Les éditions
De Fallois ont comblé treize ans d’attente en publiant en juin 2013 le deuxième
tome de L’esprit des lettres, recueil
d’articles écrits par Jacques Laurent entre 1952 et 1965. Si le premier tome,
publié en 1999, donnait à lire des articles parus dans La Table Ronde ou La
Parisienne entre 1948 et 1956, ce nouvel opus se concentre lui
exclusivement sur les publications de la revue Arts, fondée par le galeriste Georges Wildenstein et dont Jacques
Laurent assura la direction de 1954 à 1959.
Jacques Laurent reste une figure
moins connue, parmi les Hussards, que celle de Roger Nimier ou Antoine Blondin.
Le romancier des Bêtises, prix Goncourt 1971, est peut-être éclipsé par
le Cécil Saint-Laurent de Caroline Chérie et l’auteur de Paul et
Jean-Paul, qui tournait Sartre en ridicule en 1947, a peut-être plus marqué
la littérature en tant que directeur de revue et comme chroniqueur que comme
romancier, un genre qu’il pratiqua pourtant avec talent. A l’instar de son aîné
Jean Paulhan, prestigieux directeur de la NRF, Jacques Laurent ferraille
après-guerre contre la littérature engagée et les nouveaux censeurs. Ses cibles
favorites restent Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, figures de proue des Temps
Modernes, la revue qui règne sur les lettres et la philosophie après-guerre
et « n’accepte
les manuscrits ni des condamnés à mort pour fait de collaboration, ni des
indignes nationaux. »
Dans
une série de Lettres aux directeurs de la
résistance puis dans le
premier numéro de la Nouvelle Nouvelle Revue Française, publié en 1953, Paulhan s’était élevé
contre l’idée que les écrivains puisse s’instituer juges et partie pour établir
des listes de proscrits, une occupation encore aujourd’hui élevée au rang de
sport national. Jacques Laurent a eu un rôle moins glorieux que Paulhan le
résistant sous l’occupation, au cours de laquelle il croisera d’ailleurs la
route d’un certain François Mitterrand. Mais plus encore que Paulhan, il a pour
lui l’arme de la drôlerie et de la dérision, qu’il manie avec un brio inégalé.
Le
premier tome de L’esprit des lettres donnait l’occasion de décrypter la
signification occulte du nom d’Hector Malot, de ranger sur la même étagère
Jean-Paul Sartre, Paul Bourget et les services à asperges et d’inviter vertement
les écrivains engagés à démissionner pour laisser les lecteurs apprécier des
romans qui soient autre chose que des professions de foi politiques. Jacques
Laurent n’est pas toujours lui-même de très bonne foi dans ses attaques, et il
s’ingénie assez souvent à défendre des indéfendables, mais le tome II de L’esprit des lettres le montre toujours aussi enclin à l’exécution sommaire
drolatique, pour le plus grand plaisir du lecteur, qui découvre, ou redécouvre,
avec délectation de quelle manière on se glissait quelques coups de dague dans
le tout-Paris littéraire des années cinquante : « Les Goncourt ont porté
leurs suffrages sur Les Mandarins, de Simone de Beauvoir. A ce propos, je
rappelle que le testament d’Edmond de Goncourt prévoyait que le prix serait
donné ‘à la jeunesse (sic), à l’originalité
du talent (sic), aux tentatives nouvelles et hardies (sic) de la pensée et de
la forme.’ Ne faites jamais
de testament. »[1]
Jacques
Laurent a ses obsessions et ses cibles de prédilection. Le fil rouge qui relie
les cent-six articles rassemblés dans le deuxième tome de L’esprit des lettres reste la critique inlassable de la littérature engagée, du
dogmatisme intellectuel et du règne de la bonne conscience. Les années
cinquante sont celles en France du magistère de la gauche intellectuelle et du
parti communiste. La littérature n’échappe pas à la polarisation idéologique
qui caractérise la période et on ne lésine pas sur les anathèmes dans les
colonnes des Lettres françaises ou des Temps modernes.
Jacques Laurent et ses amis, Antoine Blondin, Kléber Haedens ou Roger Nimier, y
gagneront d’ailleurs le surnom de Hussards, grâce à Bernard Franck, qui dépeignait
avec subtilité dans « Grognards et Hussards » un « groupe de jeunes écrivains que, par commodité, je
nommerai fascistes. Blondin, Laurent en sont les prototypes »1. En réponse,
Jacques Laurent se moquait lui de la littérature de « professeurs »
et des poses d’écrivains engagés des romanciers à thèse des Temps Modernes :
« Le roman à thèse est celui où les carottes sont cuites au départ. C’est
avant la première ligne de leur livre qu’un Bourget ou un Sartre, après en
avoir dûment délibéré, décrètent qu’ils vont nous démontrer comment l’accession
trop rapide à la bourgeoisie conduit à la catastrophe ou comment l’homosexualité
conduit au fascisme. Autrement dit, dans les pages qui suivront, la liberté de
jugement n’est permise ni à l’auteur, ni à ses personnages, ni au lecteur. Le
lecteur suit le guide. Et le guide est un malhonnête qui invente selon une
trame préméditée et qui prétend que cela se passe comme ça. »[2]
Censure
idéologique, népotisme culturel, étroitesse d’esprit des jurés littéraires et
hargne bilieuse des petits juges, les charges de Jacques Laurent dans Arts se
relisent aujourd’hui comme si le chroniqueur mort en 2000 était encore un
contemporain immédiat et évoquait en lieu et place des censeurs des années
soixante, les faiseurs de listes des années 2010, auxquels manquent peut-être
le talent de ceux qui les ont précédé. Quand L’Express cherche une
nouvelle fois à ranger les Hussards dans son herbier politique sous la simple
catégorie « écrivains de droite », Laurent répond avec amusement :
« Il faut mettre en garde les lecteurs de L’Express contre le
vocabulaire de leur journal. Car appeler romanciers de droite les romanciers
qui écrivent des romans et non des thèses, aboutirait à ne laisser à gauche que
de mauvais romanciers, ce qu’à Dieu ne plaise. »[3]
Au moment où
Jacques Laurent faisait ce constat, Jean Paulhan dans la NRF remarquait
quant à lui qu’une revue de gauche est une revue où écrivent des gens de
gauche et qu’une revue de droite est une revue dans laquelle toutes sortes
d’auteurs écrivent. La maxime semble toujours d’actualité et les articles
joyeusement vitriolés de Jacques Laurent sont plus que jamais les bienvenus.
Jacques
Laurent. L’esprit des lettres. II. Editions de Fallois. Paris.
Mai 2013. 390 pages. 22 €
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