mercredi 10 février 2021

Voir Royan en absence. Plaisir à Nicole Garcia et à Marie N'Diaye



Dire la joie que m’a procurée l’attelage N’Diaye-Garcia, auteur et interprète, de Royan hier soir en absence à l’espace Cardin, dans un monde saturé de dithyrambes, effraye.

Pour la première fois depuis trente ans, je suis revenue au théâtre. C'était sur la toile, un faux direct devant une salle vide en compagnie de quelques 1700 spectateurs. Ont-ils, à mon instar, fait un, corps et âme, avec l’actrice, le texte ? Je n’en puis rien savoir. Sans doute est-ce très bien comme ça.  L’écran, avec exactitude, restitue le murmure du comédien exigé par Shakespeare dans Hamlet, en sa célèbre scène dite de “la souricière”. Surprenant quiproquo. D’ordinaire, metteurs en scène, scénographes, dramaturges et ingénieurs lumières condamnent les  acteurs à jouer baroque le maître du Baroque :  hurler en pleine lumière le texte fondateur du  murmure de l’authenticité, ce murmure, dont depuis 1966, avec le surgissement de Peter Handke sur la scène européenne, son Outrage au public, les pièces parlées demeurent la plus haute expression.

Outrage ou adresse au public, le professeur nous parle.

Ni prénom ni patronyme, le professeur nous dit le métier, la double injonction de faire aimer la littérature et de tenir au repos trente fauves affamés sans être dévorée. Être suffisamment ardente pour que l’amour de la chose littéraire naisse sans devenir la proie de ces jeunes gens, pressés de vivre, nuire ou se distraire, tout un. 

Rien de contextuel ici.  Immigration, islam, multilinguisme, urbanisme, analphabétisme et tout ce qui s’en suit  ne sont pas au programme.  Seule, la mise à nu du face à face d’un dompteur qui, pour tout fouet n’a que la lave ardente des mots, et d’un groupe encagé, abêti d’être groupe et furieux d’être contraint, importe. Parfois dans ce chaos, un individu surgit. Ce fut elle, Daniela, la suicidée de Royan, l’élève, la jeune fille, qui, le jetant sans pitié du troisième étage du lycée, s’est publiquement débarrassée d’un corps tellement  haï et si peu, par elle, respecté.

Je n’avais lu de Marie n’Diyae que  Hilda, quand j’ai décidé, par amour de Nicole Garcia,  de regarder la représentation sur la Toile de Royan. Hilda, dévoré debout dans les rayons de la librairie Compagnie, était un bon livre mais le personnage de l’auteur me déplaisait.  Gauchiste proclamée. Un peu exagéré tout de même de fuir la France de Sarkozy après avoir si bien supporté celle de Mitterrand. Là où disparurent nos espérances, patiemment démantelées par Tartuffe, l’instant où le veau d’or, sur l’air du “Temps des cerises”, prit le contrôle des âmes et des cœurs, là que le Commerce et l’Argent redevinrent rois, quand les Thénardiers se muèrent en copains, les intermitteux en Pitoëff, Mallarmé et Watteau, et que les écoles de Commerce  se virent autant considérées que les Universités,  bloquant toute possibilité d’insurrection et de même de refus. Ces années, comme un long cauchemar dont chacun se croit le rêveur avant que la réalité soudain n’éclate, hurlant l’hiver du déplaisir venu, éternel et tenace, m’ont toujours semblées, jours plus redoutables que, le règne éphémère de tel ou tel roitelet, également interchangeables, depuis que l’homme cessa d’être sapiens pour ne s’affirmer plus qu’economicus.  

Qu’importe. De Marie N’Diaye, la femme, ses faiblesses, ses secrets, ses préjugés et ses ombres,  je me fiche comme d’une guigne. L’auteur de Royan est admirable.  


J’étais venue voir - si l’on peut dire - Royan, non pour découvrir un écrivain ou entendre un texte mais pour voir Nicole Garcia, la plus étrange et la plus séduisante avec Fanny Ardant des comédiennes françaises. Je l’avais découverte en 1974, nulle il est vrai, dans les Caprices de Marianne où déjà sa présence, sa voix rauque, sa nervosité, sa minceur et sa force, sa rare beauté sauvage et blonde, comme cette manière particulière, sienne, de se mouvoir, d’habiter son corps,  faisaient d’elle, ô le mystère du don, avant même qu’elle ne le devint, une actrice à part entière. Je venais voir Garcia quand j’ai rencontré Marie N’Diaye.

Sur les traces de Julien Gracq, solfiant à la mort de Jean François Huguenin D’un élève on ne sait rien dans une des plus belles oraisons funèbres de la Littérature, partie, N’Diaye a relevé le défi et gagné, de haute lutte, les oreilles, la queue et le tour d’honneur ad hombre. 

