cortège n’avance plus, bloqué par l’engorgement. Au micro, les organisateurs appellent, déjà avec un peu d’anxiété, au calme et au respect de l’itinéraire du cortège. « Conservez votre enthousiasme mais respectez scrupuleusement les consignes. Ne tentez pas de franchir les barrages, c’est dangereux et illégal », répètent inlassablement les mégaphones. L’extrémité de l’avenue Charles de Gaulle est devenue un goulet d’étranglement et si la foule reste calme, quelques vieilles dames commencent à afficher un visage plus anxieux à mesure que la densité humaine augmente et avec elle les risques de bousculade. Certaines, et certains, jugent déjà plus prudent de rebrousser chemin. Il vaut mieux dès lors s’éloigner un peu de la manifestation et rejoindre l’avenue Malakoff par le square Parodi.

Le petit tertre qui domine le périphérique permet aussi d’avoir une vue d’ensemble du cortège. Elle est impressionnante. La porte Maillot est noire de monde et les manifestants commencent à très largement déborder sur les rues adjacentes,  formant autant de cortèges secondaires qui empruntent l’avenue Malakoff et l’avenue Foch en criant des slogans et poussant des coups de sifflets stridents. La manifestation semble bien difficile à contrôler dans ces conditions et la stratégie dissimulée derrière le refus de la préfecture de police de laisser les manifestants défiler sur l’avenue des Champs-Elysées apparaît plus clairement. Puisqu’il n’est pas encore possible de purement et simplement interdire ce type de démonstration du mécontentement populaire, les pouvoirs publics, en signifiant le plus tardivement possible l'impossibilité d'emprunter l'avenue des Champs-Elysées aux organisateurs de la « manif pour tous », ont sciemment cherché à compromettre le plus possible son organisation, sachant qu’il serait très difficile pour les organisateurs qui attendaient une foule conséquente – et elle l’est – de réorganiser le trajet dans un si court délai et dans de bonnes conditions. A vue d’œil, le plan semble fonctionner. La méthode favorise déjà un comptage peu avantageux pour les opposants au mariage pour tous, compte tenu de la dispersion d’une partie des manifestants. Ce faisant néanmoins, la préfecture de police et le ministère de l’intérieur ont créé des conditions de sécurité bien aléatoires pour un évènement d’une telle ampleur, au risque de créer de sérieux incidents.

Et les incidents, n’ont pas manqué. Une heure à peine après le début du rassemblement, des manifestants ont tenté d’envahir la place de l’Etoile qui leur était interdite par le dispositif policier. Des échauffourées ont vite éclatées, suivies de tirs de gaz lacrymogène pour disperser la foule. Quoiqu'en dise le directeur du cabinet du préfet de Paris qui a évoqué « le comportement agressif des manifestants », faire tirer des gaz lacrymogène sur une foule composée en majorité de familles avec un certain nombre d’enfants en bas âge ce n’est pas très bon pour les sondages. Il aurait mieux valu renvoyer les Femen gazer tout ce petit monde à l’extincteur, cela passe beaucoup mieux dans les médias…


Trois conclusions s’imposent en tout cas à chaud après cette deuxième « Manif pour tous. » La première, c’est que même en dépit d’une couverture médiatique très défavorable (et c’est un euphémisme !), le rassemblement a peut-être, et contre toute attente, été plus important que celui du 13 janvier. La deuxième c’est que la « manif pour tous » s’est transformée ce 24 mars en véritable manif anti-Hollande. Car les slogans spontanément repris, les conversations et l’amertume palpable visaient cette fois bien plus directement le chef de l’Etat et dépassaient largement le cadre du mariage gay. La troisième conclusion c’est que si l’on considère la rigidité dogmatique et l’irresponsabilité des pouvoirs publics dans la prise en charge d’une manifestation dont l’ampleur a systématiquement été minimisée pour des raisons idéologiques, il est heureux que les « débordements » n’aient pas été plus sévères. Cette fois, le dérapage est venu du gouvernement. Les vidéos de gosses en larmes et la photographie de Christine Boutin allongée par terre après avoir été vraisemblablement malmenée dans la manifestation risquent de faire encore plus mal qu’une charge de CRS…




S'agit-il bien de Christine Boutin qui aurait été "gazée" par les CRS?

Un article pour tous également sur Causeur.fr

samedi 23 mars 2013

Habemus papam




            La réflexion sur le pouvoir a bien sûr été symboliquement placée au centre des premiers gestes et des premières réflexions proposées par le nouveau pape. Le choix même de son patronyme l’illustre même au-delà de tout. François, défenseur de la pauvreté évangélique bien sûr, qui vaut à ce nouveau pontife des villas miseras de Buenos Aires le surnom médiatique de « pape des pauvres ». Mais aussi François, celui qui a choisi de renoncer, au XIIIe siècle, tout d’abord à ses rêves d’aventures militaires puis à ses biens matériels afin de fonder l’ordre des franciscains, qu’il abandonnera ensuite à son compagnon Pierre de Catane pour pouvoir entrer dans le recueillement. Quel plus bel hommage à son prédécesseur aurait pu choisir de formuler François le nouvel arrivé à Benoit XVI, celui qui a décidé de renoncer au pouvoir et aux responsabilités qu’il impose pour laisser la place à un autre ?

