Des conditions de possibilité du
théâtre artésien, réflexions sur son apparition et ses conséquences par une citoyenne avisée de l'idiocratie.
Retour aux sources. Saisi
de transes atteindre la glossolalie.
Avec le « théâtre artésien », la représentation, rendue
à ses origines, cesse de s'imposer comme une fiction, un « comme
si ». Foin de toute illusion. Aux berges primordiales, ramener le cortège,
l'antique procession, soumise, entière,
à la mantique. Étrange phénomène, que
celui qu'on dit glossolalie, ce don soudain d'une langue inconnue et familière
réparant le fâcheux épisode babélien. Tous les temps ont connu ce prodige, tour
à tour, désigné comme grâce divine ou symptôme psychiatrique. Langue
adamique... Par elle, le voyant compose Le sonnet des voyelles, rejoint
le verbe secret, qui convertit la boue
en or et le poème boiteux en chant parfait. Sur les vieux airs s'écrivent les
mêmes chansons, la lyre où il
manque des cordes, par une opération
magique, soudain se voit réparée.
« Notre coeur est un instrument incomplet, une lyre où il
manque des cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie
sur le ton consacré aux soupirs[1]. »
Du temps que les héros et les dieux accompagnaient les hommes au
désert de la vie, pas un jour n'a passé
sans qu'un artiste ne réchauffe son cœur blessé au soleil noir de la
mélancolie . Saturne usa de bien des formes, de bien des ruses. Au théâtre, ce fut le murmure, comme l'écho
toujours recommencé du récit tenu à Ulysse de sa propre aventure par l'aède
Démodocos en l'île des Phéaciens. La scène théâtrale n'est sans doute que le
lointain reflet de cette scène fondatrice et des larmes qu'elle libéra. Telle
s'impose la voix de Shakespeare, dirigeant ses acteurs, Hamlet, Acte
III, scène II :
« Dites la tirade, je vous
prie, ainsi que je l'ai prononcée toute
d'affilée du bout de la langue. Mais si
vous la beuglez, comme le font beaucoup de vos acteurs, j'aimerais autant faire
dire mes vers par le crieur de ville (… ) »
Mille conseils suivent. Tous de la même eau : « Ne sciez pas l'air avec la main
(… ). De la douceur avant toute chose. À
la brutalité du monde, il convient d'opposer la bénignité de l'intelligence-qui-tout-étreint-
tout comprend. Intelligence et sensible
ensemble. Larmes du cœur et de l'intelligence. Qu'à l'aplomb de la plus vive
passion, l'acteur conserve la plus grande modération, restitue, en toutes
occasions, « la modestie de la nature ».
En un mot comme en cent,
l'acteur se voit sommé de reconduire le spectateur dans l'exacte situation
d'Ulysse entendant le récit de son aventure en l'île des Phéaciens, après que Nausicaa – dont Ophélie figure la sœur nordique – , l'a mené, nu et solitaire, au palais paternel. Pour nous figurer cette douceur productrice
de larmes, un nom suffit. Ce nom, c'est celui de Virgile. Avec quelle
magnanimité, Virgile nous entretient de Camille, reine des Volsques et de
Turnus, roi du Latium, ennemis du héros. En cette harmonique, qui
sépare l'Arcadie du monde réel, institue son souvenir et inscrit le devoir de
fermer « les portes affreuses de la guerre, barrées de fer et d'étroites
portes pointues (…) » au registre des devoirs humains, gîtent les
prémices de la poésie et du théâtre occidental. Deux sources. L'une
dionysiaque, déjà mise à mal par Euripide en ses Bacchantes et l'autre
homérique.
Ce qui est sauvage, plein de désordre et de querelles, la lyre
d'Apollon l'adoucit et l'apaise. Avec les troupeaux d'Admète, gardés par
Apollon, paissent mes lynx, les lions et les biches, et ils dansent, charmés,
au son de sa cithare.
Si nous en avions le temps, nous rapporterions la scène
hamlétienne du spectre, la scène de la révélation du parricide[2] à la scène virgilienne, où
Didon vit en rêve Sichée, son tendre
époux, couvert de sang, lui annoncer son lâche assassinat et nous
deviserions de l'intéressante question du dévoilement de la vérité chez Artaud,
Virgile et Shakespeare.
Chez les Anciens, il s'agit
d'une vérité factuelle, historique, quand Artaud déplace cette quête dans la
demeure de l'Être.
Désormais la porte bée sur l'inconscient. Place à l'intensité
perpétuelle, aux cris, aux vociférations et aux grands gestes. Sublime à tout
heure. Spectacle permanent. Plus de jour ni de nuit. Le vide a repris les
commandes. Pas né, voici l'homme nouveau, ferré aux limbes et revenu le temps
des sons saturés, des rythmes binaires, comme beat cardiaque. Effarée, la
Grammaire fuit. Le langage se désarticule. Le sens se fait la belle où le mot
et la chose également contestés errent éternels exilés entre le garde-chiourme
Dictionnaire et la géante Onomatopée...
