dimanche 25 novembre 2018

Antimanifeste des Idiots


           Voici le deuxième numéro d'Idiocratie tout juste sorti des presses ! Ou plutôt le "numéro Moins Un", qui suit logiquement le précédent "numéro Zéro" dans une logique parfaitement rétrograde puisqu'en bons idiots, il nous semblait tout naturel d'aller symboliquement à contre-courant du sens de l'histoire et du progrès et d'affirmer que si les Idiots avait un slogan, ce serait bien plutôt le huysmansien "A Rebours" que l'appel au mouvement sans but que le marcheur élyséen voudrait imposer à sa "start-up nation", malheureusement pour lui peu décidée à lui emboîter le pas. 
                  Un grand merci aux lecteurs d'Idiocratie et à celles et ceux qui nous ont soutenu et nous permettent aujourd'hui de faire exister ce numéro Moins Un, en espérant que nous pourrons continuer à poursuivre longtemps le compte à rebours. Nous intégrerons prochainement au blog une application de paiement en ligne mais il est déjà possible de commander le nouveau numéro en nous écrivant à bienvenueenidiocratie@gmail.com. 
                  Pour fêter la sortie de ce nouveau numéro, nous reproduisons dans cet article "L'Antimanifeste des Idiots"publié dans le numéro Zéro ainsi que le sommaire du numéro Moins Un à la suite de ce texte. Bonne lecture !

                Vous pouvez commander les numéros ICI

Le numéro Zéro, parvenu aux antipodes grâce à une lectrice polynésienne

Dans son acception ancienne ( idiotès ), l’idiot, « inexpérimenté », « vulgaire », « malhabile », affiche la singularité de celui qui s’appartient en propre et contrevient aux normes et aux conventions sociales. Sous la plume de Thucydide prêtant à Périclès l’oraison funèbre de la première année de la Guerre du Péloponnèse, l’ἰδιώτης est celui qui, par son refus de participer à la vie politique, apparaît comme un corps étranger au sein de la cité sans toutefois en être banni : « Les mêmes hommes peuvent s’adonner à leurs affaires particulières et à celles de l’État ; les simples artisans peuvent entendre suffisamment les questions de politique. Seuls nous considérons l’homme qui n’y participe pas comme un inutile et un oisif. »


Au Moyen-Âge, le sort de l’idiot était plus enviable. On le considérait comme une sorte de porte-bonheur, un béni/benêt des dieux à qui échappaient les choses sérieuses de l’existence. Les temps ont changé. Lors de la dernière grande communion électorale nationale, l’insulte antique a été recyclée pour qualifier ceux qui, refusant de se soumettre à l’injonction du vote-barrage ou du « Front républicain », s’excluaient eux-mêmes du camp du bien et du vivre-ensemble. L’idiot démocratique se singularise par son refus de prendre au sérieux un système qui demande des comptes à ceux auxquels il rappelle pourtant la plupart du temps qu’ils ne comptent pour rien. Dans une civilisation qui s’est choisi pour emblème la perche à selfie et pour nouvelle religion le développement personnel, l’idiot, vulgaire, sans éducation, est devenu le coupable idéal. Il est de bon ton, pour tâcher de s’extirper de la post-modernité, d’opposer à son esthétique coupable et à ses valeurs fautives le diagnostic implacable des disciples de la post muraynité. On convoque donc l’auteur du XIXe siècle à travers les âges, père de festivus, pour baptiser la nouvelle trouvaille des chercheurs de papillons et entomologistes du monde des idées : l’homo reactus. Rien à voir avec un représentant supersonique de la post-humanité : l’homo reactus n’est qu’un avatar des « nouveaux réactionnaires » de Daniel Lindenberg, dont le bottin des infréquentables publié en 2002 fait l’objet de fréquentes mises à jour. Figure commode que cet idiot-reactus, imbécile rétrograde faussement ingénu qui décline la bêtise de festivus en mode conservateur ricanant, pendant droitier de « l’idiot utile » gauchiste, qui fait lui carrière au service de la guimauve bienpensante et du révolutionisme de salon. L’idiot au XXIe siècle est mangé à toutes les sauces, on se l’arrache, on le déchire, on le rhabille, on le rabote, on l’étiquette, pour le faire rentrer dans les inventaires que les génies de l’idiotie postmoderne enrichissent sans cesse de nouvelles catégories aux intitulés subtils.




