"La vie est un jeu de billes entre deux néants"
Si la bande-annonce du dernier film de
Kerven-Delépine, Near death experience, était particulièrement réussie,
avec un Michel Houellebecq en cycliste désœuvré au milieu des pinèdes et des
roches, elle laissait également présager une énième variation sur la condition
mortifère de l’homme en milieu capitaliste, dont les
réalisateurs grolandesques sont coutumiers – parfois jusqu’à la
caricature. La médiatisation à outrance du film n’a fait que renforcer ce
sentiment de méfiance. C’était une erreur. Le film est âpre, lent et difficile
d’accès ; il lorgne davantage du côté de l’essai expérimental surréaliste
que du cinéma social-rigolard. Les monologues qui ponctuent la dérive de cet
employé en plein burn out pourraient être signés de Michel Houellebecq
lui-même tant ils collent à son œuvre.
Les premières images du film font
irrémédiablement penser à L’extension du domaine de la lutte : on y
voit un employé accoudé au bar prendre un apéro avec ses collègues de travail.
Puis il rentre chez lui, dans son appartement de la banlieue marseillaise,
rejoindre sa femme et ses gosses. Pendant ces deux séquences, on voit le visage
impassible de Houellebecq dont on devine l’épuisement tandis que tous les
autres personnages ou plus exactement les autres corps – filmés jusqu’à hauteur
de cou – s’activent autour de lui, comme si de rien n’était. Très rapidement,
Michel revêt sa tenue de cycliste (qu’on lui a offerte à la fête des pères) et
enfourche son vélo (auquel il s’est mis pour lutter contre le cholestérol). Il
rejoint les premières collines rocailleuses, jette son vélo sur le bord et
s’enfonce dans la nature sèche et ensoleillée. Commence alors une longue
déambulation qui doit le mener à un suicide raisonné, à une extinction
raisonnable.
Le
personnage central, qui sera de toutes les scènes, égrène ses réflexions sur
les motifs d’un acte qui couronne une existence tout à fait honnête, mais
simplement devenue obsolète. Pas de révolte, encore moins d’aigreur, un simple
constat dans la pure fibre houellebecquienne : le travail, on finit par
s’y plier et même par l’apprécier mais l’on sait bien au fond que tout cela est
de la foutaise ; l’amour, c’est une belle chose, sans doute le seul moment
où la vie affleure à la surface de l’être, mais une belle chose que le temps
s’évertue à ruiner, avec succès ; la famille, sans doute la résultante des
deux préoccupations précédentes, assurément un jeu de rôle où tout le monde
cherche à faire de son mieux, sans garanti de succès. Et puis l’âge, dans une
économie de marché, c’est finalement la seule compétence qu’on vous
demande : être productif, docile et consommateur. En attendant que
l’euthanasie soit institutionnalisée, il n’est pas interdit aux individus les
plus lucides de faire eux-mêmes le travail.
L’originalité du film ne tient
cependant pas dans cette invitation au suicide, mais dans le rapport
(inattendu) entre la dérive de l’employé insipide et la majesté sauvage de la
nature environnante. Michel grimpe les pentes sinueuses, s’engouffre dans les
broussailles, se faufile à travers les roches, plonge ses mains dans la terre,
se réchauffe au soleil, dort à même le sol, etc. Sans tomber dans les clichés,
le personnage retrouve une part de l’enfance vagabonde et même une once
d’espoir sans jamais se départir de sa raison épuisée. Au clair de lune, il
s’interroge sur ce bout de terre que les hommes ont conquis avec leurs tenues
de cosmonautes, et laisse divaguer son esprit : et si nous étions envoyés
sur terre par le pays des rêves avec ce corps lourd et emprunté pour survivre
en milieu hostile ? Ces belles scènes, comme en apesanteur, sont redoublées par
la puissance tragique de plusieurs morceaux classiques. Le film prend alors une
tournure méditative, très inattendue chez nos deux compères réalisateurs, qui
nous fait cheminer du côté des livres d’Augiéras, du cinéma de Buñuel et de
la musique d’Etant donnés.
Au cours de cette errance, alors même
qu’il n’y a aucun suspense, on se surprend à croire dans la rédemption de
Michel. La nature mère n’est-elle pas capable de ramener ses enfants à la vie ?
Aussi la fin du film est-elle étonnante… et vaut la peine de se perdre jusqu’au
bout dans cette œuvre belle et fuyante.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire