dimanche 13 mars 2022

Macron, le triomphe de l'impolitique

  



           Quelques mois après les élections présidentielles de 2017, Harold Bernat se fendait  d'un délicieux petit essai à la tonalité vive et au fond roboratif : Le néant et le politique. Critique de l’avènement Macron. En 2022, rien n'a vraiment changé sinon que le contenu de l'essai apparaît encore plus révélateur au vu de l'entrée en campagne du président. Certes, les circonstances exceptionnelles s'y prêtent mais, tout de même, le néant politique qui s'ouvre devant nous ne doit pas tout à la conjoncture; au contraire, il a été entretenu par la technostructure gouvernementale et par la majesté présidentialiste pour que l'action politique ne soit évaluée qu'à l'aune de sa faisabilité et de son efficacité. Bref, l'on vend du programme d'action publique comme des marchandises consommables, et ceux qui s'écartent de cette raison ratiocinante sont aussitôt taxés de complotistes, extrémistes, incultes, inconscients, etc. Le réel, et rien que le réel mis en narration par les classes dirigeantes politico-médiatiques. Aussi, le président peut-il se présenter devant les Français sans se plier à un quelconque débat d'idées ni même soumettre ne serait-ce que le début d'un programme d'action - on n'ose plus parler de vision du monde ou même de perspective de long terme. Il ne s'agit pas d'un braquage électorale ou d'un déni de démocratie, non, tout simplement d'un évidement de la politique réduite à sa portion congrue : la forme, le contenant, le paquet, le ruban. Circulez il n'y a rien à voir.

C'est pourquoi il nous semble utile de revenir à l'ouvrage de Bernat qui, il y a cinq ans, avait déjà tout dit. Placé sous le patronage de Jean Baudrillard, Guy Debord et Michel Clouscard, l'auteur commence par rappeler que la personnalité de Macron – qui a tant fait gloser les commentateurs ! – n’a tout simplement aucun intérêt dans la mesure où elle n’est que la révélatrice d’un processus beaucoup plus profond : l’effacement du politique. En cela, Macron est bien un simulacre qui permet de représenter un réel qui n’existe plus. L’énorme batelage médiatique qui a accompagné son ascension n’avait d’autre but que de donner chair à ce produit préfabriqué : le montrer, le raconter, le soupeser, bref, le rendre réel puis incontournable.


         Rappelons que la simulation est une liquidation par redoublement de la réalité par les signes de la réalité. Une fois installée dans les représentations, la simulation comme copie de la réalité disparaît au profit d’une nouvelle réalité qui ne repose plus sur rien, c’est le simulacre. D’où la fameuse phrase de Baudrillard : « Le simulacre n’est jamais ce qui cache la vérité – c’est la vérité qui cache qu’il n’y en a pas. Le simulacre est vrai ». Avec Macron, la scène du politique s’est déplacée dans un autre espace, celui de la simulation, avec pour fin dernière de liquider le politique en tant qu’espace de conflictualités. Concrètement, cela passe par la réduction du langage au code et du discours à la communication. Ainsi, Macron a pu tout dire et son contraire sans que cela n’apparaisse comme contradictoire ; son message informe, malléable, épouse les standards de la publicité politique : « se retrouver ensemble », « dépasser les clivages du passé », « projet d’avenir », etc. A cela s’ajoute une volonté de lisser toutes les oppositions afin d’apparaître comme un émetteur neutre, pragmatique et toujours positif – un émetteur dépolitisé. Dans ce contexte, tous ceux qui portent une parole contestataire ou simplement critique sont de suite rabattus au rang d’extrémistes irresponsables. Alain Deneault parle à ce propos de « neutralisation par le centre » que l’on peut considérer comme une version sophistiquée du reductio ad hitlerum
 

         Cette bouillie idéologique a également pour fonction de substituer l’image à la parole et de faire advenir ainsi une société du spectacle politique. Selon ce schéma, Macron ne doit pas être envisagé comme le « candidat des médias » comme feignent de le croire les journalistes qui se veulent insoumis (Aude Lancelin, Edwy Plenel, etc.) mais comme un candidat calibré pour les médias, suscitant les commentaires, les « unes », les fantasmes. « Macron n’est pas vide. Il jouit du vide qui le fait être (…). Il se nourrit de l’idiotie médiatique qu’il flatte et dont il est le candidat par excellence » écrit Harold Bernat. Il est moins une figure charismatique qu’un agent chromatique qui reflète les lumières artificielles de la société virtualisée.