           L’élection du nouveau pape a donné lieu bien sûr aux manifestations habituelles d’anticléricalisme primaire couronnées par les stupides, une fois de plus, frasques des Femen, spécialistes de la provocation calibrée et topless. Cette élection cependant a donné lieu également, a un déluge, encore plus important encore, de niaiserie médiatique, elle aussi très calibrée. Dans un monde livré au règne constant du spectacle, il est évident que toute autorité devient elle-même un objet de spectacle. Celui-ci n’a cependant pas grand-chose à voir avec la grandeur d’apparat et l’illusion nécessaire entretenue par tout pouvoir dont parle Blaise Pascal. Le pape François a été intronisé immédiatement par le cirque médiatique « pape des pauvres », « prélat des bidonvilles », chantre de la tolérance universelle et grand bisounours ecclésiastique. Il importe pour beaucoup que le nouveau pape François soit un progressiste, ou du moins le devienne, s’il ne l’était pas avant. L’ère Ratzinger et le discours de Ratisbonne sont encore, on le sent, douloureusement présents dans les mémoires et le grand cirque exige désormais un pape qui rassemble, un pape qui bouscule la hiérarchie du Vatican mais un pape consensuel aux yeux de l’autre hiérarchie: la Très Sainte Eglise d’Ilfautvivreavecsontemps et de la Modernité libérée. Le choix du patronyme du fondateur de l’ordre des Frères Mineurs par José Mario Bergoglio devrait pourtant inciter à la prudence ceux qui se réjouiraient d’avoir trouvé un deuxième François le Normal dans le nouveau pontife. Saint-François d’Assise a en effet abandonné ses biens et vendu le commerce de son père pour « réparer son Eglise en ruine. » Assigné en justice par son propre géniteur, il s’est dépouillé de tous ses biens, jusqu’à ses vêtements, forçant l’évêque d’Assise a venir recouvrir sa nudité de sa cape.
            Ainsi, le choix de François est-il un hommage à celui qui a su abandonner le pouvoir pour revenir à la simplicité du recueillement mais c’est aussi la reconnaissance d’une lourde responsabilité, « réparer l’Eglise en ruine. » En se revêtant de la cape du pontife, José Bergoglio devenu François a peut-être eu soin de mettre en avant un idéal de simplicité évangélique mais il endosse aussi la lourde responsabilité de bâtisseur – ou de rebâtisseur -  qui est celle de l’apôtre Pierre. La tradition jésuitique, son exigence spirituelle tout autant que sa finesse politique, semble déjà à l’œuvre en ce début de pontificat à travers le choix de la seule citation qui illumine l’homélie de François qui est un simple mais très clair rappel de la réalité du mal :

« Celui qui ne prie pas le Seigneur, prie le diable. »


          Une telle phrase à elle seule dénonce l’irresponsabilité goguenarde, la neutralité bienveillante et le matérialisme nonchalant qui forment le pain quotidien de nos sociétés jouisseuses, dans lesquelles la satisfaction de tous les désirs est une religion et le cynisme une liturgie. Cette petite phrase dit très simplement, aux chrétiens comme à tous les autres, qu’il n’y a pas d’entre-deux, que l’on ne peut prétendre se prémunir du mal en ne servant que soi et que la neutralité, une sorte de zone grise entre le bien et le mal protégée par le mirage de notre liberté absolue, n’existe pas. Par cette simple phrase, François a peut-être déjà répondu aux accusations portées contre José Bergoglio. Nos actes ont toujours des conséquences potentiellement terrifiantes et imprévues et si les sociétés dans lequel nous vivons, du moins de ce côté-ci de la planète, s’efforcent le plus possible de nous maintenir dans l’assurance réconfortante que nous sommes simples spectateurs, l’existence se charge toujours de nous rappeler à un moment ou à un autre le rôle insignifiant et terrible qui nous est réservé.




[1] Jacques MARITAIN. « De la guerre sainte. » N.R.F. Juillet 1937. p.21. Maritain réutilise ici une citation de Paul Claudel, tirée du Soulier de Satin, pour dénoncer le soutien accordé par l’Eglise et des catholiques aux franquistes. En réaction aux exactions perpétrées contre des religieux par des groupes anarchistes (les fameux « déterreurs de Carmélites ») proche du Frente Popular, Claudel avait applaudi la tentative de coup d’Etat et la rébellion franquiste et avait rendu hommage « Aux martyrs d’Espagne » dans le poème du même nom oublié dans L’Aube en 1937. Maritain retourne en citant Claudel l’argument que l’auteur du Soulier de Satin  avançait pour justifier la « Guerre Sainte » des franquistes. Pour Maritain, le Christ ne grandit pas à l’ombre de l’épée. Prenant connaissance de la réponse de Maritain, Claudel concluera : « Depuis longtemps, le doux Maritain me galope sur le système. Voilà où conduit le snobisme, le goût de la réclame, le mauvais français et les sympathies surréalistes. » [Gérald Antoine. Paul Claudel ou l’enfer du génie. Paris Robert Laffont. 1988. p. 284]

lundi 18 mars 2013

Charles Fourier, tranquille en sa demeure



             Le bel article de Xavier Méra avait peut-être un seul tort : mettre le nom austère de Charles Fourier - l'homme qui ne souriait jamais - au côté de celui de Marcela Iacub, pimprenelle inoffensive. On sait bien que les théories de Fourier prêtent à sourire et qu'il est de bon ton de se moquer de la vie sexuelle des artichauts, de la transformation de l'océan en limonade ou encore de l'avènement des "solariens". 

         Mais ces prédictions ne sont pas plus "idiotes" que celles dont on voudrait nous faire croire qu'elles sont à une portée d'humain, déjà inscrite dans les linéaments de l'histoire. N'est-ce pas Marx ! Ou est passé la loi inexorable du matérialisme dialectique ? N'est-ce pas Hayek ! A quand le marché qui tourne tout seul, comme une toupie sur elle-même ? Tous les grands visionnaires ne sont pas à cela près, et Fourier ni plus ni moins que les autres. On serait même surpris de rencontrer dans sa demeure cérébrale quelques pièces inattendues.

