un piètre penseur du politique
Au moment où
l’on célèbre le dixième anniversaire de la disparition de Pierre Bourdieu, il
n’est peut-être pas de bon ton mais assurément salutaire de rappeler que le
grand sociologue fut un piètre penseur du politique. Jean Baudouin se fait un
malin plaisir de le dire et, surtout, de le démontrer dans un petit ouvrage au
sous-titre sarcastique : Quand l’intelligence entrait enfin en
politique ! (Cerf, 2012) On l’aura compris, l’auteur n’appartient pas
à la « soldatesque » bourdieusienne, et règle volontiers ses comptes
avec tous les « politistes de petite volée »[1]
qui ont investi le champ de la science politique pour en faire une chasse
gardée.
Le ton
pamphlétaire de l’ouvrage ne doit cependant pas masquer la rigueur de la
critique, même si le couperet tombe avec une certaine jubilation :
Bourdieu n’a rien compris au politique ! Exprimé de façon moins
abrupte : l’apport de la sociologie critique à la refondation de la Cité
est pratiquement nul. Entendons-nous bien, ce n’est pas le corpus scientifique
qui est ici remis en cause, mais l’engagement politique de Bourdieu qui se
déploie pendant la période 1982-2002. Est-ce à dire que le sociologue, en se
prenant pour un prophète, finit par perdre pied dans le réel ? De façon
plus large, on peut effectivement s’interroger sur cette dimension latente, et
souvent inconsciente, qui pousse l’expert en sciences sociales à prendre en
main les affaires du monde au nom d’une conception de la vérité prétendument
objective et impartiale. Le passage au politique est pourtant beaucoup plus
complexe qu’il n’y paraît comme le prouve la trajectoire de Bourdieu. En cela,
Baudouin montre qu’il était tout simplement un homme en prise avec la réalité,
et non un prophète détenteur de la vérité – comme il s’efforçait de le croire
lui-même.
Il faut
d’abord dire un mot de cet engagement tardif qui se concentre principalement
sur les dix dernières années de sa vie. Pendant très longtemps, Bourdieu s’est
appliqué à défendre une sociologie « réflexive » qui non seulement se
bornait à décrire la réalité sociale, mais qui récusait aussi toutes les
tentatives de prescrire des remèdes politiques. Là était la différence
entre le sociologue qui s’appuie sur des données tangibles et le philosophe qui
devise légèrement des affaires du monde. Ce qui n’empêchait pas, au demeurant,
de faire du premier une sorte de thérapeute social : le dévoilement de
toutes les formes de domination constituant un programme à part entière. Avec
le risque de s’enfermer dans une posture qui tourne sur elle-même et qui
accouche finalement « d’une sociologie de l’indignation, d’une rhétorique
de la déploration »[2].
Révéler aux acteurs sociaux leur statut de dominés sans leur donner les moyens
de s’en libérer, cela revient effectivement à faire de son diagnostic une
condamnation sans appel. Cette tension présente au cœur de la sociologie
bourdieusienne rejaillit avec force au cours des années 1980 et trouve une
solution providentielle : réconcilier tout simplement la science et la
vérité, la sociologie et la cité. Dès lors, le programme d’action se déplie
dans deux directions simultanées : d’un côté, le décryptage des mécanismes
« infernaux » de la mondialisation libérale et, de l’autre, le sacre
de l’intellectuel critique, porte-voix des masses opprimées.
Le premier
moment est d’autant plus révélateur qu’il recoupe, encore aujourd’hui, la doxa
des mouvements classés « à la gauche de la gauche ». Sur ce
point, il faut préciser que le « premier » Bourdieu n’a pas été
touché par la vague antitotalitaire qui a mis au banc des accusés le
communisme réel, et dressé le réquisitoire implacable de ses crimes. Sa posture
scientifique lui permet au contraire d’apparaître, au tournant des années 1980,
sous les atours de l’intellectuel critique vierge de toutes compromissions. Les
bases de son engagement ne sont pourtant pas sans évoquer le spectre du
marxisme-léninisme. Certes, la désignation de l’ennemi change sensiblement
puisque la « mondialisation libérale » fait désormais figure de repoussoir.