      Dans cette configuration, l’auteur souligne que les citoyens-consommateurs ne sont pas exempts de toute responsabilité. Non seulement ils jouissent du spectacle offert mais se croient volontiers au-dessus du lot en développant une indifférence amusée voire un cynisme de bon aloi. En vérité, la rationalité du jugement critique disparaît derrière l’évidence indiscutable de l’opérationnalité : Macron est devenu un désir fétichisé sur lequel chaque citoyen peut transférer son besoin de positivité, d’optimisme, d’empathie. Ainsi, le progressisme – dont la faillite est quasi-totale – réussit l’incroyable tour de force de se présenter comme la seule vision acceptable de l’avenir. 


         Enfin, il faut ajouter au dispositif pour qu’il soit complet les recettes de la gestion managériale appliquée à la manipulation des affects. Quand la parole se réduit au slogan, les images à la mise en scène du spectacle et la politique à la neutralité bienveillante, la fabrication du consentement peut s’appuyer sur « une foule d’hommes semblables et égaux, qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme » (Tocqueville). Dès lors, les structures du pouvoir se confondent avec les structures de la subjectivité moyenne pour donner naissance à une sorte de despotisme mou qui gère davantage les émotions de la multitude qu’il ne met en discussion les opinions individuelles.

         Au final, le but de cette gigantesque opération de marketing politique est naturellement de faire perdurer un système à bout de souffle en neutralisant par avance, comme on l’a vu précédemment, tout jugement critique. Il en résulte un effacement progressif du politique compris comme le lieu de la discussion et donc de l’opposition au profit d’un « esthétisme global, cool et instantané ». De la même façon, le sens de la communauté voire la simple espérance d’une destinée collective sont relégués au rang des vieilles antiquités quand ils ne sont pas vus comme le substrat d’idéologies nauséabondes. Désormais, dans cette société impolitique, il appartient à chacun de faire de son existence une petite entreprise prospère avec l’espoir un jour d’intégrer le camp des vainqueurs, celui de la start-up nation. 
 
 

 
 
 
 
 
 

samedi 5 mars 2022

Donbass - Les guerres perdues de Youri Beliaev

 

           A l'heure où fait de nouveau rage la guerre en Europe, et que les va-t-en-guerre et autres stratèges militaires à la petite semaine se répandent en propos ineptes sur tous les canaux médiatiques, il n'est pas inutile de rappeler que certains journalistes indépendants (et courageux) avaient couvert la guerre sale du Donbass dès 2014 et avaient entrevu, déjà, le jeu complexe et trouble joué par les autorités russes. Précisons que de l'autre côté, en Ukraine, les bataillons nationalistes et les politiciens corrompus se livraient également à une guerre sans merci pour tenir les rênes de l'Etat et, au passage, se servir dans les caisses...

 

 
Pierre Sautreuil, 25 ans, journaliste-pigiste, reporter de guerre. Auparavant, ce métier à hauts risques, puisqu’il s’agit de témoigner de son expérience personnelle de la guerre vécue au plus près et au quotidien, était considéré comme la quintessence du journalisme. Albert Londres, Ernest Hemingway, Lucien Bodard, Curzio Malaparte, etc. faisaient partie des célèbres correspondants de guerre qui pouvaient s’appuyer sur de grandes institutions journalistiques pour les financer et les protéger – au moins juridiquement. Aujourd’hui, ce sont des anonymes, souvent de jeunes journalistes free lance, qui financent eux-mêmes leurs projets et qui proposent des « papiers » à qui veut bien les acheter, en fonction des intérêts du moment et de la hiérarchie de l’information. Pierre Sautreuil est l’un d’entre eux. C’est nous qui insistons sur ce point car, jamais, le jeune journaliste ne se plaint de sa condition, de son statut alors même qu’il met sa vie en jeu pour couvrir cette drôle de guerre entre Kiev et le Donbass, l’Ukraine et la Russie.


Dans Les guerres perdues de Youri Beliaev, il nous mène au cœur d’un conflit larvé, d’une sale guerre qui ne dit pas son nom dont nous peinons à saisir la réalité. Cette perception est presque rendue impossible par la guerre de propagande et de contre-propagande que se livrent les grandes puissances. A cet égard, la barbouzerie des services secrets ukrainiens à propos de la mise en scène de la mort du journaliste russe Arkadi Babtchenko s’avère pathétique et totalement contre-productive. Elle a au moins le mérite de révéler la haine profonde voire pathologique qui tenaille nos pseudo-élites dès qu’il s’agit de la Russie. Le soi-disant assassinat de Babtchenko (trois balles dans la nuque !) à peine annoncé, l’artillerie lourde s’était déjà mise en place : tweet vengeur de Bernard Henri-Lévy, ouverture de tous les journaux de Radio France, commentaires rageurs contre Poutine, etc. Sans une once de début de preuves, Le Monde-La pravda a même osé mettre l’information à la « une » de son journal et de commencer à explorer les pistes de son assassinat qui mènent naturellement toutes au Kremlin. On attend avec impatience et une certaine jubilation que leur fameux decodex nous dévoile les dessous de la supercherie !