Cinq mille ans s'effacent. L'émotion brute s'empare du bacchant et
déchiquète les âmes et les cœurs des spectateurs avant que les larmes
consolatrices ne passent le rivage des paupières. Goulags, fours crématoires, à
la scène comme à la ville. Plus de refuge.
Ici et là, les hommes sont statues de sel. Plus de scène ni de salle. Plus de
spectateurs ni d'acteurs. Dans le feu et le souffre de Sodome, ne transitent
plus que des ombres, empêchées de formuler
le dyt de Cordélia, enlaçant Lear : « Je sais quand on est mort et
quand on est vivant ! » Ni morts ni vifs, vont les hommes dans le
chaos renouvelé, sujets de l'Indistinct,
l'Indicible, qui est terreur sans
nom.
Il plut à la modernité de réfuter la violence du monde et d'y
répondre, non plus par le pincement d'une lyre désaccordée mais aux roulement des tambours. De ce démon
de l'analogie, Artaud demeure le plus illustre
des possédés.
La lyre réparée, le cœur
délivré de la mélancolie sombre dans la désespérance.
Transes et transgressions.
La parole liquide comme lave bouillante sourd, à son insu, de la gorge du
poète. Dans ce théâtre rêvé, les voix et
les corps, conduits par
les percutants, restaurent – Évohé ! Évohé ! – et actualisent les cicatrices
antédiluviennes, les stigmates du temps de l’indifférenciation, du temps
d'avant la mélancolie, d'avant le retour d'Orphée « deux fois vainqueur
traversant l'Achéron. » L'enfer, revenu sur la terre, il convient d'y
souffrir, suppliant parallèle, sur la scène, l'acteur se voit sommé de
détruire toute illusion.
Nouvel art de
l'acteur : donner à éprouver stigmates
et calvaire, crucifixion noir
béance et rouge psychose. Chez Grotowski, ce dictat conduira le Maître à faire
exécuter aux acteurs des sauts périlleux sans échauffement et mille autres
délires a-théâtraux par essence. Opération mystique ? Fait
psychiatrique ? Un fait demeure, la condamnation partielle d'Aristote,
celle, totale de Diderot, de Jouvet et aussi de Shakespeare. L'art cesse ici
d'imiter la nature et gomme toute intervention de Histoire dans la pratique de
l'art, technè et poésis. À quoi bon expulser la psychologie de la
scène, sommant l'homme métaphysique de comparaître, nu au tribunal des siècles,
en l'absence de Mnémosyne ? Mal du monde dénudé, à cru commence la chevauchée du désastre. Sur ce théâtre, la voix de
l'acteur, comme gongué et atabraque d'Afrique, conque des rivages maritimes,
peut-être était-ce l'instrument princeps, aux sons du gembré de l'Atlas
ou du gong asiatique, s'éloignent de la poésie, fille de Mémoire, pour dévoiler
une gnose, provoquer un éveil de la vie, une insurrection.
État sauvage préféré à tout état de culture, par un acte
terroriste, un 11 septembre esthétique, écrouler l'édifice renaissant, toutes
ses villas et ses arcadies, permettait de restaurer un monde immémorial,
enseveli sous des couches culturelles, rendu à l'Homme éternel et accessible par la magie. Disparaît alors ce
magma géologique où des strates diverses, une à une, se manifestent, imparfaitement et peu à peu
arasées par ces outils de langage, de
pensée, qu'on dit poésie, philologie, grammaire, droit et théologies. Le
projet, pour aussi séduisant qu'il parût,
se superpose, entier, au programme
du psychotique. Nul ne saurait effacer ce qui est advenu, loi de nature
à laquelle art, science et psychologie humaine, bon en mal en, doit se plier
sous peine de substituer le délire au poème, la maladie à la santé. La société
contemporaine, en un mouvement parallèle à celui qui meut la révolte poétique,
s'efforce d'arracher à l'homme son poème et sa santé pour le contraindre –
novlangue et transhumanisme comme outils,
méthode et horizon d'attente – à effacer ces strates et ces couches de culture, arrachant à l'homme
son unique bouclier et sa seule Durandal.
Relire l'oeuvre d'Artaud à l'aune du défi majeur du XXIe siècle.
Ici et maintenant, nous y
sommes.