Pourtant, l’idiot échappe toujours à ces captations savantes et glisse entre les pinces du sociologue qui ne parvient à épingler, dans le tableau des moeurs qu’il dresse face à lui comme un miroir, que les deux sortes d’imbéciles dont les légions encombrent les tiroirs du siècle : celui qui a la simplicité crétine de considérer le monde uniquement comme un décor à sa ( petite ) mesure et l’autre, plus ambitieux, qui se gonfle comme la grenouille de la fable, et voudrait faire passer pour de l’humilité son universelle prétention à mesurer le monde et tous les êtres du haut de sa surplombante fatuité. L’idiot, quant à lui un peu plus humble, a compris qu’enfermé dans sa pauvre carcasse et sa pauvre conscience, il était à son grand désespoir la seule mesure de tout ce qui disparaîtra un jour avec sa propre fin.

Conscient de ses limitations, l’idiot sent pourtant confusément que son existence ne se réduit pas à celle d’un chat domestique. Il reconnaît l’« inquiétante étrangeté » – l’unheimlich dont parlait Freud – d’un monde que nous croyons familier jusqu’à ce qu’il révèle à quel point il peut nous être étranger. L’écrivain Zo d’Axa avait créé un journal qui portait le beau nom de L’En-dehors pour traduire ce sentiment d’étrangeté vis-à-vis de la société. En dehors du monde qui l’enserre dans un ensemble de régulations aussi mortelles que bienveillantes, l’idiot ne sait qui de lui-même ou du monde est le plus idiot des deux. D’autant plus que le monde s’acharne à le convaincre, par la bouche de mille doctes experts que la raison du plus grand nombre n’a que faire des idiots solitaires. Pour les malheureux susceptibles de réaliser un jour que le roi du monde est nu, la modernité a conçu un ensemble de remèdes qui, de l’antidépresseur au développement personnel en passant par le tititainment, constituent des dispositifs de neutralisation bien plus subtils et efficaces que les archaïques systèmes de rééducation prévus par les défunts totalitarismes. Au vu des progrès accomplis chaque jour par la société des loisirs, et selon le grand idéal de la religion du management de soi qu’incarne parfaitement notre nouveau président, nous aurons bientôt la chance d’être des citoyens du monde, devenu un vaste camp de loisir pour les plus chanceux et un vaste champ de bataille pour les autres. Les idiots qui prétendront encore ne pas vouloir comprendre les règles du jeu ne seront sans doute pas les bienvenus dans la grand idiocratie globalisée.

Dans son film Idiocracy ( sorti en 2006 ), le cinéaste Mike Judge imagine les aventures d’un quidam moyen ( Joe Bauers ) qui, après avoir subi une expérience de cryogénisation, revient à la vie aux alentours de l’an 2500 et se révèle être la personne la plus intelligente d’une société devenue complètement abrutie. Il découvre alors ses congénères balbutiant une novlangue sans aucun relief, s’adonnant à une consommation débilitante, se goinfrant de malbouffe, s’excitant devant des séries et des jeux télévisuels plus indigents les uns que les autres, s’esclaffant à la moindre suggestion sexuelle. En l’an 2500, le plus grand succès cinématographique s’intitule Ass : ses spectateurs peuvent admirer un cul filmé en gros plan produire des pets pendant deux heures.




