En guise d'épilogue à l'affaire du barrage de Sivens (dont nous n'avons peut-être pas fini d'entendre parler au vu de l'insatisfaction générée par la décision récente du CG du Tarn), voici un reportage confié par un idiot vadrouilleur au magazine Causeur en novembre 2014. La version publiée ayant été largement remaniée, et pas tout à fait dans le sens souhaité par l'auteur, le voici donc qui confie à Idiocratie l'original, dont quelques passages avaient déjà été repris dans de précédents articles. Un petit retour en arrière et une petite plongée au coeur de l'univers zadiste, histoire d'en dresser un portrait dépassant, on l'espère, l'angélisme béat ou les stéréotypes horrifiés.
« Ces terres-là, c’est
des bouilles ! » Le mot employé par une élue du Tarn pour qualifier
les 38 hectares destinés à être recouverts par la retenue d’eau du barrage de
Sivens a marqué les esprits. Les « bouilles », ce sont de mauvaises
terres, celles dont personne ne veut, que personne ne songe à revendiquer et
pas plus à défendre, celles de la zone humide du Testet qui s’étend au milieu
de la vallée du Tescou, une zone de bois et de marécages, réserve de
biodiversité pour ses défenseurs, fantasme écolo pour les partisans de la
construction du barrage. La retenue de Sivens – douze mètres de digue sur un
remblai, deux cent trente mètres de circonférence et quatre mètres de large -,
doit engloutir ces bouilles-là sous 1 500 000 m3 d’eau selon le
projet initial dévoilé par la CACG, la Compagnie D’Aménagement des Coteaux de
Gascogne, société anonyme d'économie mixte qui conçoit et conduit des projets
d’aménagement du territoire pour des entreprises privées ou des exploitants,
mais surtout pour les collectivités territoriales. Pourtant, les
« bouilles » destinées à disparaître n’étaient pas sans intérêt pour
tout le monde. A deux cent mètres environ de l’entrée de la Zone A Défendre
investie par les opposants les plus déterminés au projet de Sivens, Pierre et
Nadine Lacoste possèdent une exploitation agricole de 35 hectares, auxquels
s’ajoutaient 8 hectares qu’ils exploitaient avec l’autorisation du Conseil
Général et qu’ils ont été pressés de quitter en 2012. Pierre Lacoste s’estime
gravement spolié par la redistribution proposée : « Dès le début, je
n’étais pas favorable à ce barrage que je jugeais inutile. Depuis vingt ans,
les agriculteurs de la région ont aménagé plus de 180 retenues collinaires,
trois millions de mètres cube qui sont en partie inutilisées. Je l’ai dit. Et
je l’ai payé en quelque sorte. » En guise de compensation, on a proposé à
l’agriculteur, une parcelle distante de 15 kilomètres. « Je suis éleveur,
pas cultivateur. C’est impossible pour moi de faire faire trente kilomètres
aller et retour par jour à mes bêtes. Il y a une forme de clientélisme qui
s’applique suivant que l’on a été pour ou contre le barrage et suivant le
syndicat agricole auquel on appartient. »
D’autres voix se sont
rapidement élevées pour protester contre le projet. Pour Séverine, habitante de
Gaillac : « Les choses ont commencé à bouger à propos de Sivens en
partie grâce aux nouveaux habitants installés à Gaillac, ceux qui sont engagés
dans la vie associative et qui sont montés au créneau assez vite. » Ben
Lefetey, porte-parole du collectif du Testet, fait partie de ces
« néo-ruraux » qui se sont mobilisés très tôt contre le projet. Pour
lui, le projet présenté par la CACG était dès le départ inadapté. « Le
projet présenté par la CACG, à la fois chargée de l’étude des besoins en eau et
maître d’ouvrage, est inadapté. Le nombre d’exploitations concernées par la
retenue a fortement diminué depuis la première étude de 2001. Les arguments et
les chiffres avancés sont erronés. On a lancé l’alerte mais nous n’avons pas
été écoutés. » Ben Lefetey dénonce le manque de transparence du processus
décisionnaire et le manque de réaction des pouvoirs publics, l’absence de
réponse, notamment, du ministre du développement durable de l’époque, Philippe
Martin.