Formes symboliques au
secours du sauvage, qu'êtes-vous devenues ? Vous, qui en équanimité, dessinaient l'homme, comme corde tendue entre
l'ange et la bête, sur laquelle,
funambules, dansaient ces formes en un théâtre d'ombres et de lumières
mêlées ? À la fosse commune, Artaud les aura jetées mais il n'est chaux si
vive, qu'elle n'empêche leur réapparition. La méchanceté totale du monde autant
que sa justice originelle présumée également sont idées menteuses. Est-il bon est-il méchant ?
demandait Diderot, qui lui aussi rêva d'un théâtre nouveau, abusivement taxé de
réaliste, quand il inventait l'intimité atteinte, longtemps plus tard, par le cinéma. Ni l'un ni l'autre, l'un et
l'autre. Toute hyperbole ment, et aucune authenticité ou vérité, jamais ne seront, par un vivant, atteintes. En deuil de l'idéal, dans la
nuit solitaire nous allons...
L'apparence seule donne raison à Artaud mais le théâtre n'est-il pas maître des
apparences, qui par l'efficace de l'illusion, les abolit, sans prétention de
découvrir « les choses cachées depuis le commencement », le « plus de choses sur la terre et au
ciel que n'en peut, Horacio, rêver ta philosophie .. » Pour modeste que
parût le projet shakespearien, il trouva à se déployer des grâces, à l'exacte
dimension de sa volonté de limites,
quand par l'illimité, Artaud retrouva le cri primal, la matière fécale
et foetale, la magie noir désir et rose passion : tout ce dont la culture
voulut sauver l'homme : le commun, l'ordinaire, le tragique sans espérance
de rédemption, la finitude et l'impuissance. Le moyen de s'insurger après avoir
subi l'attaque de L'ombilic des limbes ou du Pèse-nerfs, corps
redevenu cette guenille tartuffesque en attente du corps de gloire !
« J'avais en effet en
toute sincérité d'esprit pris l'engagement de le rendre à l'état primitif de
fils du soleil, et nous errions nourris de vin des cavernes et des biscuits de
la route , moi, pressé de trouver le lieu et la formule » Rimbaud.
Fils du soleil ! La
chanson date.
Phaéton, mort, pour avoir
conduit imprudemment le char de son père et manqué dans l'accident d'embraser
le monde. D'autres viendront qui l'embraseront... Au soleil noir de Nagasaki et
d'Hiroshima, toi et moi, mon amour, nous
avons grandi. Quelle validité conserve en un siècle comme le nôtre ce programme
rimbaldien, repris en bonne part par Artaud-Héliogabale ?
Artaud déplore que l'homme fut homme et non ange. L'homme, il le
voudrait sans sexe ni besoins, au-dessus des lois communes.
Amusante déploration d'une tautologie. Quel dommage en effet que
l'homme soit homme, la femme, femme et
chaque animal, dans son espèce suivant
la loi de nature ! La technique
déjà s'efforce à y remédier – les poules ont eu des dents ;
les femmes ménopausées, des enfants ; les truies, des dizaines de mamelles
supplémentaires... Jusqu'aux mâles
nantis de cavités féminines ... Si
l'homme n'y met bon ordre, nul ne donne plus cher de sa peau. De quelle manière
l'ovation à Rimbaud et à son digne fils Artaud infléchit-elle les consciences
et désarme-t-elle les potentiels adversaires du monde annoncé ?
Fils du soleil, anarchiste
couronné !
Après Octave Mirbeau et Jean Prévost, relisons l'Agonie et Byzance. Posons
dans la balance l'âme de Jean Lombard, ouvrier, autodidacte, et celle d'Artaud,
laudateur d'Héliogabale. Lombard, le premier, exhuma la figure de l'Empereur
tardif dont les égouts trop étroits de Rome refusèrent d'emporter le corps,
forçant un peuple en armes à le jeter dans le Tibre, quand
il plut à Artaud de tresser couronne au Maître, pressé selon son bon plaisir
de courir les garçons, laissant les clefs du domaine aux femmes. L'éloge paradoxal
plut, plurent aussi Staline et Mao, sur les murs du quartier latin, tant
célébrés naguères, licence poétique
confondue avec le réel existant.
Barrons l'Infâme !
hurlait déjà Voltaire.
Artaud sur un mode nouveau
reprit l'antienne. Il convenait d'en finir avec l'ordre ancien, judéo-chrétien,
« coupable forcément coupable », en finir, libre, avec le
« jugement de Dieu », la loi morale et tous leurs attributs. Aux
rives de Seine et au seuil des Années folles, parut un
vieux serpent de mer, transbordée
sur ses écailles luisantes, une querelle
aussi vieille que le monde, résumée après Saint Augustin par Jean-jacques
Rousseau. Vraiment la quadrature du cercle,
que cette première page de nos manuels de classe de seconde ou de
première, section XVIIIe siècle. Préface
de La nouvelle Héloïse :
Il faut des spectacles dans les grandes villes, et des romans aux
peuples corrompus. J'ai vu les moeurs de mon temps, et j'ai publié ces lettres.
