Etant d’un naturel distrait, j’ai un ennemi déclaré avec
lequel une longue guerre d’usure est entamée depuis des années : le
trousseau de clé. As du déguisement, expert en dissimulation, roi du
camouflage, cet odieux détenteur de tous les sésames de ma vie pratique se
complaît à me retenir longuement chez moi quand je suis pressé, à m’empêcher de
rentrer quand la journée fut longue ou la soirée trop arrosée, se planquant à
la moindre occasion tout au fond d’un sac, dans une poche oubliée, sous une
feuille, un livre, derrière la radio, sous un coussin ou dans le frigo. Avec la
malignité démoniaque commune aux objets dits inanimés qui ont bien entendu une
âme, le trousseau de clé disparaîtra de l’emplacement où vous étiez certain de
l’avoir déposé la veille pour y réapparaître mystérieusement quand vous aurez
regardé partout ailleurs et perdu tout espoir. Au moment où vous le découvrirez
à nouveau, encore à demi dissimulé par un bouquin ou simplement et innocemment
déposé sur l’étagère que vous avez pourtant inspecté dix minutes auparavant,
vous entendrez alors résonner dans votre crâne ce discret ricanement métallique
qui vous démontrera qu’il existe bien un complot mondial des trousseaux de clés
et autres objets visant à nous faire perdre notre temps et à nous rendre fous
jusqu’à parvenir à la destruction de la civilisation telle que nous la
connaissons.
Les porte-clés: une apparence banale qui cache de biens sombres desseins...
J’ai pu découvrir il y a
quelques jours que ce complot mondial des objets égarés avait des dimensions que
j’ignorais en tombant sur un article du Washington
Post révélant que le Pentagone avait perdu la trace de 500 millions de
dollars de matériel militaire généreusement offert au gouvernement du Yémen.
Mais comme le gouvernement du Yémen est en ce moment confronté à une situation
plus chaotique encore que celle de mon salon et que les ambassades américaines
ont toutes fermées leurs portes, il ne reste plus personne sur place pour tenir
les comptes et savoir ce qu’il est advenu du précieux matériel militaire de
l’Oncle Sam.
Et 500 millions de dollars
en matériel militaire, ce n’est pas rien, on ne parle pas ici d’égarer une casquette
ou une paire de rangers. Ce que le Pentagone ne parvient pas à retrouver,
c’est, précisément : 200 fusils d’assaut, 200 pistolets automatiques, 1 250 000
balles, 300 paires de lunettes de vision nocturne (ah ça les lunettes c’est le
grand classique ! On regarde partout et en fait on les a sur le nez), 250
gilets pare-balles, 160 Humvees (des Jeeps mais en plus gros et plus blindé), 4
hélicoptères, 4 drones, 2 Cessna, deux bateaux de patrouille et un avion de
transport militaire. « Nous devons nous résigner à admettre qu’ils ont été
perdus », a reconnu un conseiller militaire qui a souhaité conserver
l’anonymat en raison du caractère très sensible de l’information. On le
comprend, c’est plus facile de dire « ah ben je ne comprends pas, il était
là et puis pouf il n’est plus là » à propos de son trousseau de clé que
d’un avion de transport de 25 mètres de long. C’est comme égarer un bateau de
patrouille ou un hélicoptère, ça fait désordre.
Il ne faut cependant pas
trop se moquer du Pentagone. Cela peut arriver à tout le monde. La preuve, en
2011 déjà, les parlementaires britanniques avaient cru bon de tirer la sonnette
d’alarme pour avertir le ministère de la Défense de la disparition de 7
milliards d’euros de matériel. Hormis du matériel de communication high-tech
d’une valeur de 200 millions de dollars, il n’a jamais été précisé ce qui était
exactement déclaré « volé, perdu ou détruit » par le ministère de la
défense britannique dans sa grande ingénuité. Les autorités nucléaires françaises
non plus ne sont pas en reste. En 2009, souvenez-vous, elles retrouvaient miraculeusement
40 kilos de plutonium « oubliés » sur le site de Cadarache alors que
la direction d’Areva en charge du site n’en répertoriait que huit kilos. L'Autorité
de sûreté nucléaire (ASN) s’était alarmée qu’Areva ne soit pas « en mesure de
démontrer l’exactitude des inventaires comptables des inventaires de matières
fissiles présentes. » Un responsable de Greenpeace à l’époque, Yannick
Rousselet, avait exprimé ses doutes de façon moins administrative :
« Comment est-il imaginable qu’on découvre dans un vieil atelier fermé
depuis six ans de quoi faire environ 5 bombes nucléaires ? » Un an avant que le
démantèlement de Cadarache révèle l’étourderie d’Areva, les autorités militaires
américaines avouaient elles-mêmes en 2008 qu’elles avaient perdu la trace de
centaines de composants pour missiles nucléaires. Et on ne parle même pas de
l’arsenal de l’URSS, ce serait trop long. C’est fou tout ce qu’on peut perdre
quand même.
Reste à savoir ce qu’on pu
devenir aujourd’hui les 200 fusils d’assaut, les Humvees, les hélicoptères, les
avions et les bateaux égarés par le Pentagone au Yémen. Il y a deux
explications possibles : soit tout ce matériel a basculé dans la dimension
mystérieuse des objets perdus. C’est un endroit situé hors de l’univers
euclidien ou l’on retrouve absolument tout ce qui a été perdu un jour ou
l’autre : l’espoir, les ambitions, les amours enfuis, le plutonium, les
avions de transports, les porte-clés, les fusils d’assaut, les factures, les
lunettes de vision nocturne, la foi, les
Humvees, l’inspiration, les galions, les missiles et les petits papiers sur
lesquels on note les numéros de téléphone qu’on égare dans la journée. Dans un
immense entrepôt si vaste que l’on ne peut en mesurer la taille, des centaines
de milliers de petits lutins s’activent pour ranger tous les objets perdus sur
des étagères qui grimpent jusqu’au firmament.
L’autre explication est sinon
que les groupes rebelles yéménites concurrents soutenus par les iraniens d’une
part, ou par Al Qaïda de l’autre, se sont déjà depuis longtemps emparés de ce
matériel qui a peut-être même transité jusqu’à l’Etat Islamique. Les paris sont
ouverts. En tout cas j’ai enfin retrouvé les clefs du Humvee : je les avais
bêtement laissé traîner sur la caisse de missiles.
Publié sur Causeur.fr
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