Parallèlement à la bataille
légale entamée par le Collectif du Testet, l’action directe s’est elle aussi
organisée rapidement. « Des militants, des gens du coin, plutôt
anarchistes ou écolos, ainsi que des jeunes des environs, ou venus d’Albi ou de
Toulouse, ont commencé à occuper la ferme de la Métairie au mois d’octobre 2013
pour s’opposer aux travaux », raconte Pierre Lacoste. Il voit passer un jour
devant sa propriété trois véhicules aux plaques masquées dont sortent des
hommes cagoulés qui entreprennent de vider la Métairie neuve de ses occupants
et lancent des bombonnes de répulsif dans la maison. « Ca s’est fait
fermement mais sans violence, narre l’agriculteur. Personne ne sait qui étaient
ces gens mais ils avaient l’air très professionnel. » Chassés de la
métairie neuve, les zadistes s’installent directement sur le site des travaux,
au beau milieu des champs et des copeaux de bois des arbres déjà réduits en
miettes par les premières opérations de déboisage. Estimant reprendre
possession de ces « bouilles » condamnées, ces premiers zadistes
prennent le nom qui leur semble s’imposer avec le plus d’évidence : le
Collectif « Tant qu’il y aura des Bouilles ! » est né. La suite
est connue. Le jeu du chat et de la souris entre zadistes et forces de l’ordre
dure plusieurs mois. Le combat se médiatise et attire d’autres opposants qui
viennent prêter main-forte aux insurgés de Sivens, des activistes venus
notamment de Notre-Dame des Landes, plus expérimentés, plus aguerris et plus
combatifs. A mesure que la pression s’accentue et que la résistance s’organise,
les affrontements entre les forces de police et les manifestants se font plus
violents, jusqu’au jour fatal où Rémi Fraisse est tué.
La ZAD semble étrangement
paisible aujourd’hui après les journées d’affrontements violents qu’elle a
connus. Au bout de la petite route qui passe en contrebas de la ferme des
Lacoste, se dresse un assemblage hétéroclite de pneus, de palettes, de planches
et de ferraille avec un panneau indiquant : « Barrikad, vous
êtes sur un lieu 2 lutte. Zone A Défendre. » En contrebas, la Métairie
Neuve, réoccupée aujourd’hui par les zadistes. « Nous sommes en train de
la réaménager complètement », explique Petov, un zadiste de la première
heure qui revendique « 35 années de combat écolo dont quelques-unes en
prison » et détaille les aménagements en cours : « Nous allons
mettre sur pied une salle de concert avec une scène et un lieu de réunion. Ce
sera aussi un lieu d’exposition pour les artistes. » En attendant, la Métairie
Neuve reste une ferme sommairement meublée, en partie encombrée par les caisses
de nourriture et un bric-à-brac improbable. Les zadistes sont quotidiennement
ravitaillés par ceux qui les soutiennent dans la région et notamment les
membres de la Confédération Paysanne. Les politiques et les journalistes eux
aussi n’ont pas manqué : « On a eu José Bové, Cécile Duflot, Noël
Mamère et Jean-Luc Mélenchon qui s’est fait entarter d’ailleurs, mais il a été
fair play…Il ne s’est pas trop plaint. » A l’extérieur de la Métairie Neuve,
Camille, la vingtaine, étudiante en sciences de l’environnement, est de corvée
de vaisselle. On essaie ici d’imposer une répartition équitable des tâches, de
la même manière que les assemblées générales qui se tiennent quotidiennement
ont pour but de donner la parole à chacun et aux multiples composantes de cet
univers très hétérogène qu’est la ZAD de Sivens. Camille s’était déjà mobilisée
contre un projet de barrage similaire, dans les Pyrénées, d’où elle est
originaire. Pour elle, le problème est d’abord celui du modèle productif
adopté : « C’est l’irrigation intensive qui créée ces besoins en eau