Que n'ai-je vécu dans un siècle où je dusse les jeter au feu !
Artaud composera ces nécessaires spectacles et se jettera en leur
compagnie au feu, avec quelque succès,
puisqu'il finira tout de même – fou social ou malade ? – par
contraindre le docteur Ferdière à lui infliger cinquante-huit électro-chocs. En
passant, faire du juif ( Sartre ), de la folie ( Artaud ) de la femme (
Beauvoir) une construction des médecins,
du phallocratisme ou des antisémites mérite discussion voire révision. Si
seulement !
Étrange complaisance.
Que cette idée fausse ait permis à Artaud de composer son Van
Gogh, le suicidé de la société, de l'avis général, son meilleur livre, ne
change rien au sophisme et obsédante, demeure la question de la bonne réception immédiate d'une telle œuvre.
Toute licence au poète,
impératif catégorique même, de célébrer le scandale poétique, de le sacrer
insurrectionnel, de tresser des
couronnes de lauriers à ses frères et
pairs, de traîner dans la boue,
le sang et le stupre, l'abjection de l'ordre public, tout particulièrement aux
lendemains de ces jours où l'État légal de Vichy prescrivit, dans l'indifférence générale, une euthanasie
douce des handicapés mentaux : soixante-seize mille victimes au nombre.
Bagatelle pour un massacre, disait l'autre. Euthanasie, à laquelle Artaud,
égard à sa célébrité, échappa de
justesse.
Libre à lui de traîner dans l'ordure le docteur Ferdière, l'homme,
qui l'arracha à la mort prescrite et lui remit la plume en main. Femmes et
poètes se reconnaissent à cette certitude de tant mériter les encens, que
l'ingratitude leur devient seconde nature et signe le personnage. Si le médecin
l'électrochoqua, ce fut de bonne foi. À cette époque, pas un orphelin ( fils de déporté au nom de la
race ), qui ne subit semblable châtiment
de sa peine infinie. Aucune malignité dans l'effort ds psychiatres, juste de
l'impuissance. Demain nos petits-enfants mesureront les effets des psychotropes
sur le village-monde. Il ne s'agissait ici ni de surveiller ni de punir mais
d'atténuer ce qui ne se pouvait.
Un parmi d'autres, Artaud.
Camille Claudel, disparue le 19 octobre 1943, à Montfavet qui est dans le
Vaucluse, en Avignon, victime,
elle aussi, du grand massacre silencieux. Morte sans que son frère en
prière ne réclame son corps. Morte sans fleurs ni couronnes. Sans discours et
sans ode, de malnutrition et d'épuisement. Sans amis. En l'absence
d'aucune Paule Thévenin pour faire
fructifier l'héritage, édifier le mémorial, sans Jean-Louis Barrault, Roger
Blin, maudite... Solitaire martyre de
son génie, plus sûrement « victime
sociale », que le pauvre Vincent
Van Gogh, condamné, enfant, chaque matin en rentrant de l'école, à faire
station sur la tombe d'un certain Vincent Van Gogh...
Gêne tout de même dans cet
éloge paradoxal du « suicide social », fini d'être une photocopie/
finies la monotonie, la lobotomie... l'absolu silence artésien sur la chose
arrivée en Europe entre 1933 et 1945. Le texte de 1947 aurait pu tout aussi bien être composé avant l'événement, qui
effaça du livre des Vivants près de cinquante millions de noms, victimes
militaires et civiles, sur l'ensemble de la terre habitée. Pourquoi avoir « starifié » Artaud et Louis
Ferdinand Céline – celui qui souffrit le
bardo ( le nom donné par les Tibétains à la gare où transitent les âmes
en partance et retour aux limbes imposé par les séances de choquage électrique
) et le faux trépané Bardamu ? Il s'agissait de répondre à la folie du monde par le démon de
l'analogie, rendre destinal, donc admissible, l'impensable, l'imprescriptible. Si l'homme
n'est que béance souffrante, différence ontologique, la guerre de tous contre
tous ne saurait finir et il serait bon que l'homme disparût de la surface du
globe, pour le salut général. CQFD.
Pourquoi les bien-pensants,
les bourgeois, l'université : l'Institution – tel était le nom de l'Ennemi dans les années
1970 ( aujourd'hui on préfère « Système » – , les accusés du grand procès artésien,
ont-ils tant vanté ce texte, cette œuvre
qui les néantisaient ? Quelle malignité a rendu si précieuse cette mise à
mort symbolique de la culture et de l'effort civilisationnel ? Quelle
obole la sorcière Institution a-t-elle souhaité payer ? Quel démon a saisi
la mauvaise prêtresse, la poussant à adorer l'Antéchrist ? Quel fut le but
poursuivi et atteint ?
