"Il est difficile de se faire l'idée d'une opposition plus complète que celle qui venait de s'opérer. Au lieu de ce spectacle de mort sombre et silencieux, la place del Popolo présentait l'aspect d'une folle et bruyante orgie. Une foule de masques sortaient, débordant de tous les côtés, s'échappant par les portes, descendant par les fenêtres ; les voitures débouchaient à tous les coins de rue, chargées de pierrots, d'arlequins, de chevaliers, de paysans : tout cela criant, gesticulant, lançant des oeufs pleins de farine, des confetti, des bouquets ; attaquant de la parole et du projectile amis et étrangers, connus et inconnus, sans que personne ait le droit de s'en fâcher, sans que pas un fasse autre chose que d'en rire."
Alexandre Dumas. Le Comte de Monte-Cristo.
Il existe un très beau tableau de
Pierre Bruegel l’ancien, le Combat de Carnaval et de Carême, montrant un
village flamand en proie tout à la fois à la liesse et à la folie, où
s’exécutent un peu partout danses, jeux et pantomimes. La perspective adoptée
par le tableau permet au spectateur d’embrasser largement du regard la vaste
scène que compose la place centrale du village, encombrée d’ivrognes
vagissants, d’éclopés braillards, traversée par des rondes échevelées et par
une foule de personnages qui semblent plus ou moins concernés ou perturbés par
le débordement général. Au premier plan du tableau, un gros homme vêtu de
couleurs vives enfourchant un tonneau affronte à coup de brochette dans une
joute burlesque un vieux carême émacié juché sur un prie-Dieu, vêtu d’une ruche
en guise de tiare et armée d’une pelle à pain, aliment plus liturgique et
surtout plus frugal que le cochon de lait embroché sur la pique de Carnaval. Le
gros carnaval de Bruegel a aussi la tête coiffée d’un pot de soupe, symbole des
jours gras qui sont éphémères. Le combat de Carnaval et de Carême n’a pas
vraiment lieu, ou il a lieu « pour rire ». Dans l’ordre religieux et
chronologique, Carnaval laisse la place à Carême et la célébration de l’un est
indispensable à la victoire de l’autre. Les privations associées au Carême ne
sont supportables qu’après avoir fait gras lors du carnaval. Le Carnaval est d'abord
le « carne vale », « l’adieu à la viande ».
Le reste du tableau est tout entier
le théâtre d’une joyeuse anarchie. A l’arrière-plan, deux personnages jouent
aux dés, l’un d’entre eux porte un manteau à capuche et tient une bougie en
plein jour, symbolisant le renversement du temps au cours du carnaval. A côté
d’eux s’étire une cohorte de fous et de mendiants, estropiés et cul-de-jatte,
un peu plus loin une ronde s’improvise autour de petits pots de terre cuite
jetés au sol, devant « L’auberge de la nef » se déroule une
pantomime, comble de la farce satirique, qui célèbre les « fiançailles
malpropres » d’un couple dépareillé, une femme hirsute et un célibataire
réticent traînés vers une tente au sein d’un cortège burlesque d’enfants de
chœur et de musiciens échevelés. A droite du tableau, les officiants de la
cérémonie du Carême sortent de l’église tenant en main des rameaux, l’un deux
chasse symboliquement la Joie avec une toupie qu’il pousse jusqu’au parvis,
invitant par là les chrétiens à entrer en pénitence.
Nous nous apprêtons encore une fois,
trois jours avant le début du premier tour des élections présidentielles, à
célébrer le combat de Carnaval et de Carême. Sur la place du village tous les
figurants courent en tous sens, se bousculent, s'insultent ou se rabibochent au
hasard d'unions improbables ou de menaces pour rire en prévision du grand jour.
Chacun met en scène à sa manière la déliquescence du pouvoir, entend tirer
parti du déclin et de l'impuissance des institutions pour proposer qui de
« prendre le pouvoir », qui « une France libre », qui
« d'interdire les licenciements », qui « de redonner place au
débat citoyen », voire « de peupler le monde avec la physique
nucléaire. » Chacun compose sa propre parodie de la course au pouvoir,
suggère son propre renversement des valeurs dans un brouhaha qui augmente à
mesure que se profile l'apogée de la fête.
Au premier plan,
les deux principaux protagonistes de la micro-tragédie quinquennale s'avancent
l'un vers l'autre. Carême émacié et grimaçant, usé d'avoir si peu et déjà trop
régné s'accroche, exsangue, à son prie-Dieu pauvrement rafistolé. Il agite sa
pelle à pain, appelle à l'aide, se contredit, ment, geint, cherche à cacher à
tout prix qu'il a lui-même bien fait bombance et n'entend pas maintenant choir
de son ridicule piédestal pour retourner dans la cour des impuissants et des
bouffons. Les larmes aux yeux, il invoque la raison, la sagesse, la grandeur et
pleure en agitant ses guenilles ; il est le roi et veut garder le masque
mais sous ses pieds le sol tangue et ses suivants ne le poussent qu'avec peine
en glissant dans la boue.
Et voici que
devant lui s'avance Carnaval, « uomo grasso, tondo e colorito sopra
cavallo grasso »[1].
Il essaie cependant de ne pas avoir l'air trop gras ni trop réjoui car l'ordre
du combat est cette fois inversé :
Carême a fait bonne chère durant cinq ans et c'est Carnaval qui maigrit. Il se
doit, pour paraître crédible, d'avoir l'embonpoint austère, il porte gras mais
triste, la bajoue timide, les bourrelets en berne et les poignées d'amour en
déroute. Le visage grave encadré de sévères lunettes de gestionnaire, il a
troqué le pot de chambre contre le costume trois pièces même s'il agite
toujours quelques menues victuailles et promesses au bout de sa pique, en dépit
des rebuffades constantes que lui inflige Carême. Au pied de son tonneau
grimace un suivant aigri qui porte une cravate rouge et donne des coups de
pieds dans son improbable monture en rêvant d'y grimper à sa place. De temps à
autre, il échange quelques coups avec une virulente mégère qui tente de se
jucher entre les deux attelages pour les précipiter à terre.
Pour Rousseau, la démocratie
représentative, par le jeu des élections, ne donnait au citoyen la possibilité
d'exercer de façon très éphémère sa souveraineté que pour mieux le replonger
dans l'esclavage, sitôt désignés ses représentants. Accordons-nous donc avec
Rousseau mais soyons plus optimiste que lui en jugeant que la comédie du
pouvoir est un carnaval qui va se rejouer pour nous dimanche pour notre plus
grand amusement. Il importe seulement de bien choisir le masque dont nous nous
parerons à cette occasion et de ne pas oublier d'apporter quelques œufs pourris
pour les lancer à la face du prochain roi de la fête.
[1]
Martine GRINBERG. Sam KINSER. ²Les combats de Carnaval et de Carême. Trajets d’une métaphore². Annales, économie, sociétés,
civilisations. 1983. Volume 38.
N°1. pp. 65-98
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