 
Heureusement, dès le début de l’ouvrage, on comprend que Pierre Sautreuil n’est ni poutinolâtre ni poutinophobe ; il est simplement un journaliste quelque peu aventureux qui se rend sur place pour témoigner d’une réalité qu’il a déjà entrevu lors d’un précédent voyage. Bon connaisseur de la langue russe, et grâce à quelques contacts plus ou moins solides, il parvient à franchir la ligne de front pour se retrouver au cœur du Donbass, du côté des séparatistes. Dans une chambre d’hôtel défoncée, entre les effluves de pétrole et la fumée des cigarettes, il couvre avec d’autres journalistes d’infortune les événements d’une guerre civile larvée faite d’escarmouches sanglantes, de bombardements aléatoires, de tensions permanentes, de règlements de comptes morbides – un hypothétique cessez-le-feu ayant été signé le 12 février 2015. On comprend rapidement que la nouvelle République populaire de Lougansk se trouve entre les mains de quelques seigneurs de guerre locaux, mêlant imagerie militariste, nationalisme forcené et charisme personnel. Pierre Sautreuil a l’occasion d’approcher certaines de ces figures hautes en couleur avant qu’une guerre fratricide ne soit déclenchée, en sous-main, par le « grand-frère » russe. Après avoir encouragé la sédition, livré des armes et fourni des mercenaires aux groupes séparatistes, le pouvoir russe a effectivement décidé de reprendre la main en imposant à la tête de la République un de ses vassaux : le président Igor Plotnitski. Ce dernier étant unanimement reconnu comme un homme lâche et corrompu, il ne bénéficie d’aucune légitimité auprès des seigneurs de guerre.

Commence alors une incroyable série de règlements de compte dont la sophistication révèle la signature des services secrets russes. Tour à tour, sont éliminés tous les chefs de guerre qui avaient grandement œuvré pour l’indépendance du Donbass : explosion de la voiture du colonel Oleg « chef des milices du peuple », explosion du bureau du commandant « Guivi » chef du « bataillon Somali », mort du célèbre Alexandre Bednov dit « Batman » dans une embuscade, assassinat de Malych commandant de la « Garde cosaque », de Mozgovoï chef de la « police populaire », etc. Bref, le ménage a été fait autour de Plotnitski pour l’imposer comme la seule autorité du Donbass. Mal lui en a pris, après avoir échappé à un attentat, plusieurs de ses proches (dont ses parents vivant en Russie !) sont portés disparus, empoisonnés ou exécutés. Il est finalement écarté par le pouvoir russe qui lui préfère son chef des services secrets Leonid Pasetchnik.

  
C’est dans ce contexte délétère que Pierre Sautreuil noue une relation teintée d’amitié et de méfiance avec Youri Beliaev, l’un des principaux lieutenants d’Alexandre Bednov (« Batman »). Leurs échanges servent de trame à l’ouvrage et permettent de raconter trois décennies d’histoire russe à travers la destinée de l’un de ses fils enragés. Qui est Youri Beliaev ? Il est successivement policier sous le régime communiste, chef d’un groupe de skinheads au début des années 1990, gérant d’une société de sécurité à la solde des oligarques, agent des officines du pouvoir russe, responsable d’une formation néonazie, instigateur d’une brigade qui sèment la terreur dans les rues de Saint-Pétersbourg, etc. Flic, gangster, néo-nazi, politicard, mercenaire, criminel, Beliaev est condamné à de multiples reprises par la justice russe et décide de se faire oublier en s’engageant auprès des séparatistes du Donbass. Quand Pierre Sautreuil le rencontre, c’est déjà un homme seul, traqué, terrorisé, qui décide de se confier au jeune français dans une espèce de baroud d’honneur plus pathétique que flamboyant.

Au-delà de son histoire singulière, c’est le portrait de la société russe qui se dessine depuis les années 1990 : anarchique, brutale, avide, autoritaire, inique. Le conflit du Donbass en est un concentré. Et pourtant, malgré cela, comme l’auteur du livre lui-même, on garde une forme d’empathie pour cet homme cruel, ce peuple moribond, cette destinée funeste. L’empathie, faut-il le rappeler, ne signifiant aucunement sympathie.