         A commencer par ce lien indéfectible qui voudrait le rattacher à la grande histoire du socialisme, comme un pendu à sa corde. Engels était trop heureux de mettre le vieil « illitéré » – comme il se nommait lui-même – dans sa besace pour mieux le faire taire (avec Saint-Simon et Owen) et célébrer ainsi les vertus du socialisme scientifique (par opposition, bien sûr, aux « délires » des socialistes utopiques)[1]. 

         Il n’y a pas, non plus, chez lui de pièces dédiées à la Révolution française et encore moins de culte à l’Être suprême. Au contraire, il dénonce vigoureusement les excès de la Terreur révolutionnaire et développe une critique en règle de la philosophie des Lumières. Fourier ne se paie pas de mots et devine très tôt que les idoles « liberté », « égalité » et « progrès » ne servent qu’à bercer le peuple d’illusions tandis que les bourgeois s’occupent de la « bonne » marche du monde. 

         Il n’entretient pas, non plus, de cabinet des curiosités et/ou de salon des fictions politiques. On oublie trop souvent que le terme « utopie » change de sens au XVIIIè siècle. Il renvoie moins à la projection d’une cité idéale, telles qu’ont pu l’imaginer Thomas More ou Campanella, qu’il ne dessine concrètement les contours de la société à venir. Et, dans ce cadre, Fourier (tout comme Saint-Simon) se voit plutôt comme un « inventeur » voire un « ingénieur » d’une nouvelle science sociale – au sens d’organisation rationnelle de la cité. C’est également pour cette raison qu’il laisse la révolution à ceux qui continuent à croire dans une sorte de messianisme politique. Lui préfère la mise en place des petites communautés – les phalanstères ne sont pas une vue de l’esprit (même s’ils termineront tous en fiasco) – dans lesquels la vérité s’expérimente au quotidien.




         Le paradoxe, chez Fourier, c’est que sa demeure contient deux immenses salles, celle de la physique sociale et celle de la providence divine, qui se situent à des niveaux différents. La première dépend d’un fluide, la passion amoureuse, qui circule entre tous les hommes jusqu’à produire un très vaste ensemble de relations dynamiques et d’échanges multiples. Dans son langage propre, il ne fait que devancer ici l’inventeur de la sociologie, Auguste Comte, en rappelant que la réalité de l’homme dépend toujours des relations qu’il entretient avec les autres. Réguler la mécanique sociale et harmoniser les passions individuelles, c’est finalement la même chose.

         La maison fouriériste se complique allègrement lorsque l’on comprend qu’à l’étage, et au sous-sol, il faut prendre en compte les multiples univers qui complexifient le schéma de l’organisation humaine. Impossible, en un mot, de traiter de la répartition des tâches domestiques sans prendre en compte la configuration des astres. Heureusement, « Dieu a bien fait tout ce qu’il a fait » dit Fourier, et il appartient aux hommes de réarticuler ensemble tous les plans de l’existence (humain, végétal, animal, astral, sidéral, etc.) pour atteindre l’harmonie universelle. Ce qui, vous l’avouerez, est une tâche immense. Et il n’est pas du tout impossible que, selon certains rapports analogiques, le requin devienne un animal de compagnie, l’océan une limonade pétillante et le chou un mystère de l’amour.

         Quand on arrive à ce niveau, c’est que l’on a trouvé l’une des portes qui relient les deux salles, et emprunté l’escalier qui mène au bureau de Fourier, à moins que ce ne soit la chambre à coucher… 



                                      



[1] Thèse explicitement soutenue et mise en ordre dans Socialisme utopique et socialisme scientifique (1880).

lundi 11 mars 2013

Aragon et Aurélien, par Daniel Bougnoux


A l’occasion de l’anniversaire des 30 ans de la mort de Louis Aragon, Zone Critique a décidé de se pencher sur l'incomparable roman Aurélien, en interrogeant l'universitaire Daniel Bougnoux, grand spécialiste de l’auteur, qui lui a consacré de nombreux essais, et a notamment dirigé l’édition en 5 volumes des Oeuvres complètes d’Aragon en Pléiade. 


Le roman, publié par Louis Aragon en 1944, narre le récit de la vie d’Aurélien, rentier sans activité, qui erre dans le Paris mondain de l’entre deux guerres. L’auteur dépeint ainsi les fameuses « années folles », ressuscitant ses figures les plus marquantes (Picasso, André Breton..), son atmosphère de folle ébullition intellectuelle (Le mouvement Dada..), et surtout l’effondrement de tous les repères d’une génération encore hantée par le cauchemar de la grande guerre. Mais l’amour fait soudainement son apparition dans la vie d’Aurélien, derrière les traits de Bérénice, une jeune provinciale qui a le goût de l’absolu. Récit du lent déclin d’un homme autant que d’une génération, histoire d’un échec amoureux autant que celui d’une vie, Aurélien constitue sans aucun doute l’un des grands chef-d’oeuvres de la littérature du XXè siècle. Daniel Bougnoux (qui anime par ailleurs l’excellent Blog Le randonneur)  nous explique pourquoi ce roman nous parle encore autant aujourd’hui.

Il semble que le sujet d’Aurélien, ainsi que l’a lui-même défini son auteur, soit « L’impossibilité du couple ». Qu’est-ce qui rend donc irréalisable l’amour entre Aurélien et Bérénice ?