Idiocracy n’a pas marqué l’histoire du septième art. Cette comédie « hénaurme », basée sur la très controversée théorie du dysgénisme, suppose que les êtres humains, toujours plus assistés par une société de consommation qui pourvoit à tous leurs besoins et anticipe tous leurs désirs, ont graduellement abandonné l’usage de leur cervelle, devenue un élément plus inutile que leur estomac ou leurs organes reproducteurs. Le trait est forcé, le propos outré, certes, mais nous sommes pourtant déjà entrés depuis longtemps dans le règne de l’idiocratie mondiale. Dans ce régime d’un type nouveau, avenir radieux du genre humain, l’idiotès découvre que ses capacités de raisonnement moyennes et sa maîtrise acceptable du langage articulé sont des handicaps dans une société où la satisfaction de soi est devenue le nouveau bien commun et l’abrutissement béat le socle d’un nouveau collectivisme.

Dans cette société du plaisir de masse où le bonheur est normé, contrôlé, étiqueté, il est l’heure de nous remémorer le visage ébahi de l’idiot qui regarde le monde passer. Dostoïevski s’interrogeait déjà en 1869 : « Est-ce que mon fantastique Idiot n’est pas la vérité même, et la plus quotidienne ? » Dans son célèbre roman, un jeune noble épileptique navigue dans les eaux troubles de la haute société russe avec le coeur léger et l’âme simple d’un fol-en-Christ. Bientôt la risée des aristocrates sournois, des fonctionnaires fielleux et des ivrognes aigris, le prince se reconnaît dans le miroir que les autres lui tendent : un idiot que sa singularité relègue aux marges de la bienséance. L’ambivalence profonde du personnage de Mychkine déroute le lecteur. Mychkine est-il vraiment cet idiot qui ne comprend rien, qui ne voit rien du monde qui l’entoure et qui se fait berner par son entourage ? Ou au contraire est-ce tout simplement le monde qui l’entoure qui est irrémédiablement incompréhensible, définitivement perdu, fondamentalement idiot ? L’amour transporte le prince auprès des âmes fragiles, comme la princesse Nastassia Filippovna, qu’il cherche naïvement à libérer, mais sa destinée est semblable à une partition écrite à l’avance, prise dans les noeuds des conventions sociales et menant fatalement aux limbes de la folie. Avant de sombrer pourtant, il aura réussi à faire passer entre les murs fissurés du monde un peu de la lumière des libres esprits. Le prince Mychkine de Dostoïevski enseigne une autre forme d’idiotie, une idiosyncrasie salvatrice, face à l’idiocratie régnante : celle qui consiste à se déprendre de soi-même et du monde dans lequel on s’incorpore, pour mettre à nu une réalité dont l’être singulier est le reflet premier et le témoin privilégié. Ce n’est pas une révolte contre l’ordre établi mais plutôt une façon d’être, un état d’esprit, qui permet de faire un pas de côté, de reprendre liberté et de goûter à la vie.

L’autre grande figure de l’idiot céleste est assurément celle de Don Quichotte de la Manche. Accompagné de son fidèle écuyer Sancho Panza, le chevalier à la Triste Figure se met en tête de défendre la veuve et l’orphelin sous l’autorité du Dieu Très Haut, et au nom de son amour à jamais enfui : la Dame Dulcinée du Toboso. « Il s’agissait de la plus extraordinaire forme de folie qui puisse entrer dans une pensée qui divague », nous dit Cervantès, celle d’aller par la voie étroite de la chevalerie errante chercher l’aventure afin de ressusciter l’âge d’or. Les quelques victoires acquises par le fait d’un heureux hasard ne suffisent pas à compenser les défaites homériques dues au vertige de l’illusion, mais l’« écorché-figure » y trouve toujours son compte, dans un temps où il suffit de « laisser la fortune rouler par où ça passera le mieux ». Ainsi, les épreuves, aussi absurdes soient-elles dans un monde à l’envers, sont toujours l’occasion d’un poème chevaleresque, d’une chanson paillarde, d’une ode amoureuse. L’idiot en armure, guidé par son étoile et vilipendé par ses contemporains, se livre à une bataille sans fin pour sauvegarder l’un des dons les plus précieux que les cieux aient fait aux hommes : la liberté. Et quand Sancho Panza boit jusqu’à perdre raison, il sait remercier son compagnon de boisson comme il se doit : « Ô fils de pute, le grand voyou, comme il est catholique ! » Il ne lui reste plus qu’à méditer, la tête renversée dans le fossé, les paroles de son maître atteint de folle ignorance : « On peut dire de la chevalerie errante exactement ce qu’on dit de l’amour, qu’il rend toutes choses égales ».