Quelle place, une société
comme la notre offre-t-elle au poète maudit et quelle finalité, ce faisant,
poursuit-elle ?
Semblable aventure arriva à Rimbaud, à Lautréamont, à Céline et à
Genet. Pourquoi les révérer eux : « le mystique à
l'état sauvage », l'illisible par le commun, l'infréquentable et le
voleur, dans un monde apparemment voué à la sociabilité, à la lisibilité, au
« politiquement correct » et à l'ordre ?
Pourquoi la classe
dominante les a-t-elle élus eux, et non Paul Verlaine, Paul Claudel,
Charles Péguy ou Louis Aragon ? Pourquoi adorer les fossoyeurs, les
démolisseurs, les casseurs, les insurgés ? À quoi bon faire de leur verbe
libre l'unique alternative à un monde monstrueux ?
Pourquoi ne pas faire davantage cas du génie verlainien, épuré par
ses prisons, son martyre, sa chanson parfaite au secours de nos peines ou de la
puissance sans égale du verbe claudélien ?
L'âme certes paraît dure et vile
mais de cette dureté et de cette vilenie, le poète a arraché à la France
l'unique trilogie théâtrale, susceptible de témoigner du passage de la
féodalité au capitalisme. Qui d'autre composa la saga des Coûtfontaine[3], fondant avec La Ville, la trilogie en quatuor ? Aucun des maudits ne s'est davantage montré
bon père ou bon frère.
Péguy ? Celui-ci personne ne pouvait l'accuser d'avoir
appartenu au camp des bourgeois. Qui
mieux que lui sut tacler la sociologie, l'université, les mauvais maîtres, la
domination de l'argent et pressentir le
martyre des innocents ? Son crime ? S'être désiré catholique en terre
chrétienne ! Un peu court, Messieurs les censeurs.
Aragon, certes en certaines
occasions se montra une ordure, capable de tenter de faire assassiner qui
parlait contre Moscou – au hasard Pierre Herbart[4] – mais dans l'écart entre
l'homme et l'oeuvre, gitait la question
d'un siècle, malade des idéologies et le moyen de ne pas s 'incliner
devant l'auteur de La Semaine sainte et d'Henri Matisse, roman (
exact inverse du Van Gogh le suicidé de la société ), vertigineuse
réflexion consacrée à la pratique de l'art,
augurée en novembre 1941, close
le 20 août 1970 :
Ainsi s'achève, sur cet éclatement, ce bouquet d'artifice,
sur ce feux de signes végétaux, ce livre que tu ne liras jamais, Elsa (…
) .
Par ce grand œuvre, réconciliés
François la Colère et l'apologiste du Gépéou, le paysan de Paris et le
laudateur de Géricault, l'artiste en son atelier, l'écrivain devant sa
table, une nouvelle fois, murmure avec Chateaubriand- Rancé : Je
ne suis plus que le temps.
Adhésion à l'irréel.
Tout ce qui vit doit mourir
emporté par l'éternité... Votre père Hamlet,
avant vous, avait perdu son père
et son père, le sien...
Voyageuse de la nuit, la vieillesse mène la danse, le temps fuit, ne demeurent que le fils ou l'oeuvre. À ce
peu, il faudrait, au nom d'un irréel perpétuel, renoncer ? À la saint Guy, Artaud mène la danse, niant que le réel fut
ce qu'il est.
Aux maîtres de ma génération, fille de Marx et du Coca Cola,
aussi d'Artaud, de Sartre, de Beauvoir, au devoir d'insurrection permanente,
répondre par un truisme : « Les choses étant ce qu'elles
sont ». On naît femme et on ne le
devient pas ; fou aussi. Parfois –
et la tragédie s'avère d'une inouïe violence – on naît juif,
que l'on accepte ou que l'on refuse l'héritage ! Et son nom, soudain étoilé, se voit porté sur la liste des interdits de
séjour terrestre. Seule, notre acceptation du réel permet d'enfreindre les lois
scélérates, quand la figure du poète maudit, placée
au centre du dispositif, prive de
raison le poète comme l'homme ordinaire, barrant la route à toute
résistance.
Poème et silence.
Jubilation de l'ennemi, médecin nazi, japonais ou soviétique, à la
botte des tyrans, antisémite et
phallocrate !
Le sacre d'Artaud et de ses frères en déréalisation permit encore
un coup de chasser le poète de la Cité,
feignant de le couronner. Lui voici dénié tout
droit à dire le monde. Qu'il pérore l'invisible, fantasme sur telle ou
telle figure de l'imaginaire, délise enfin délire la société, voilà qui
convenait à un monde, qu'inlassables, Anders, Ellul et Illich dénonceraient.