D.B. : Cette question hante tout lecteur du roman, et elle doit rester nécessairement sans réponse claire, c’est à chacun d’essayer de comprendre, et il n’y a pour ce « cas » de règle ni de discours de surplomb (psychologique, sociologique ou politique) à tenir ! Bien entendu, Aragon nous fournit des éléments ou des bribes d’explication : les temps différents du combattant, isolé par quatre années de guerre, et la continuité de la vie de Bérénice ; la défaite morale d’Aurélien, « battu là, bien battu par la vie », c’est-à-dire atteint dans sa capacité même de désirer ou d’entreprendre vraiment ; Bérénice avait le goût et l’absolu et Aurélien, homme faible ou féminin, bourgeois velléitaire, rentier filant à la dérive, n’était pas pour elle l’absolu… Etc. Pourquoi Aragon entreprend-il de traiter, en pleine guerre ou résistance, ce surprenant sujet qui ne reflète en rien le contexte de sa rédaction, ni la « commande sociale » de ses camarades qui, au sortir des combats, bouderont massivement ce roman (1500 exemplaires vendus en 1945) ? Lancé lui-même en pleine exaltation du mythe d’Elsa, peut-être voulut-il nous prévenir : l’amour n’est pas facile, n’est pas ce chemin de roses que d’aucuns s’imaginent, il faut être à la hauteur et tous ne le méritent pas… Il rédige parallèlement, en 1943, le fameux poème « Il n’y a pas d’amour heureux », comme un autre démenti aux visions positives, idylliques officielles. Il connaît sur le plan intime ou  personnel, aux alentours de 1942, une crise conjugale avec Elsa qui semble avoir été sévère. Avec sincérité voire humilité, il explore dans ce roman sa propre faiblesse d’amoureux, et les pièges de l’idéalisation, de la grandiloquence auxquels il cède parallèlement dans quelques poèmes ; en d’autres termes, ce roman lui sert à « rémunérer les défauts » (expression de Mallarmé) du poète résistant, du militant et de l’amoureux, à explorer l’envers du décor. Car, comme dira Théâtre/Roman, « l’amour est aussi un théâtre » !

 Aujourd’hui, nombreux sont ceux  pour qui Aurélien constitue un des sommets de la littérature amoureuse, et s’identifient à ce chef-d’œuvre. Qu’est-ce qui contribue à nous rendre ce récit, écrit il y a plus de 70 ans si contemporain ?

D.B. : J’admire moi-même beaucoup Aurélien, et Aragon d’avoir eu la force, l’intelligence et la délicatesse de l’écrire dans les conditions qui étaient alors les siennes. Hors contexte, ce roman garde toute sa force : les sentiments, comme on dit en psychanalyse, sont zeitlos, hors du temps ou de tous les temps : l’attente, le rêve de l’autre, la rumination inquiète, la jalousie, l’idéalisation… n’ont pas d’âge, ou sont de toutes les générations. Aurélien reste donc d’actualité, et son auteur un « contemporain capital ». Aragon dira beaucoup plus tard qu’il appelle poésie « cet envers du temps » (1974 dans l’Œuvre poétique) ; Aurélien, roman lui-même très poétique comme le remarque Claudel dès 1945, explore à sa façon l’envers du temps : le temps de l’inaction, d’un homme qui vraiment ne fait rien, le temps du rêve, de l’attente, des moments nuls ou gâchés, c’est-à-dire le contraire du temps résistant, du temps militant, voire du temps journalistique auquel Aragon se sera, de son côté et sa vie durant, passionnément consacré. Autrement dit, il explore à travers son personnage son propre contre-type, son double négatif ; ce qu’il aurait pu devenir (lui-même ancien combattant) si… « Sommet de la littérature amoureuse » ? Oui mais a contrario ou sur le mode ironique, puisque ces deux-là justement ne parviennent pas à s’aimer vraiment. Le paradoxe (de la littérature et de l’amour) est que dans ce rien apparent se joue précisément tout. « Ce que nous cherchons est tout », dit Hölderlin cité obsessionnellement dans Blanche ou l’oubli  (1967) : Aurélien ne cesse de chercher, cet homme faible ou incomplet attend désespérément celle qui pourrait le combler ou assouvir son propre désir de « tout » ; et Bérénice symétriquement, mais leurs désirs bifurquent ou ne s’emboîtent pas. Aragon a magistralement suggéré ou décrit comment Aurélien (à la suite de la guerre ?) fait des choix « pour la mort » : le vers assez funèbre de Racine, le masque de l’inconnue de la Seine, ou l’opéra de Wagner Tristan et Yseut : ces étayages monumentaux de sa passion (comme on dit en psychanalyse) ne le rapprochent pas vraiment de la vivante, vibrante Bérénice, mais lui en barrent secrètement l’accès. Aragon décrit ici en d’autres termes les aspects mortifères, ou passifs, de la passion, et sa mise en garde n’a rien perdu, en effet, de son actualité.

Peut-on avoir une lecture politique d’Aurélien comme certains ont voulu en faire une ? Ou ce roman ne doit-il rester qu’une déchirante rêverie sentimentale ?