de plus en plus importants. Et il n’y a aucun accompagnement des pouvoirs
publics pour permettre de sortir de ce modèle. » Un point de vue que
confirme Eberhardt, maraîcher et éleveur qui connaît bien les zadistes :
« Les contraintes imposées par les pouvoirs publics, comme le puçage des
animaux par exemple, gêne principalement les petits exploitants. Quant aux
subventions européennes, elles ne sont données qu’à partir d’une certaine
surface d’exploitation. Tu savais que c’était la Reine d’Angleterre qui était
le plus gros bénéficiaire des subventions de la PAC en Europe ? »
Un zadiste au visage
couvert par un foulard s’amuse beaucoup de ma présence et de celle,
quotidienne, des journalistes : « Hier, on avait le Figaro,
aujourd’hui c’est toi. A gauche, à droite, tout le monde s’intéresse à nous
subitement ! » L’atmosphère a
beau être bon enfant, on reste quand même sur ses gardes. Mon
interlocuteur me demande brusquement : « C’est pas un micro, le truc
rouge qui dépasse de ta poche là ? » Je lui montre mon paquet de
cigarettes. « Ok. Et l’autre poche ? » Je lui montre mon
téléphone. « Il est pas branché au moins ? » Je lui démontre que
non. « Bon. Fais gaffe aussi avec les photos, beaucoup de gens ici ne
veulent pas voir leur tête dans le journal, ils pourraient avoir des
ennuis. » J’assure que je ne prendrai aucune photo sans y avoir été
autorisé. Un zadiste au look paramilitaire, treillis, parka kaki et rangers, me
lance en passant : « Tiens encore un journaliste ? Hier on a
gazé France 5 mais on a encore du rab si vous voulez ! » Derrière les
plaisanteries et la pose, la violence reste au cœur des discussions. Pour les
zadistes, elle est d’abord le fait des forces de l’ordre et eux-mêmes n’ont
fait qu’y répondre. Sylvain, la vingtaine lui aussi, m’offre quelques tartines
de confiture sur du pain de seigle. Il est là depuis un an, depuis le tout début.
Il joue un rôle central ici et d’aucuns n’hésitent pas à le considérer
comme l’âme de la ZAD. Pour lui, les forces de police et de gendarmerie
portent une lourde responsabilité : « Nous avons opposé au projet une
résistance gênante certes, mais pacifique. La réaction des forces de l’ordre a
été disproportionnée et la violence a répondu à la violence dans certains cas
mais nous sommes toujours décidés à occuper le terrain pacifiquement. »
Ceux qui sont mis en cause tout particulièrement sont les PSIG, les Pelotons de
Surveillance et d’Intervention de la Gendarmerie. « Ils sont là pour
taper », répète-t-on. Patrice, la soixantaine, charpentier-menuisier de la
région qui met son savoir-faire au service de la ZAD, ne nie pas cependant
qu’il y a eu, le jour de la mort de Rémi Fraisse, des débordements des deux
côtés : « Le jour de la mort de Rémi. Il y a avait des politiques ici
et les pouvoirs publics avaient accepté le principe d’une trêve. Il y avait
énormément de monde à ce moment sur la ZAD. Peut-être deux à cinq mille
personnes, c’est difficile à dire. La CACG n’avait laissé que trois vigiles
pour garder un Algeco et un groupe électrogène. Les machines étaient parties.
Des groupes ont commencé à prendre à partie les vigiles et ceux-ci ont appelé
des renforts. J’ai essayé de faire le lien entre les représentants des zadistes
et les gendarmes qui sont arrivés, avec qui j’essayais de parlementer. J’allais
de l’un à l’autre. Sans succès. L’hélicoptère de la gendarmerie a averti que
des groupes se constituaient. Les PSIG ont commencé à descendre par les
coteaux. On sait ce qui s’est passé après. »
Parmi ces petits groupes,
quelques invités étranges. « Le jour de la mort de Rémi, raconte Patrice,
j’ai tenté de raisonner un groupe de gens déterminés à ‘casser du gendarme’.
Ils étaient équipés et très remontés.