Mais les méthodes employées restent les mêmes : la vulgate gauchiste ne
s’embarrasse pas des complexités du monde réel et dénonce avec véhémence le
visage de ce « nouveau totalitarisme », les victimes de
« l’horreur économique ». Et Bourdieu de dresser une généalogie du
néo-libéralisme qui étonne par son simplisme : il s’agirait d’une nouvelle
idéologie guidée par une oligarchie néoconservatrice dont le programme est la
destruction de l’État social. Ce ton conspirationniste, s’il n’était drôle,
débouche sur une partition du monde entre « collabos » et
« résistants » au système, et s’affaire à repérer la « chaîne
des liaisons cachées » (p. 45). Il ne reste plus qu’à dresser la liste des
traîtres qui font office de « passeurs » ; et la liste est
longue : les socialistes bon teint, les européistes convaincus, les
nouveaux intellectuels, les catholiques de gauche, les syndicats réformistes,
les clubs libéraux, etc.
Heureusement,
face à cette sombre litanie des ennemis, se dressent les prophètes intellectuels
qui se chargent d’ouvrir les yeux à tous les dominés du monde. C’est le
deuxième moment de l’engagement bourdieusien, lequel se cristallise dans une
formule aux tonalités platoniciennes : « Pour un corporatisme de
l’universel ». Une nouvelle fois, le contenu étonne par sa simplicité
puisqu’il consiste tout bonnement à transférer la fonction d’avant-garde du
parti révolutionnaire de la classe ouvrière vers l’élite savante de la
sociologie critique, et ce, au nom de la vérité. Fermez le ban ! Car la
corporation des sociologues a ceci d’extraordinaire qu’elle peut dire la vérité
au nom de la science et échapper par là même au contrôle de l’État, de l’argent
et des medias. En un mot, elle peut enfin « aboutir à des “utopies
rationnelles” ou encore à des “utopies lestées scientifiquement” » (p.
58). Il existe pourtant un angle mort dans cette histoire enchantée des
intellectuels : comment expliquer, en effet, que cette société libérale
fascisante ait pu engendrer en son sein sa critique la plus radicale et la plus
lucide ? « Au fond, Bourdieu devait rendre compte de l’existence de
Bourdieu » écrit Baudouin. Ainsi, le nouveau clerc dépeint une histoire
rapide du champ intellectuel qui consiste à dresser une nouvelle liste, celle
des « grands » intellectuels qui, de Voltaire à Sartre, ont
circonscrit le périmètre du savoir. Le dernier venu étant lui-même, le
sociologue-roi à la tête de l’« intellectuel collectif » dont il
rassemble toutes les vertus.
Armé de ses
deux idées-force – la « démonisation » du libéralisme et la naissance
de l’intellectuel critique –, le chantre de la sociologie pénètre
(enfin !) dans l’arène politique avec un entrain vigoureux. Il faut dire
que la lutte atteint une dimension proprement métaphysique : justice
sociale versus barbarie capitaliste. Son programme repose d’abord sur
une analyse « scientifique » puisque les données de la sociologie
critique sont appliquées au champ politique en général et au phénomène étatique
en particulier. Comme à l’accoutumé, les développements s’enferment dans un
langage roboratif pour s’ouvrir à une conclusion lumineuse : la mise à
jour « d’une catégorie d’agents qui ont pour propriété de s’approprier
l’universel »[3]. Il
convient, dès lors, de distinguer cette nouvelle caste de privilégiés
(« main droite de l’Etat ») de la petite noblesse d’État animée
par le dévouement obscur à l’intérêt général (« main gauche de
l’Etat »). Cette partition sommaire fait du petit fonctionnaire un
véritable agent de la révolution (conservatrice !) dont la mission
historique est de « défendre la civilisation associée à l’État
providence » (p. 89).
Le diagnostic
établi, Bourdieu prend fait et cause pour le mouvement social de 1995 qui est
l’occasion pour lui d’une véritable révélation. Courant les estrades, défilant
avec les opprimés, éveillant les foules, il est devenu un intellectuel sartrien
qui s’engage au nom d’une certaine idée de la justice et de la vérité. La
rhétorique est plus que jamais celle de la résistance. Il s’agit de créer un
« nouveau front de classe », composé des syndicats, des mouvements
sociaux et des chercheurs en sciences sociales, pour en faire une
« organisation permanente de résistance au nouvel ordre mondial ». Le
combat atteint une dimension internationale avec la mise en place de structures
trans-frontalières et la défense de l’État social européen. Toutefois, le
pouvoir n’est pas une fin en soi, loin de là, car il ne sied pas à
l’intellectuel d’intégrer le champ politique (par ailleurs délégitimé), mais de
se placer dans les contreforts de la société pour en être l’un de ses
« gardiens invisibles ».