Le prince Mychkine, Don Quichotte, etc. on pourrait multiplier les figures exemplaires de l’idiot et tenter de poser les jalons d’une doctrine parfaitement idiotique. Ce serait une impasse. Il appartient, en vérité, à chacun de se remémorer les rencontres, parfois réelles, souvent discrètes, toujours impromptues, des êtres qui ont dessiné les reliefs d’un autre paysage, plus étranges et ciselés, que ceux de la société plane et monotone. Partout, en vérité, Dieu se glisse dans les habits du pauvre homme pour se manifester ; partout, il est rejeté comme le dernier des idiots. En terre d’Islam, les fols-en-Christ prennent les apparences des « gens du blâme » ( malati ) qui cachent leur proximité avec le Très Haut par un comportement extravagant et absurde. Volontiers sacrilèges, ils subissent la moquerie des foules et la foudre des autorités. Certains vont même jusqu’à affirmer que seule la volonté divine, jalouse de cette proximité, les oblige à vivre comme des mendiants et des vagabonds, rejetés de tous. Ainsi malmené, pourchassé, exilé, Machrab erre dans toute l’Asie centrale pour déclamer, sous les traits du derviche itinérant, du conteur public ou du poète anonyme, des mots d’amour fou qui scandalisent les oreilles prudes. En Perse, Omar Khayyam tourne en dérision les impostures politiques et religieuses pour « chanter le vin qui fait jaillir des lèvres qu’il arrose, la vérité ». Guidé par les astres, toujours au bord de l’ivresse, il court également les routes pour y dénicher la « minute de joie » qui renverse l’homme d’amour, de l’autre côté de la réalité. Les célèbres idioties de Nasr Eddin Hodja atteignent également le sublime en Turquie. Souvent présenté comme un « demeuré », Nasr Eddin se joue de la raison malicieuse pour mettre les hommes dans des situations cocasses et leur rappeler – à toutes fins utiles – la réalité passagère des choses, la sonorité fragile des paroles prononcées. Tous ces « hommes du blâme » cachent derrière le masque de la folie une réalité qui échappe à toutes les catégories établies, révélant par-là même la singularité absolue de l’être. En Chine, les sages taoïstes ne cessent de mêler l’extravagance et la vulgarité pour mieux se moquer des conventions sociales et laisser ainsi le long fleuve du Dao sortir de son lit. Li Po, le vagabond céleste, s’interroge sous la lune blême, après une journée d’ivresse : « Les portes sont maintenant refermées sur de la poussière jaune/alors pourquoi ne pas boire ?/les hommes d’autrefois, où sont-ils aujourd’hui ? » 

Partout dans le monde, des fraternités invisibles se sont constituées dans les contreforts de la société. On prendra garde pourtant à ne pas vouloir déduire de ces exemples idiotiques une formule étroite de la bonne vie. Un trait paradoxal de notre siècle est qu’il vomit la pensée tout en vénérant l’esprit de système. L’idiot n’a pas de système, sa nature est idiosyncratique. Dès lors, quel sens peut-il y avoir à rédiger un manifeste des idiots ? Aucun, avouons-le, c’est un jeu qui consiste à jeter par-dessus bord les petites tenailles du quotidien pour mieux piquer, en retour, le corps obèse du monde. Esquisser quelques pirouettes mentales et laisser à chacun sa liberté d’être avec la secrète espérance que les points épars de chaque citadelle dessinent les contours d’un lieu immobile, d’une île invisible, pourquoi pas d’une confrérie des idiots. Rien ne nous interdit d’imaginer le portrait d’un funambule qui se faufile dans la gigantesque toile industrieuse de l’existence pour, ici ou là, en desserrer une couture. Comme disait le simple d’esprit, Albert Cossery, « la moindre petite bombe qui éclate quelque part devrait nous réjouir, car le bruit qu’elle fait en explosant, fût-il à peine audible, dissimule le rire d’un ami lointain ». Avec cette revue qui vient figer sur le papier l’expérience un peu chaotique d’un blog tenu cahin-caha depuis novembre 2011, nous avons tenté de faire sauter quelques bombinettes dont le bruit ténu nous réjouit comme celui des rires amis. Un soir de novembre 2011, deux idiots se sont retrouvés au comptoir d’un bar bien connu des oiseaux de nuit rennais, dont le nom, un peu idiot lui aussi, symbolise à merveille le petit grain de folie qui a toujours circulé en roue libre dans la cervelle d’une partie des habitants de cette ville. L’intuition première était de fonder un blog, qui se serait appelé « massacre présidentiel » afin de commenter les élections de 2012. Le degré de désolation auquel nous a amenés le carnaval présidentiel qui donna la victoire à François Ier, l’unanimisme médiatique et l’ampleur de l’entreprise de débilitation générale nous ont convaincus d’élargir le champ d’action afin de taper tous azimuts, bref, de devenir des blogueurs idiocrates qui suivraient quelques règles simples : la première étant de privilégier toujours le pluralisme des opinions, auquel l’époque semble allergique, la deuxième de refuser si possible de personnaliser le blog et de signer les articles pour aller à contre-courant de l’envahissante culture de l’exposition de soi promue par l’internet 2.0, la troisième, enfin, de ne pas manquer d’émailler nos analyses forcément prétentieuses et nos déclamations vaines de ricanements irritants et potaches qui rappellent toujours qu’Idiocratie reste un repaire d’idiots.




Le quinquennat Hollande nous a donné amplement matière à faire vivre ce blog et le cirque Pinder des dernières élections présidentielles nous a montré que l’idiocratie avait encore de merveilleux jours devant elle. Après six ans de bons et idiots efforts, nous avons décidé de poursuivre l’aventure de manière tout aussi aléatoire sous la forme d’une revue dont la publication permettra de fixer sur le papier la voix de toutes celles et tous ceux qui ont bien voulu nous confier leurs articles ces dernières années, et que nous remercions d’être encore présents dans les pages de ce numéro et dans ceux qui suivront. Nous tâcherons de rester fidèles aux principes énoncés à la création d’Idiocratie : au royaume des aveugles, les borgnes sont rois. Dans un monde devenu fou, les idiots sont bénis. Pluraliste et interdisciplinaire, cette revue a pour seule raison d’être de parler de tout sans rien s’interdire, à tort et à travers, mais pas toujours de travers, comme seuls les idiots savent le faire.







dimanche 4 novembre 2018

Michéa, la trahison de la gauche



Dans son dernier essai, Le loup dans la bergerie, Jean-Claude Michéa ne fait pas œuvre d’originalité mais poursuit son travail de sape des illusions progressistes. Comme il l’avait déjà mentionné en 2013 dans Les mystères de la gauche, il rappelle l’incompatibilité foncière qui existe entre le socialisme et le libéralisme. Cette fois-ci, il enfonce le clou : la gauche moderne est désormais coupable de trahison pour avoir abandonné la question sociale au profit de l’injonction morale, dit autrement, d’avoir préféré la religion des droits de l’homme au sort des classes populaires.