Nous y sommes. La médecine fabriquera des bien-portants en série. Santé
obligatoire du consommateur oblige. Si les poètes et les artistes, animés de raison faisaient silence, la pilule
passerait mieux. Elle a passé. Opération
gagnée de main de maître.
Dans la tragédie contemporaine, les poètes figuraient les idiots
utiles.
Le mythe du maudit aura
paradoxalement servi à amoindrir la puissance de la fiction. Céline en a joué
comme un pro, Artaud se sera seulement laissé porter par la vague. Il convenait
de rompre ce fragile équilibre, prélude à la création. Entre inspiration ( venu
des Muses ou des profondeurs de l'inconscient, d'un dieu ou d'un démon) et exigence de raison, de description
clinique : en un mot, l'exigence
baudelairienne de sonner juste sur une cloche fêlée.
Depuis la nuit des temps,
les humanistes demandent raison de la déraison du monde à l'artiste autant
qu'au chroniqueur, à l'historien. L'un nourrit l'autre et retour. Homère,
Virgile, Heine ou Proust..
Chacun, selon sa
sensibilité, aura offert à son temps et
aux générations le reflet d'un monde aboli ou en voie de disparition. Quel
historien dira mieux le Sud qu'un Faulker ? Quelle
Judith Butler, mieux le fait féminin, qu'un Forster, un James, une Woolf
ou une Duras ? Quel marxiste
parlera mieux de l'argent que Balzac et de ce deuil de l'idéal, qui succéda à la dernière épopée nationale,
qui mieux qu'un Stendhal saura composer l'épitaphe ? Quant à
l'affaire Dreyfus – loin de toutes les sottises publiées,
re-publiées, visitées, révisées,
augmentées et corrigées – Proust seul.
Son œuvre comme « un vaste cimetière où les générations futures viendront
prendre leur déjeuners sur l'herbe. » De l'abandon général de l'incroyable
espérance qu'avait constitué le roman, délayé aujourd'hui en roman de RER ou de
TGV, qui dira l'effroyable regret ? Le maudit servirait d'alibi transitoire à la volonté
technocratique de se débarrasser de l'art – doter chacun, donc personne, du statut de créatif.
Qui mieux qu'Artaud ou que
Céline convenait au casting ? Tous deux, convenons-en, eurent la gueule de
l'emploi et chacun d'eux, mêlant le délire au génie, brouillèrent, à leurs
corps défendant ou consentant, les
pistes pour longtemps.
Céline réfutera l'usage du
verbe, excella à se tenir au plus près
du ressenti – de la musique avant toute chose--
succombant à l'esthétique de la seule émotion. Parfait pour qui souhaite
que le lecteur cesse de penser. Insurrection poétique ? Usage de drogue, délires intempestifs, tant
que la jeunesse se saisissait de tels modèles, le champs des technocrates
demeurait libre.
C'était de plus de science,
de plus de philosophie, de réflexion solitaire, que notre siècle avait
nécessité. Pas de clowns tragiques,
ouvrant béante la porte au
nihilisme, déjà coupable des précédentes tragédies. En leur majorité,
les artistes contemporains suivront – musiciens, plasticiens, littérateurs –
l'invitation à la déconstruction,
arracheront à l'artiste cette faculté ancienne d'aller et de revenir
d'un monde à l'autre, pour demeurer,
stupéfiés, chamanisés, drogués,
entre deux mondes – ni tout à faits
morts ni tout à faits vifs, ni veillant ni endormis –, arrachant à l'artiste
occidental ce haut titre de gardien de phare, de veilleur ; de marcheur
solitaire dans la nuit et le jour des hommes.
Aucun ne tirera plus sa substance de la tension entre perfection de la
création et destruction systématique de cette perfection par l'ubris humain, ce
faisant, ils laisseront le terrain à
l'ennemi. Vaincus comme nul homme avant nous ne le fut. L'art même ne nous
consolera plus, qualifié de bourgeois.
Goethe, Conseiller aulique ou Corneille, retranché en ses forts,
ne sauraient être reconnus comme artistes véritables : Céline, feignant d'avoir été trépané à la guerre
copiait Artaud qui lui même copiait Rimbaud,
mort de douleur à l'hôpital de Marseille. Souffrir jusqu'à figurer l'ecce
homo de Gernica ou du déporté, le Christ en croix gnostique,
saisi par le démon... Libre droit offert au génie, vis comica compris.
Dieudonné pourrait plagier Céline au temps où les derniers vieillards tatoués
luttaient contre un Alzheimer généralisé et chacun, accuser le Ministère public, de refaire le procès des Fleurs du mal ou
de Madame Bovary.