D.B. : On peut bien sûr greffer là-dessus une morale politique, et c’est un peu ce qu’Aragon fit dans son « Epilogue », rédigé après-coup. Cette « leçon », nécessaire voire évidente pour certains (« Tout est politique », toujours, bien sûr…) ne me convainc qu’à moitié, cela sent le placage, le rafistolage. La grandeur à mes yeux des romans d’Aragon, au moins Les Voyageurs de l’impériale, Aurélien  ou La Semaine sainte pour citer les plus centraux, est de décevoir les attentes trop évidentes des adeptes du réalisme socialiste et d’une littérature qui serve… Le « service » ici est plus retors, ou ailleurs. Cette interprétation toujours un peu courte, ou rapide, rejoint la recherche des pilotis : si Aurélien « c’est » Drieu la Rochelle, alors l’affaire est dans le sac, et tout s’éclaire ! Sauf que l’auteur a mis beaucoup de lui-même dans ce personnage qui n’a rien du « héros positif » réclamé par Jdanov, mais dont la négativité ou l’impuissance à vivre donnent tellement à penser… Je soulignerai au passage que les personnages d’Aragon n’ont rien d’héroïque ni de positif, et sont plus généralement emportés à la dérive : Edmond, Pierre Mercadier, Aurélien, la déroute de l’armée française en 1940 dans Les Communistes ou la boueuse chevauchée de la Maison du roi dans La Semaine sainte, où le peintre Géricault se trouve emporté un peu malgré lui… La débandade est la scène-clé des romans de notre auteur – pas de quoi galvaniser Billancourt !

A travers les errances d’Aurélien, Aragon ne nous indique-t-il pas les symptômes de ce que Carine Trévisan appelle « un nouveau mal du siècle » ? Et, dans ce cas, ce nouveau mal du siècle est-il spécifiquement celui de de l’entre deux guerres, ou bien nous habite -il encore aujourd’hui ?

D.B. : Oui, on pourra toujours se resservir de cette expression commode…, mais à condition d’insister sur ce siècle comme celui des guerres, et des utopies ou espérances démesurément trahies. Le personnage d’Aurélien incarne ou montre, comme une loupe grossissante, toutes nos faiblesses ou notre incapacité à vouloir vraiment ce que nous voulons, donc à nous-mêmes nous « trahir » : notre ennemi est intime, nous le portons en dedans ! Et ce « mal » n’est donc pas assignable à tel siècle. Mais il est tragique : la tragédie décrit des conflits non pas extérieurs, entre antagonistes étrangers l’un à l’autre, mais entre ennemis intimes, voire entre deux aspects du même personnage. Ce clivage culminera dans La Mise à mort et le duel Alfred-Anthoine (1965).

Quel sont l’impact et l’influence d’Aurélien sur la littérature amoureuse d’aujourd’hui ?

D.B. : Je ne sais vraiment pas ! Le auteurs déclarent rarement ce qui les influence vraiment (par souci d’originalité), et se réclamer d’Aragon ne fait pas forcément chic, ni valorisant. Le modèle écrasant d’Aurélien ne peut donc que rester inavoué, ou dans l’ombre  – mais je suis bien sûr qu’il en a travaillé plus d’un !

Propos recueillis par Sébastien Reynaud


  • Aurélien d’Aragon, par Daniel Bougnoux et Cécile Narjoux, Gallimard coll. Foliothèque (2004) ;
  • Aurélien, bibliothèque de la Pléiade, Œuvres romanesques complètes d’Aragon, tome III, chronologie, préface, notice et notes de Daniel Bougnoux.

jeudi 7 mars 2013

Fifty shades of DSK (épilogue)


« Me voici donc seul sur la terre, n'ayant plus de frère, de prochain, d'ami, de société que moi-même. »
Jean-Jacques Rousseau. Les rêveries du promeneur solitaire. Première promenade.

(Petit épilogue des idiots à l'article en trois parties de Xavier Méra sur "le service public sexuel" de Marcela Iacub)

            La pathétique épopée de Dominique Strauss-Kahn, débutée dans la suite 2806 du Sofitel de New-York le 14 mai 2011, aurait pu prendre des airs de tragédie shakespearienne, mêlant pouvoir, sexe et déchéance, s’il se trouvait bien sûr encore un Shakespeare pour lui prêter une forme littéraire. Mais nous n’avons plus de Shakespeare pour cela. En France en 2013, il ne nous reste que des Marcela Iacub pour s’employer à transformer cette triste fable en une autre fable, tout aussi dérisoire : celle d’une opportuniste rusée qui a su au bon moment employer et monnayer son talent pour l’intrigue afin de retranscrire le sordide fait divers en une prétendue autofiction dont les morceaux de bravoure sont tenus ensemble par les grosses ficelles du racolage.

Marcela Iacub a, nous dit-on, fort habilement transformé DSK en « cochon » et nous a révélé que ce cochon, qui cohabitait avec le politique, froid et calculateur, dans le costume du président du FMI, représente la part maudite mais aussi la vraie part de créativité et d’humanité de DSK. Nous sommes reconnaissants à Marcela Iacub d’une part de nous révéler cet aspect du personnage que nous ignorions certainement, après des mois de battage médiatique intense autour de l’affaire du Sofitel, et nous pouvons la remercier par ailleurs de nous dévoiler cette vérité incroyablement neuve que l’humanité tire de sa propre fange le sublime comme le dégoût. Il est toujours intéressant de voir des auteurs, réputés sulfureux bien sûr, ressortir le malheureux marquis de Sade ou le pauvre Georges Bataille de leur placard et faire semblant, pour les besoins de leur petit commerce, de redécouvrir la désacralisation du mal et la laïcisation de la perversion. En bonne épicière de la subversion institutionnalisée, Marcela Iacub tire de tout cela un brillant panégyrique en faveur de la partie fine, parangon de la créativité pour cette juriste habituée à naviguer dans les hautes sphères entre jet lag et Jet 27. 


            Pauvre Fourier également que Marcela Iacub sort de son caveau utopiste pour nous vendre sa version mondaine du phalanstère des plaisirs dans une tribune complaisamment prêtée par Libération ! On peut toujours être pris d’une certaine tendresse à la lecture des élucubrations du commis voyageur qui voulait transformer les océans en limonade et les requins en animaux de compagnie, on l’est moins en découvrant l’utopie grisâtre que nous propose Iacub avec son « Service public sexuel », une sorte de meilleur des mondes de la partie fine qui mélange allègrement communisme sexuel et arrivisme salingue et sent le champagne frelaté et le foutre rance.


            Pourtant – mais comment s’en étonner ? – « l’œuvre » de Marcela Iacub a bénéficié du fervent soutien du Nouvel Observateur et de Libération, dont la rédaction, vexée sans doute d’avoir laissé filer le scoop après que L’Obs ait publié en exclusivité le 21 février interview et « bonnes feuilles » de Marcela Iacub, a renchéri avec une tribune dithyrambique de trois pleines pages sur l’auteur de Belle et bête. On n’y est pas allé de main-morte par ailleurs à L’Obs pour faire la promo de la belle, de la bête et du cochon. « Elle a vécu une histoire intime qui a représenté pour elle une expérience intellectuelle », confie, avec beaucoup d’humour sans doute, Eric Aeschimann, chef des ventes au rayon lingerie fine du Nouvel Observateur. « Marcela Iacub s’inscrit dans une tradition littéraire de métaphore animalière qui va de Kafka à Truisme. » Le malheureux Kafka qui aurait sans doute admis tous les procès plutôt que  de se voir rattaché de force à une tradition qui est plutôt celle du déballage et de l’exhibitionnisme mercantile. Mais au Nouvel Obs, quand on sert la soupe on prend garde à ce qu’elle ait du goût et à ce que les invités l’apprécient. Ce que ne manque pas de faire Marcela Iacub d’ailleurs qui n’hésite pas à se présenter comme « une nonne qui tombe amoureuse d’un cochon. Une nonne qui se détourne de la grandeur de l’amour divin pour se vautrer dans les ordures. » Comme c’est beau ! Voilà Marcela Iacub transformée par la grâce de la littérature en héroïne de Palladius de Galatie[1] ou en Lydwine de Schiedam[2] ! La différence étant que contrairement à ces dernières, Marcela Iacub n’a pas entrepris de faire de son corps un tas d’immondice pour racheter l’humanité pécheresse mais simplement de faire de l’ordure un commerce afin de faire du fric. Chaque époque a ses priorités non ?

Lydwine de Schiedam


Un peu interloqué tout de même, un chroniqueur de leplus.nouvelobs.com s’interroge d’ailleurs : « A quoi bon ce livre ? A quoi bon ce récit ? A quoi bon s'en prendre encore au corps privé d'un roi qui n'a jamais été roi et ne le sera jamais ? »[3] On se félicite et on s’amuse en même temps de la naïveté du chroniqueur qui a encore le courage de se poser cette question. Marcela Iacub y a elle-même très clairement répondu dans le fameux « mail » au cours de l’audience du procès intenté par DSK à Marcela Iacub afin d’empêcher, vainement, la sortie du livre :

Cher Dominique,
Après tant de mensonges et d'esclandres, je me sens obligée maintenant de te dire la vérité. Je sais que tout ceci n'est pas très beau à entendre mais ma conscience me tourmente depuis presque un an. Je suis une personne honnête et je me suis laissée entraîner d'une manière un peu légère dans un projet te concernant auquel je n'aurais pas dû participer. Les gens avec lesquels j'ai travaillé m'ont un peu dégoûtée après coup parce qu'ils se sont servis de moi comme d'un instrument pour te nuire. Et ce n'est pas cela que je cherchais. Je te jure. Je ne voulais pas te nuire mais essayer de comprendre ce phénomène étrange que tu es. Mon livre sur ton affaire américaine, je l'ai écrit parce que ce sont eux qui me l'ont demandé. Le fait de chercher à te rencontrer était parti du même projet. Sans te dire tout le reste. Il m'a fallu te faire croire que j'étais éprise de toi, que j'étais folle de toi. Et puis que j'avais mon coeur meurtri, que j'étais jalouse et tout ce que tu sais.[4] 


Après avoir essuyé nos larmes, émus par tant de repentance, nous pouvons comprendre assez facilement ce qui a pu se passer dans la tête des Renaud Dély, Eric Aeschimann et consorts quand ils ont vu arriver la poule aux œufs d’or en la personne de la juriste argentine, ce qui a immédiatement donné lieu à l’équation suivante :

Soit,
x = un ex-présidentiable érotomane et égocentrique qui se prend pour le dieu de l’Olympe dès qu’un jupon est à proximité
y = une rusée intrigante qui a l’art de remaquiller une pauvre coucherie en une formidable histoire d’amour et de pouvoir, une rencontre entre Tristan et Iseult, Dallas et Catherine Millet
z = un magazine ringardisé et en perte de vitesse qui a diablement besoin de quelques ventes en plus et de remettre un peu de soufre dans le moteur.

Ce qui nous donne xy + z = scandale garanti et argent facile.