         A l’occasion d’une conférence prononcée au 42ème Congrès du Syndicat des avocats de France, dont le texte augmenté est ici publié, Michéa rappelle les points fondamentaux de sa démonstration. L’anthropologie libérale repose sur le postulat d’un individu isolé qui conduit à la « désagrégation de l’humanité en monades dont chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière » (Engels). Dès lors, il est impossible d’établir une définition commune du Bien, l’Etat se contentant d’assurer une « régulation protectrice de processus sans sujets » que traduit à merveille l’expression paradoxale de « vivre-ensemble séparé ». Dans ce contexte, la sphère des valeurs ultimes, comme l’essence des relations sociales, sont remises entre les mains du Marché et du Droit. Le premier se charge d’harmoniser les intérêts rivaux par la loi de l’offre et de la demande tandis que le second régit l’équilibre précaire entre les libertés individuelles concurrentes. Avec l’aide de la cybernétique, ce système débouche logiquement sur l’effacement du gouvernement des hommes au profit de l’administration des choses.

         Comme à son habitude, Michéa prolonge son texte plutôt bref par toute une série de « scolies » qui dévoilent sa détestation de plus en plus profonde de la gauche. Lui-même n’ayant pas été épargné par les attaques du camp progressiste, il se fait volontiers polémiste pour égratigner les mandarins de la pensée unique. C’est assurément le côté le plus réjouissant du livre. Ainsi, l’exhortation foucaldienne à la « vie non fasciste » vulgarisée par Bernard-Henri Lévy dans L’idéologie française trouve aujourd’hui son écho le plus farcesque dans le soutien des intellectuels de gauche à des causes pour le moins ambivalentes, comme s’il s’agissait pour eux de prouver par tous les moyens leur « appartenance à la partie récupérable de la ”race“ blanche ». Michéa cite l’exemple de Houria Bouteldja qui a reçu le soutien officiel d’intellectuels « radicaux » dans Le Monde pour lutter contre le racisme alors même que la porte parole des Indigènes de la République tient un discours explicitement racisé ! Les délires de la théorie du genre et les confusions du féminisme radical sont également analysés à l’aune d’un « processus circulaire d’autocontestation » qui ne connaît plus aucune limite depuis Mai 68. 



         On comprend mieux pourquoi l’auteur du Loup dans la bergerie apparaît de plus en plus comme un proscrit dans la sphère médiatique. Et il ne va sûrement pas arranger son cas avec la comparaison suivante : « Il suffit par exemple de parcourir le terrifiant recueil de lettres rassemblées par André Halimi – La Délation sous l’Occupation – pour y découvrir en effet de troublantes similitudes de style et de mentalité entre ceux qui, sous le régime de Vichy, considéraient de leur devoir “citoyen” de dénoncer leurs voisins à la Gestapo ou au Commissariat général aux questions juives et ceux qui, de nos jours, inondent quotidiennement de leur prose ”indignée“ et de leurs pétitions vengeresses le Conseil supérieur de l’audiovisuel ou les colonnes du Monde et de Libération » (p. 156.). Michéa constate que l’espace se réduit de plus en plus pour les idées dissidentes situées entre deux feux, celui de la droite libérale adoratrice du Marché et celui de la gauche libertaire idolâtre de l’Universel. Ces deux dernières se rejoignent finalement dans l’effacement de toutes les limites, de toutes les frontières, comme le montre symboliquement l’alignement idéologique des « “mystérieux” No Border du multimilliardaire Georges Soros » et de « l’enfant chéri de France Info, le très médiatique Cédric Herrou ». Décidément, Michéa est bon pour une séance d’autocritique voire un procès public afin d’extirper le fascisme qui est en lui, le fascisme qui hante son esprit et ses conduites quotidiennes. 

 
     Que reste-t-il de la gauche après un tel réquisitoire ? Rien, Marx lui-même n’aurait jamais eu « l’étrange idée de se définir comme un ”homme de gauche“ (un point que la plupart des universitaires de gauche d’aujourd’hui continuent pourtant de dissimuler sans vergogne à leurs lecteurs moutonniers) » (p. 80).