Un murmure qui met à distance ou un électrochoc-retour en analogie
avec le monde ?
Avec Artaud, la poésie, à
nouveau, exige que Sibylle parle à voix
nue, réclame le réveil des puissances organiques, des forces tectoniques et
écarte d'un geste vif les Dames de l'Hélicon. À nouveau, Polymnie, muse de la poésie et ses sœurs,
Erato l'exaltée, Calliope, maître de l'éloquence et de la poésie épique, en
compagnie de Dame Clio-qui dit l'histoire, s'en retournent au placard,
Melpomène muse de la tragédie les suit,
en compagnie des Précieuses, qui,
pour la dernière fois, les en
avait tirées. Du temps de Shakespeare, elles avaient pourtant affronté le fog
et souffert de vivre loin de la dive montagne de Béotie entre
Stratford-sur-Avon, Londres et Warwickshire. Souffert ? Le mot est fort,
qu'importe la météo à qui se voit si royalement traité !
Si Artaud – né en 1896, il
aurait dû sinon mourir du moins souffrir au front – a raison d'affirmer que « la vie a
cessé de tenir » et même « qu'elle s'en va », devait-il
nécessairement conclure à la mise à mal de la culture et des formes
symboliques ? Arracher à l'homme le plus cher de ses biens : cette
capacité de réparer par le poème le désordre, dire un mot qui guérisse,
restaurer ne serait-ce qu'un instant et en songe, la possible harmonie ?
Nenni ! Artaud, pas plus que Rimbaud avant lui, ne pactise. Tous les
consolateurs sont des escrocs. Punk
is living. Noir c'est noir il n'y a plus d'espoir... Haro sur le
baudet ! Que la bête Culture meure ! Qu'on lui substitue le totémisme ! Qu'on
apporte la peste !
Il ne sera pas le seul à prôner le retour du mythe contre la
desséchante raison. Le caporal H. n'ira pas en vain se forger une âme
adamantine à Bayreuth. Quand une idée flotte dans l'air, chacun la capte.
Convenons que la plus grande mise en scène du Théâtre de la Cruauté eut
lieu au temps où Artaud gisait à Rodez. La volition artésienne de dénuder l'âme
à cru et de retrouver l'essence est advenue.
Ce ne fut pas l'âme du
monde ni l'essence du théâtre mais l'âme allemande et l'essence exacte de la
Germanité, que capturèrent les grandes
messes païennes pour le temps présent de Nuremberg. Toutes frontières effacées entre intériorité
et extériorité. Quelle plus grande réalisation du théâtre de la Cruauté,
que ce dévoilement, cette représentation, qui excéda quelque peu la durée
habituelle, douze années au nombre.
Achevée dans un bunker glacial,
le 30 avril 1945, elle avait commencé dans une cathédrale de
lumière :
« ...Un stade immense a été construit, dans cette
architecture quasi mycénienne, qu'affectionne le IIIe Reich. Sur les gradins,
il peut tenir cent mille personnes assises, l'arène deux ou trois cent mille.
Les étendards à croix gammée, sous le soleil éclatant, claquent et brillent. Et
voici venir les bataillons du travail, les hommes de l'Artbeitskorps, par
rangs de dix-huit, musique et drapeaux en tête, la pelle sur l'épaule. (…)
Ils chantent, le tambour roule, on évoque les morts, l'âme du parti et de la nation est confondue, et enfin le maître achève de brasser cette foule énorme et faire un seul être, et il parle. Quand le stade se vide avec lenteur de ses officiants et de ses spectateurs, nous avons commencé de comprendre ce qu'est l' Allemagne nouvelle.
A l'instant précis où il franchissait le stade, mille projecteurs, tout autour de l'enceinte, se sont allumés, braqués verticalement sur le ciel. Ce sont mille piliers bleus qui l'entourent désormais, comme une cage mystérieuse. On les verra briller toute la nuit de la campagne, ils désignent le lieu sacré du mystère national, et les ordonnateurs ont donné à cette stupéfiante féerie le nom de Licht-dom, la cathédrale de lumière (… ) irréelle et bleue, au-delà de laquelle on voit tournoyer des papillons, avions peut-être, ou simples poussières. Un silence surnaturel et minéral, comme celui d'un spectacle pour astronomes, dans une autre planète. ( Syndrome Gravity ! ) Sous la voûte, rayée de bleu jusqu'aux nuages, les larges coulées rouges sont maintenant apaisées. Je ne crois pas avoir vu de ma vie spectacle plus prodigieux[5].