Comme dit la fable : « Maître Renard par l’odeur alléché… ». On pensera aussi à la superbe phrase de Léon Bloy dans Le désespéré : « Il voyait dans la littérature une appétissante glandée dont son âme de porc pouvait se réjouir. » En parlant de cochon… En fait de littérature, le livre pondu par Marcela Iacub ressemble plus à une version un peu plus politiquement sulfureuse du Fifty shades of Grey qui encombre encore à l’heure actuelle les devantures des libraires. Du porno soft vaguement teinté de scandale qui a de quoi faire délicieusement frémir le lectorat féminin du Nouvel Obs…L’excellent Eric Aeschimann a, sans le vouloir, d’ailleurs très bien résumé l’entreprise de Belle et bête 

 « Iacub est allée au bout de la tristesse du monde et nous en a rapporté un trésor : un éclat de réel. » Outrée que l’on puisse marcher sur ses plates-bandes, Christine Angot, papesse de l’autofiction, a amèrement regretté dans Le Monde que l’on puisse comparer son travail aux écrits de M. Iacub. Pour une fois, nous lui donnons raison. Marcela Iacub a tout simplement accouché d’un nouveau genre qui a déjà son pendant télévisuel et que nous baptiserons, non plus « autofiction », mais « littérature-réalité », un nouveau produit culturel certainement promis à un bel avenir.

       Pourtant Renaud Dély s’est défendu, sur l’antenne d’Europe 1, d’avoir voulu mêler scandale facile et exécution sommaire en publiant le livre de Iacub. Il plaide pour le respect de « la liberté d’expression », dénonce la « curée » et défend la valeur de « l’œuvre littéraire ». Voilà qui est amusant pour un directeur de rédaction qui avait fait du procès d’intention et de l’amalgame idéologique un fonds de commerce et qui s’inquiétait quelques mois auparavant de ce que la liberté d’expression pouvait permettre à tous ceux qui ne pensent pas juste de s’exprimer. Peut-être d’ailleurs qu’à force de traquer les néo-fachos et de se passionner pour l’extrême-droite, Renaud Dély a fini par reprendre quelques-uns de ses travers historiques en redonnant quelques couleurs à la tradition du lynchage médiatique qui avaient eu de plus tragiques résultats au cours des années trente. Hormis les moyens employés qui sont quelque peu similaires, on ne se hasardera pas évidemment à comparer DSK, personnage fort peu défendable, à l’infortuné Roger Salengro[5] qui avait fait tragiquement les frais d’une campagne de dénigrement lancée par le journal Gringoire dans les années 1930. Ce qui semble certain en revanche, c’est que le choix du Nouvel Obs de remuer une nouvelle fois la fange du scandale du Sofitel afin d’en tirer quelques substantiels bénéfices ravale en tout cas ce magazine au rang d’une minable feuille de choux à scandale. L’affaire a été certainement très profitable pour Renaud Dély et ses collaborateurs mais après ce brillant coup d’éclat, il semblera plus difficile de recevoir des leçons de morale et de démocratie de la part du Nouvel Obs ou de Libération, qui assument désormais sans complexe leur rôle de tabloïd. « Ce n’est pas du tout notre intention et ce n’est l’intérêt de personne de placer le débat sur le terrain de la morale », expliquait Renaud Dély à l’antenne d’Europe 1 le 27 février dernier. On ne contestera pas cette évidence au patron du Nouvel Obs. La seule chose qui manque encore au journal pour achever de devenir The Sun, ce sont les pin-ups. On est certain que Renaud Dély s’y emploie, toujours dans le respect de la liberté d’expression et de la littérature.

Encore un effort Renaud! Tu peux le faire!






[1] Cf. Histoire lausiaque. Palladius de Galatie et La fable mystique, de Michel de Certeau, Paris, Gallimard, 1982.
[2] Cf. JK Huysmans. Sainte Lydwine de Schiedam. Stock. Paris. 1901. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3718862 
[3] http://leplus.nouvelobs.com/contribution/787069-dsk-quand-marcela-iacub-poignarde-anne-sinclair-dans-le-dos-en-marge-de-son-livre.html
[4] http://www.slate.fr/france/68787/mail-marcela-iacub-dsk-belle-bete-livre-pas-interdit
[5] Après la publication, par l'Action française d'un article accusant Roger Salengro d'avoir déserté pendant la Première Guerre mondiale, le journal Gringoire avait lancé une véritable campagne de diffamation contre le ministre de l'Intérieur du Front populaire en 1936, l’acculant littéralement au suicide.

mercredi 6 mars 2013

Marcela Iacub, Charles Fourier, et le Service Public Sexuel. (3)



            Comment un Service Public Sexuel gratuit fonctionnerait-il réellement si le gouvernement s'inspirait des « idées si socialistes, si généreuses » -dixit Marcela Iacub- de Charles Fourier sur la « solidarité sexuelle socialement organisée »? Si le plan Iacub devait être pris au pied de la lettre, on aurait de facto affaire à une interdiction de la prostitution (c'est-à-dire à l'inverse de ce qu'elle a prôné par ailleurs). En effet, non seulement l'exercice de la profession dans le secteur privé serait interdit mais l'exercice dans le secteur public aussi puisque les « prostitués » n'y seraient pas payés. Et si les ébats n'étaient pas tarifés, il ne s'agirait pas à proprement parler de prostitution. Ce n'est pas qu'une question de sémantique : le service public serait une coquille vide car seuls quelques nymphomanes statolâtres viendraient offrir leur service.




            En effet, la prohibition revient à imposer un prix maximum nul aux transactions. S'il est une chose connue en économie, c'est que des prix maximums fixés en dessous des prix d'équilibre provoquent des pénuries. A un prix nul, la demande de service est aussi haute que les désirs insatisfaits le rendent possible et l'offre est au plus bas. Bref, la pénurie est au plus haut. Iacub ne l'a peut-être pas remarqué mais en ce qui concerne son service public de référence, le don du sang, on nous rappelle régulièrement dans les médias que les donateurs manquent. Sachant d'une part que le « don de soi » impliqué dans ce cas est certainement perçu par la plupart des gens comme moins coûteux psychologiquement et plus valorisant que de coucher gratuitement avec n'importe quel inconnu et, d'autre part, que la demande de sang est normalement limitée aux cas d'hospitalisations et de traitements médicaux requérant des transfusions, la pénurie devrait être permanente et bien plus forte dans le cadre du service public sexuel.


            La demande insatisfaite de services sexuels dont se préoccupe Iacub ne serait donc pas palliée du tout mais plus frustrée qu'aujourd'hui. Elle ne le serait pas complètement cependant puisqu'à moins de condamner les contrevenants à la peine de mort et/ou d'embaucher une grande partie de la population dans une police dédiée, une offre illégale subsisterait, comme la théorie et l'expérience des prix maximums légaux le montrent. Mais l'offre serait inférieure, les professionnels n'acceptant de travailler qu'à la condition de toucher une prime de risque légal. La rareté serait donc accrue, les prix plus élevés et/ou le service de moindre qualité. Les conditions de travail des professionnels seraient aussi sordides que la nécessité de se cacher et de fréquenter les spécialistes des activités illégales, tenant d'habitude les lieux clandestins de prostitution, l'exige (il faut se rappeler par exemple que la mainmise des mafias sur l'industrie de l'alcool aux États-Unis n'est apparue et a disparu qu'avec le régime prohibitionniste). Cet état de fait existe bien sûr déjà dans une certaine mesure, du fait des restrictions légales existantes.


            Si on devait prendre au sérieux la proposition du service public sexuel donc, il faudrait reconnaître les implications du fait que Fourier divaguait et que le service public pas plus que le phalanstère n'attirerait des travailleurs s'ils ne sont pas payés. L’État devrait ainsi être proxénète et payer des prostitués pour remplir sa « mission de service public ». Cependant, à moins de mobiliser une quantité délirante de ressources, il y aurait toujours pénurie puisque la demande légale serait gonflée à bloc par la gratuité décrétée. Les citoyens auraient alors droit à une bonne dose de paperasse administrative et à des tickets de rationnement ou autres dispositifs équivalents leur permettant occasionnellement de jouir de leur « acquis social ». La pénurie et le processus d'attribution des tickets seraient l'occasion pour les administrateurs du système d'arrondir leurs fins de mois grâce aux usagers prêts à payer pour passer devant les autres dans la file d'attente.




            Les autres usagers n'étant pas des clients à choyer mais une source d'embarras étant donné l'incapacité du service public à satisfaire la totalité de la demande, ils seraient traités comme telle. D'autant que le caractère monopolistique et le financement complet du service public par les contribuables garantiraient que plus personne parmi les prestataires ou administrateurs ne serait financièrement affecté s'il maltraitait les usagers. Sujets comme tout le monde à la désutilité du travail mais dans la position de facturer les prestations à des tiers sans leur consentement, il s'agirait d'en faire le moins possible en faveur des « ayant droits ». Autrement dit, pour une allocation des ressources données, la qualité et/ou la quantité de la production des prostitués-fonctionnaires seraient moindres. Étant donné l'absence de sanction financière de la part de consommateurs (sauf cas de corruption impliquant les usagers), les compétences requises pour améliorer sa situation et ses revenus en tant qu'employé du service public seraient plutôt une habileté à écraser ses collègues dans les intrigues de bureau et à rendre service aux personnes qui comptent dans la hiérarchie.


            Pour en terminer avec notre liste non exhaustive de conséquences du service sexuel public, si certains bénéficieraient bien d'effets redistributifs en tant que producteurs ou consommateurs (la minorité d'usagers qui obtiendraient effectivement ce qu'ils voulaient à moindre frais), l'allocation des ressources serait de toute façon arbitraire du point de vue de la plupart des membres de la société en tant que consommateurs. Car sans l'aiguillon des pertes et profits qu'ils infligent aux entrepreneurs dans un cadre marchand, ils n’auraient pas moyen de sanctionner l'allocation des ressources en fonction de ce qu'ils considèrent être leurs besoins les plus urgents, qu'il s'agisse de logement, de soins de santé, de services sexuels ou de cours de violons. (cf. Mises, L'action humaine, pp. 337-342) Même si les gouvernants en charge de décider des budgets à allouer au service public du sexe -et ses administrateurs en charge de décider de ce qu'on en fait précisément- n'étaient intéressés que par le bien-être de leurs administrés, ils n'auraient pas moyen de savoir si, de leur point de vue, ils produiraient trop ou pas assez dudit service public et mobiliseraient en conséquence trop ou pas assez de ressources rares pouvant être employées à la production d'autres biens et services plus ou moins urgents.


            Contrairement à ce que suggère Marcela Iacub, l'instauration d'une prohibition de la prostitution privée et la création d'un service public sexuel de substitution ne feraient pas figure « d'antidépresseur » dans ces temps de crise économique. Elles constitueraient au contraire un facteur d'appauvrissement et une source de conflits supplémentaires. Ce que l'analyse économique permet ainsi de prédire quant à l'instauration d'un tel service public n'est pas simplement son efficacité pour le moins douteuse à réduire la misère sexuelle qui préoccupe tant Marcela Iacub (si tant est que la prostitution pourrait la réduire, hypothèse psychologique pas tout à fait évidente). C'est surtout que l'organisation de la production en service public elle-même, quels que soient les biens et services concernés, est un facteur d'appauvrissement relatif des masses au seul bénéfice d'une minorité de privilégiés.

Xavier Méra

Cet article a été repris dans son intégralité sur Contrepoints.