Ils étaient déjà venus auparavant et s’étaient présentés comme la LDG, la Ligue
de Défense Goy, on les avait fichus dehors. » Les soraliens n’étaient pas
les seuls groupes radicaux à mélanger allègrement les revendications. Dans un
coin de la ZAD, un petit campement regroupé autour de quelques tentes affiche
fièrement sur un écriteau : « GAZAD ». Et dans le fond de la
petite vallée, là où les copeaux des arbres broyés laissent la place au chantier
interrompu, c’est un véritable fortin qui est érigé, fait de cabanes de terres
et de bois, entouré de tranchées inondées, protégé par des palissades et des
miradors. « Ceux-là sont plus radicaux », me prévient mon guide. On
croise en effet beaucoup plus de look « black blocks », les groupes
ultra-radicaux d’extrême-gauche. Il y a aussi, dans cette partie de la ZAD,
beaucoup d’étrangers, venus d’assez loin parfois, des travellers anglais, des
indignés espagnols, des Allemands, venus d’une ZAD installée en Forêt Noire et
quelques personnages plus improbables, comme Josh, un texan hâbleur arborant de
magnifiques lunettes de soleil jaune fluo qui se proclame « panthéiste et
défenseur de la terre-mère Gaia, le grand organisme dont nous ne sommes que les
particules. »
A Albi, au cours de la
manifestation organisée à l’initiative de la FNSEA, de la Coopération Agricole,
des Jeunes Agriculteurs et de quelques élus, on dénonce vivement la radicalité
et la violence des zadistes. Un jeune viticulteur, béret sur la tête et grand
drapeau du Languedoc autour des épaules déplore que « 500 personnes
bloquent un projet qui concerne l’avenir de toute une région. Je n’ai pas voté
pour les gens du Conseil Général, mais ils sont élus, il faut respecter leur
décision. C’est ça la démocratie, que ça plaise ou non aux
extrémistes ! » Deux logiques s’opposent clairement ici : la volonté
de défendre la démocratie représentative locale face à l’opposition radicale
et, de l’autre côté, la dénonciation d’un processus décisionnaire opaque accusé
de passer les projets en force, sans consultation réelle de la population et de
la société civile. « Il faut repenser les institutions. Ce qui s’est passé
montre l’épuisement de notre régime politique qu’il faut repenser »,
martèle l’un de mes interlocuteurs, cultivateur et éleveur qui soutient le
combat des zadistes.
L’heure est à l’apaisement
cependant. Un jeune zadiste portant barbiche et queue de cheval, qui se définit
comme « anarchiste chrétien » et se dit lecteur de Ilitch, Ellul et
René Dumont, se réjouit que le temps des combats se soit achevé :
« Le temps de trêve donne le temps de construire et de discuter. On a
besoin de gens qui veulent construire. » Quand je lui demande comment il
s’appelle, il rigole et me répond : « Ben t’as qu’à m’appeler Jésus,
ça fera bien dans ton journal une interview de Jésus ! » Les
habitants de la ZAD ne se voient en tout cas
pas partir. Tous considèrent le territoire chèrement défendu comme un
point de départ, à l’instar de Sylvain : « C’est le début d’une
installation. On veut laisser la place aux arbres pour repousser, on veut faire
vivre une alternative ici. » Un peu plus loin, Clément, jeune maraîcher de
21 ans, dirige les travaux d’installation d’un « jardin
autogéré » : « On a planté des pépinières, des aromates, des
groseilliers. On est là pour rester maintenant. Qu’on le veuille ou non. »
Une même crainte semble réunir les partisans du barrage, qui enragent que l’on
assimile systématiquement « agriculteur » à « pollueur »,
et les zadistes, qui ambitionnent pour certain de refonder un nouveau modèle de
société : celle de voir disparaître définitivement le monde rural et
agricole, ignoré et oublié pour les uns, détruit par les logiques
productivistes pour les autres. Ce monde agricole qui semble plus désuni que
l’on ne le pense et cette opposition bigarrée, très désorganisée, rappellent ce
que Jean-Pierre Le Goff écrivait en 2012 à propos du village provençal du
Cadenet : « À l’ancienne collectivité, rude, souvent, mais solidaire et
qui baignait dans une culture dont la “petite” et la “grande patrie” étaient le
creuset, a succédé un nouveau monde bariolé où individus, catégories sociales,
réseaux et univers mentaux, parfois étrangers les uns aux autres, coexistent
dans un même espace dépourvu d’un avenir commun… »
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