Ils chantent, le tambour roule, on évoque les morts, l'âme du parti et de la nation est confondue, et enfin le maître achève de brasser cette foule énorme et faire un seul être, et il parle. Quand le stade se vide avec lenteur de ses officiants et de ses spectateurs, nous avons commencé de comprendre ce qu'est l' Allemagne nouvelle.
A l'instant précis où il franchissait le stade, mille projecteurs, tout autour de l'enceinte, se sont allumés, braqués verticalement sur le ciel. Ce sont mille piliers bleus qui l'entourent désormais, comme une cage mystérieuse. On les verra briller toute la nuit de la campagne, ils désignent le lieu sacré du mystère national, et les ordonnateurs ont donné à cette stupéfiante féerie le nom de Licht-dom, la cathédrale de lumière (… ) irréelle et bleue, au-delà de laquelle on voit tournoyer des papillons, avions peut-être, ou simples poussières. Un silence surnaturel et minéral, comme celui d'un spectacle pour astronomes, dans une autre planète. ( Syndrome Gravity ! ) Sous la voûte, rayée de bleu jusqu'aux nuages, les larges coulées rouges sont maintenant apaisées. Je ne crois pas avoir vu de ma vie spectacle plus prodigieux[5].
Artaud ne contredira pas
Brasillach, lui qui prétendait que le théâtre était « l’échafaud, la
pendaison, les fours crématoires... »
Par le chemin des écoliers,
Artaud sera revenu au plus plat des réalisme. Le réel a été, fut, sera,
demeure, fils des Moires, auquel depuis la nuit des temps s'oppose
l'art, artifice, recréation, réparation. Ravauder la vie et non la traquer, intacte
et nue, gitant au berceau de l'origine.
En s'éloignant du dictat shakespearien, ce n'est pas de l'art pour l'art, que l'idée
de la représentation théâtrale s'éloignait mais de l'art poétique. Par un geste
brutal, effacer ce subtil dosage de technique, de rhétorique, de prosodie, de
versification, conduisant par instant au
sublime, le quittant, y revenant, par un processus permanent d'assonances et de
dissonances, ouvrant à l'infini sur une
successions de sens, parfois communs, triviaux et d'autres fois
encore, profonds, cachés, qui toujours fut le lot du poème.
Entre inspiration et technique, grammaire et art musical, miracle plus étonnant
que ces transes subies sous l'emprise de la drogue ou du lâcher prise. Plus de deux mille ans d'effort civilisateurs
s'effacent, quand Artaud brise le miroir,
qui à distance savait émouvoir, transverbérer l'âme du spectateur et le
conduire à changer de vie, de cap et d'horizon d'attente. Inutile après Barthes
d'exposer les pierres angulaires de l'ancienne rhétorique. Chacun sait que la
glossolalie se fiche de l'invention, de la disposition, comme elle ignore les
figures de style, s'écoule seulement, flux menstruel, délire, dérive ou fleuve
impassible.
Artaud exige un théâtre
sans spectateur, un théâtre où tous, insurgés, seront acteurs. De quoi ravir
tous les aspirants au haut titre. Le mot de spectateur exige la distance,
requiert l'examen de conscience. Le moyen de se tenir à sa fenêtre et de se
voir passer ? Pour exister, spectacle exige distance, d'Eschyle à Brecht,
de Corneille à Labiche... Tous genres confondus. Du moins en Occident. Du plus
trivial au plus noble, il demeure cathartique, guérisseur et non empoisonneur,
fournisseur de peste, monteur d'échafaud ou porteur de terreur.
Le théâtre artésien n'était
que le vain spectre du théâtron,
une ontologie, que nos contemporains,
à tort, prirent pour une idée.
Théâtre est cérémonie. Il l'est à la manière d'un rituel juif ou
luthérien, sans que dut advenir aucun miracle de la transubstanciation et sans
aucune autre conséquence, que la vieille catharsis aristotélienne. Dans la conversion du cérémonial du Seder ( repas
narratif de la Pâques juive ) en
Cêne, puis en messe, reposait la
condition de possibilité du théâtre artésien.
Ruse de l'ontologie. À la scène, à la ville, soudain il n'y
eut plus de refuge, quand
l'homme se vit livré entier à l'attente du miracle.
À présent, sur la terre comme au ciel, le même néant où,
armée des soldats du Sens balayée, le pire peut advenir, advient.
[1] Chateaubriand René.
[2] Qui tue son roi est toujours considéré comme
parricide, aussi l'est Claudius, frère du
roi Hamlet et amant de sa belle-soeur.
[3] L'Otage, le Pain dur et le Père humilié.
[4] On lira le magnifique travail de Jean-Luc
Moreau, Pierre Herbart, l'orgueil du dépouillement, paru chez Grasseten
janvier 2014.
[5] Robert
Brasillach, Notre avant -guerre
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire