Il y a mille et une raison de ne pas aller
travailler. La première étant que le travail est considéré, au moins dans le
christianisme, comme une malédiction biblique. Chassés du Paradis terrestre
pour avoir goûté aux fruits de l’arbre de la connaissance, Adam et Eve sont
condamnés à aller pointer à l’usine. En Orient d’ailleurs, le travail ne vaut
pas mieux et Siddhârta abandonne femme, responsabilités et palais pour aller
couler le restant de ses jours en méditant sous un arbre. Et dans la chrétienté
médiévale, l’élite militaire et nobiliaire s’est rapidement arrangée pour
imposer l’idée que travailler de ses mains n’était pas du ressort de ceux qui
étaient déjà chargés d’assurer la protection des besogneux. L’avènement des
Etats centralisés ayant progressivement relégué le rôle militaire et politique
de la noblesse dans les placards à balais de l’histoire au profit de la guerre
que Roger Caillois nomme celle « des peuples, toujours acharnée et
implacable, où il faut vaincre ou mourir »[1],
il reste au XVIIIe siècle une pratique, largement encouragée par l’Etat, d’une
forme de farniente hautement civilisée et de parasitisme raffiné donnant
lieu aux plus brillantes réalisations de la société et du mobilier de salon. Par
la suite, le triomphe de la modernité, de la rationalisation de l’activité et
du taylorisme poussèrent, en plus grand nombre encore, marginaux, velléitaires
et improductifs à tenter de fuir l’esclavage du salariat et la promesse de
l’aliénation à travers la misère et l’exclusion. Les autres étaient promis à un sort moins
enviable, comme l’écrit Debord : «De progrès en promotion, ils ont perdu
le peu qu’ils avaient et gagné ce dont personne ne voulait. Ils collectionnent
les misères et les humiliations de tous les systèmes d’exploitation du passé,
ils n’en ignorent que la révolte. »[2]
La
littérature a offert un glorieux asile à ceux qui faisaient le choix de la
paresse ou de l’inaction. Sans doute fatigué des baleines géantes et des
courses folles à travers les sept mers, Hermann Melville donne vie en 1853 à
son Bartleby, un employé rétif qui emploie toute sa bonne volonté à échapper
avec beaucoup de douceur et de politesse à tous les travaux que lui demande son
patron. Dédaignant peu à peu toute activité autre que la sieste et la
consommation de biscuits au gingembre, il lègue à l’humanité une sagesse encore
incomprise, résumée en une phrase opposée systématiquement à toute forme de
sollicitation : « J’aimerais autant pas. » La procrastination
n’a pas besoin de commandements et de tables de pierre pour énoncer la loi
suprême du « I would prefer not to » et évacuer d’un revers de main
les injonctions de la société laborieuse.
Six
ans plus tard, le grand Ivan Gontcharov fait briller une autre étoile au
firmament de l’aboulie avec Oblomov, l’homme qui refuse de prendre part à
l’agitation inutile de ce monde et de quitter son canapé chéri, le confortable
écrin de sa langueur et de ses rêveries. Preuve que ce modèle de développement
personnel est décidément le seul valable, Oblomov est devenu un héros national
en Russie et a valu à son auteur
richesse et considération. On ne peut que regretter que celui-ci ait choisi
d’embrasser une carrière de fonctionnaire impérial au lieu de suivre l’exemple
de son héros et de se laisser voluptueusement absorber par son canapé.
Les
Français ne furent pas en reste et il eût été surprenant que le pays des rois fainéants
n’eût pas produit en la matière quelques magistrales célébrations de la paresse.
Eugène Marsan, critique, romancier, novelliste et fondateur du très distingué
« Club des longues moustaches », a laissé par exemple à la postérité
un très éloquent Eloge de la paresse qui s’achève par ces belles
paroles : « L’oisiveté pourtant est la récompense dont notre coeur
nous renouvelle sans cesse la promesse. Elle est le terme de notre ambition. (…)
Le ciel lui-même, le paradis d’en haut, nous le concevons comme un immense
loisir, avec des harpes. »[3]
Avant lui, Alphonse Daudet enseignait dans Les lettres de mon moulin aux
petits enfants que les pompes et les honneurs ne valent pas grand-chose face
aux charmes d’un petit sous-bois, auxquels ne résistent pas bien longtemps les
sous-préfets qui veulent composer des discours et s’en remettent bien vite
aux délices de la sieste : « Lorsque, au bout d'une heure, les gens
de la sous-préfecture, inquiets de leur maître, sont entrés dans le petit bois,
ils ont vu un spectacle qui les a fait reculer d'horreur... M. le sous-préfet
était couché sur le ventre, dans l'herbe, débraillé comme un bohème. Il avait
mis son habit bas ; ... et, tout en mâchonnant des violettes, M. le sous-préfet
faisait des vers. »[4]
Si Ivan Gontcharov avait lu Alphonse Daudet, il ne serait certainement pas
devenu fonctionnaire impérial…
Plus
près de nous enfin, François Hollande s’est décidé lui aussi à suivre l’exemple
des sous-préfets bucoliques, des Bartleby et des Oblomov en invitant
implicitement la nation toute entière à rester au lit toute la journée comme
Alexandre le Bienheureux. Conscient qu’il ne parviendrait pas à inverser la
courbe du chômage, pas plus que les Soviétiques n’avaient réussi à inverser le
cours des fleuves sibériens, François Hollande s’est donc fendu d’une
déclaration qui est une invitation à la paresse pour tous les Français :
« Si le chômage ne baisse pas d'ici à 2017, a-t-il déclaré aux salariés de
Michelin, à Clermont-Ferrand il y a quelques jours, je n'ai, ou aucune raison
d'être candidat, ou aucune chance d'être réélu".
Si
l’on considère que la côte de popularité de François Hollande atteint
aujourd’hui le niveau historiquement bas des 18% d’opinions favorables, on peut
imaginer l’effet cataclysmique que pourrait avoir une telle déclaration sur le
marché du travail. Comme l’écrivait Raoul Vaneigem dans un autre éloge de la
paresse : « Quand il s’agit de ne rien faire, la première idée
n’est-elle pas que la chose va de soi ? »[5]
Vingt-huit millions de Français, appartenant à la population active, pourraient
être tentés de se dire la même chose après la déclaration du président et
décider de rester au lit lundi matin jusqu’en 2017. Reprenant à nouveau son
rôle de phare de la civilisation – injustement volé par les Américains et leur
ridicule ‘Destinée manifeste’ – une France massivement au chômage montrerait la
voie nouvelle à l’humanité et mettrait fin, enfin, à la dictature du travail.
Nous pourrions même conserver François Hollande à la tête d’une vaste
confédération mondiale de l’inaction qui imposerait partout sur la planète le
laisser-vivre, remplaçant le mensonger laisser-faire. La déclaration de
François Hollande marque peut-être le début d’une nouvelle ère, celle qui nous
verra entrer « en cet état de grâce
où ne règne plus que la nonchalance du désir ». Courage président ! «
A la paresse d’apprendre qu’elle ne doit rien redouter, surtout d’elle-même
» !
Article à lire de son canapé sur Causeur
[1]
Roger Caillois. « Guerre et démocratie. » NRF. Février 1953.
p. 237
[3]
Eugène Marsan. Eloge de la paresse. Hachette Editeur. 1926.
[4]
Alphonse Daudet. « Le sous-préfet aux champs. » Les Lettres de mon
moulin. 1870
[5]
Raoul Vaneigem. « Eloge de la paresse affinée. » La Paresse.
Editions du Centre Pompidou. 1996
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