On peut effectivement s’interroger sur les objectifs
poursuivis par Bourdieu. La confusion entre les analyses sociologiques et les
imprécations prophétiques n’accouche d’aucune proposition politique viable ou,
pour le moins, positive. Pour Baudouin, ce refus de penser le politique, dans
les termes les plus classiques de sa définition, traduit une détestation
profonde de la démocratie représentative et, par extension, de la pluralité des
opinions. Il est certain que la science de la société, en se confondant avec la
vérité, ne peut pas tolérer le lieu du politique qui, faut-il le rappeler, est
toujours instable et mouvant. Ce déni du politique s’ouvre paradoxalement sur
un grand élan platonicien qui se décline en deux mouvements consécutifs. Le
premier relève d’un véritable travail d’anamnèse, une sorte de conversion, qui
produit un regard neuf sur le monde : celui du sociologue capable de
dessiller les yeux du dominé. Le second peut être compris comme une
« reprise de gauche de Pareto »[4]
qui consiste à installer une « vigie savante » dont le rôle est de
conseiller et surtout de surveiller le pouvoir. Ce qui n’est pas sans faire
écho à l’un des premiers sociologues, Auguste Comte, qui envisageait la mise en
place d’un « pouvoir spirituel » dont la science sociale
constituerait la révélation ultime.
Au final, le
pamphlet de Baudouin est bien salutaire dans le sens où il rappelle les apories
d’une sociologie qui verse dans la vindicte politique. On en vient tout de même
à s’interroger sur la situation quasiment intenable des intellectuels
anti-système : ne sont-ils pas obligés de peindre le monde en noir et
blanc pour mieux en faire ressortir les injustices, et mobiliser ainsi les
classes sociales défavorisées ? Certes, Bourdieu est un mandarin de
l’université française, mais son engagement peut aussi se comprendre comme une
révolte quasi existentielle contre l’ordre établi. Et, dans ce cas, la posture
non dénuée d’une forme de romantisme cède souvent le pas à une analyse
raisonnable des situations. Aussi ne partagerons-nous pas l’impression que
laisse Baudouin à certains endroits de son livre. Le fondateur de la sociologie
critique a peut-être investi avec succès certaines disciplines universitaires,
mais il a également fait l’objet de critiques virulentes et a souvent été
relégué dans les marges du débat public. Ainsi, le « petit abécédaire de
la haine ordinaire » situé en fin d’ouvrage et composé de citations de
Bourdieu apparaît bien léger au regard de la véritable haine qu’il a parfois
suscité : « fou d’orgueil, narcissique, manipulateur, hypocrite,
pervers, grandiloquent, ridicule, insupportable » (Alain Minc),
« bizarre croisement entre “X-files” et Maurice Thorez » (Laurent
Joffrin), « discours simpliste, naïf, moralisateur comme celui d’un catho
déluré » (Jacques Julliard), etc. Et soyons certain que les hommes qui le
jugeaient ainsi disposaient également de leviers puissants pour relayer leur
parole.
Article également publié sur http://www.causeur.fr/
[1]
Expression de Baudouin pour qualifier les politistes, tels que Daniel Gaxie et
Alain Garrigou, qui se situent dans le sillage de Bourdieu (p. 22).
[2]
Jean Baudouin, « Le “dernier Bourdieu” ou la célébration paroxystique de
l’intellectuel critique », François Hourmant, Arnauld Leclerc (dir.), Les
intellectuels et le pouvoir, Presses universitaires de Rennes, coll.
« Essais », 2012, p. 129.
[3] Pierre
Bourdieu, « Les deux faces de l’Etat », Le Monde diplomatique,
janvier 2012, pp. 16-17.
[4] Philippe
Raynaud, « Les nouvelles radicalité », Le Débat, mai-septembre
1999, p. 25.
Merci pour cette analyse que je plussoie, je like et je followe. Je n'ai d'ailleurs jamais vraiment fait confiance aux gens qui s'endorment en parlant, à la manière d'un Jacques Derrida.
RépondreSupprimer...qui comme le dit un ami a basé son système philosophique sur une faute d'orthographe...
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