jeudi 24 avril 2014

Le triomphe de la paresse

          


          Il y a mille et une raison de ne pas aller travailler. La première étant que le travail est considéré, au moins dans le christianisme, comme une malédiction biblique. Chassés du Paradis terrestre pour avoir goûté aux fruits de l’arbre de la connaissance, Adam et Eve sont condamnés à aller pointer à l’usine. En Orient d’ailleurs, le travail ne vaut pas mieux et Siddhârta abandonne femme, responsabilités et palais pour aller couler le restant de ses jours en méditant sous un arbre. Et dans la chrétienté médiévale, l’élite militaire et nobiliaire s’est rapidement arrangée pour imposer l’idée que travailler de ses mains n’était pas du ressort de ceux qui étaient déjà chargés d’assurer la protection des besogneux. L’avènement des Etats centralisés ayant progressivement relégué le rôle militaire et politique de la noblesse dans les placards à balais de l’histoire au profit de la guerre que Roger Caillois nomme celle « des peuples, toujours acharnée et implacable, où il faut vaincre ou mourir »[1], il reste au XVIIIe siècle une pratique, largement encouragée par l’Etat, d’une forme de farniente hautement civilisée et de parasitisme raffiné donnant lieu aux plus brillantes réalisations de la société et du mobilier de salon. Par la suite, le triomphe de la modernité, de la rationalisation de l’activité et du taylorisme poussèrent, en plus grand nombre encore, marginaux, velléitaires et improductifs à tenter de fuir l’esclavage du salariat et la promesse de l’aliénation à travers la misère et l’exclusion.  Les autres étaient promis à un sort moins enviable, comme l’écrit Debord : «De progrès en promotion, ils ont perdu le peu qu’ils avaient et gagné ce dont personne ne voulait. Ils collectionnent les misères et les humiliations de tous les systèmes d’exploitation du passé, ils n’en ignorent que la révolte. »[2] 
            La littérature a offert un glorieux asile à ceux qui faisaient le choix de la paresse ou de l’inaction. Sans doute fatigué des baleines géantes et des courses folles à travers les sept mers, Hermann Melville donne vie en 1853 à son Bartleby, un employé rétif qui emploie toute sa bonne volonté à échapper avec beaucoup de douceur et de politesse à tous les travaux que lui demande son patron. Dédaignant peu à peu toute activité autre que la sieste et la consommation de biscuits au gingembre, il lègue à l’humanité une sagesse encore incomprise, résumée en une phrase opposée systématiquement à toute forme de sollicitation : « J’aimerais autant pas. » La procrastination n’a pas besoin de commandements et de tables de pierre pour énoncer la loi suprême du « I would prefer not to » et évacuer d’un revers de main les injonctions de la société laborieuse.
            Six ans plus tard, le grand Ivan Gontcharov fait briller une autre étoile au firmament de l’aboulie avec Oblomov, l’homme qui refuse de prendre part à l’agitation inutile de ce monde et de quitter son canapé chéri, le confortable écrin de sa langueur et de ses rêveries. Preuve que ce modèle de développement personnel est décidément le seul valable, Oblomov est devenu un héros national en Russie  et a valu à son auteur richesse et considération. On ne peut que regretter que celui-ci ait choisi d’embrasser une carrière de fonctionnaire impérial au lieu de suivre l’exemple de son héros et de se laisser voluptueusement absorber par son canapé.
            Les Français ne furent pas en reste et il eût été surprenant que le pays des rois fainéants n’eût pas produit en la matière quelques magistrales célébrations de la paresse. Eugène Marsan, critique, romancier, novelliste et fondateur du très distingué « Club des longues moustaches », a laissé par exemple à la postérité un très éloquent Eloge de la paresse qui s’achève par ces belles paroles : « L’oisiveté pourtant est la récompense dont notre coeur nous renouvelle sans cesse la promesse. Elle est le terme de notre ambition. (…) Le ciel lui-même, le paradis d’en haut, nous le concevons comme un immense loisir, avec des harpes. »[3] Avant lui, Alphonse Daudet enseignait dans Les lettres de mon moulin aux petits enfants que les pompes et les honneurs ne valent pas grand-chose face aux charmes d’un petit sous-bois, auxquels ne résistent pas bien longtemps les sous-préfets qui veulent composer des discours et s’en remettent bien vite aux délices de la sieste : « Lorsque, au bout d'une heure, les gens de la sous-préfecture, inquiets de leur maître, sont entrés dans le petit bois, ils ont vu un spectacle qui les a fait reculer d'horreur... M. le sous-préfet était couché sur le ventre, dans l'herbe, débraillé comme un bohème. Il avait mis son habit bas ; ... et, tout en mâchonnant des violettes, M. le sous-préfet faisait des vers. »[4] Si Ivan Gontcharov avait lu Alphonse Daudet, il ne serait certainement pas devenu fonctionnaire impérial…
            Plus près de nous enfin, François Hollande s’est décidé lui aussi à suivre l’exemple des sous-préfets bucoliques, des Bartleby et des Oblomov en invitant implicitement la nation toute entière à rester au lit toute la journée comme Alexandre le Bienheureux. Conscient qu’il ne parviendrait pas à inverser la courbe du chômage, pas plus que les Soviétiques n’avaient réussi à inverser le cours des fleuves sibériens, François Hollande s’est donc fendu d’une déclaration qui est une invitation à la paresse pour tous les Français : « Si le chômage ne baisse pas d'ici à 2017, a-t-il déclaré aux salariés de Michelin, à Clermont-Ferrand il y a quelques jours, je n'ai, ou aucune raison d'être candidat, ou aucune chance d'être réélu".
            Si l’on considère que la côte de popularité de François Hollande atteint aujourd’hui le niveau historiquement bas des 18% d’opinions favorables, on peut imaginer l’effet cataclysmique que pourrait avoir une telle déclaration sur le marché du travail. Comme l’écrivait Raoul Vaneigem dans un autre éloge de la paresse : « Quand il s’agit de ne rien faire, la première idée n’est-elle pas que la chose va de soi ? »[5] Vingt-huit millions de Français, appartenant à la population active, pourraient être tentés de se dire la même chose après la déclaration du président et décider de rester au lit lundi matin jusqu’en 2017. Reprenant à nouveau son rôle de phare de la civilisation – injustement volé par les Américains et leur ridicule ‘Destinée manifeste’ – une France massivement au chômage montrerait la voie nouvelle à l’humanité et mettrait fin, enfin, à la dictature du travail. Nous pourrions même conserver François Hollande à la tête d’une vaste confédération mondiale de l’inaction qui imposerait partout sur la planète le laisser-vivre, remplaçant le mensonger laisser-faire. La déclaration de François Hollande marque peut-être le début d’une nouvelle ère, celle qui nous verra  entrer « en cet état de grâce où ne règne plus que la nonchalance du désir ». Courage président ! « A la paresse d’apprendre qu’elle ne doit rien redouter, surtout d’elle-même » !

Article à lire de son canapé sur Causeur


[1] Roger Caillois. « Guerre et démocratie. » NRF. Février 1953. p. 237
[2] Guy Debord. In girum imus nocte et consumimur igni (1978).
[3] Eugène Marsan. Eloge de la paresse. Hachette Editeur. 1926.
[4] Alphonse Daudet. « Le sous-préfet aux champs. » Les Lettres de mon moulin. 1870
[5] Raoul Vaneigem. « Eloge de la paresse affinée. » La Paresse. Editions du Centre Pompidou. 1996

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