Un professeur de Lettres, dont une des élèves s’est suicidée,  peine au pied de la cage d’escalier à rentrer chez elle. Elle imagine ou sait les parents de Daniela, la suicidée de dix-sept ans, qui l’attendent.

Un monologue en cinq mouvements comme une tragédie en cinq actes, ponctué par la minuterie d’un immeuble de béton. Une femme en talons plats et imper beige, pantalons larges et pull informe,  épuisée après une journée d’enseignement, devant une batterie de boîtes aux lettres...

Premier mouvement : outrage aux parents. Le modèle est hanckien, Outrage au public, Bienvenue au Conseil d’administration, ces années-là encore le théâtre était lieu d’attention à ce qui irrite, blesse et détruit pour jamais une société en érodant les âmes. Le théâtre avait cessé d’être lieu de vaudeville et de plaisir où les errements des cœurs amoureux et les vices du temps s’étalent, complaisamment cautionnés par Sainte Catharsis, providence des lâches et des paresseux, il était, c’était aussi là un autre de ses vices, militant mais parfois chez Ionesco, Handke, Beckett, aussi dans de petites salles, à l’abri du succès et de la renommée, ce lieu unique où la parole était entendue et où l'authenticité du murmure surgissait, éclairant d’une faible et formidable lumière la tragédie de l’homme. Ici celle d’un professeur, rencontrant Tessa,  La nymphe au cœur fidèle de Margaret Kennedy, l’Isabelle de l’Intermezzo de Giraudoux, attirée par le spectre : la jeune fille au cœur ardent, celle qui se découvre telle au miroir des mots de Marceline Desbordes-Valmore, la première femme poète à entrer au panthéon des Maîtres, heureuse Notre-Dame-des-Pleurs, aux pieds de laquelle, Verlaine, Rilke, Marie Noël et Aragon, reconnaissants, se sont agenouillés.

Outrage aux parents : à Vous, qui attendez devant ma porte pour comprendre, je n’ai rien à dire. A Vous,  qui prétendez avoir aimé et aimez votre fille, je voudrais dire à quel point je vous hais de l’avoir, sans mot dire et sans intervenir, laissé se rendre laide de sa propre volonté, avoir admis d’une si jeune personne toute indifférence au désir, l’avoir laissée affronter le lycée, bizarre, dépenaillée, suspecte et de ne l’avoir pas obligée à se présenter telle qu’il fallait être pour être acceptée. Vous êtes si cool. Pas moi !  

Deuxième mouvement, premier aveu,

Daniela était l’élève préférée d’un professeur qui, pour cela, la rudoyait. Souci d’impartialité ou terreur de sa propre faiblesse ?

Entrée dans la névrose professorale et la propre folie du personnage. A chacun, ses années douloureuses. Ils croient quoi les parents ? Que Daniela était l’unique spécimen d’une espèce nouvelle ? Et elle, le Professeur, arrivée à Marseille à l’âge de Daniela, chassée d’Oran par la guerre d’Algérie, dans ce sordide appartement, seule avec sa mère, matricide qui n’était pas passé à l’acte - croient-ils qu’elle ignorait ce qu’est l’instinct de mort ?  Elle se rendait belle, désirable, élégante, pour n’être ennuyée par personne. Contrairement à leur fille, le trésor qu’ils n’ont pas su garder, elle faisait en apparence ce que la société exigeait d’elle, au lieu d’afficher sottement sa révolte en se dé-féminisant, portant un immonde sarouel vert et nouant crasseusement ses cheveux à la mode rasta. 


Troisième mouvement, le professeur et les fauves à l'affût de la moindre faiblesse.

Savent-ils, ces parents aimants, ce que c’est qu’une classe et que l’élève est le prédateur de l’enseignant ? L’attention de Daniela, sa sensibilité rare à la poésie, l’avait mise, elle, le professeur, en danger.

Que croient-ils, les parents ? Qu’enseigner ou bosser n’importe où c’est pareil ? Parfois, un rayon de soleil, un soupçon d’air marin, entré, clandestin, dans la salle de classe lui fait monter les larmes aux yeux.  Ici Marie N’Diaye établit un parallèle discret entre les voyages La Rochelle/La Guadeloupe de Desborde-Valmore et ceux du professeur, Oran-Marseille, puis Marseille-Royan. En arrière plan toujours, une guerre, une révolution, un exil, une femme seule en charge d’une adolescente, la maladie, la douleur et la mort.

Quatrième mouvement dialectique. La folie du professeur. A se prétendre tellement intégrée et à paraître si parfaite, la professeur a épousé un jeune homme de bonne famille, un jeune homme idéal, parfait rejeton de ce que  Bourgeoisie offre de meilleur, feutre et confort, mutisme et hypocrisie. Elle a eu un enfant.  Une fille. L’ingrate l’a nourrie, sevrée et puis tout doucement, sur la pointe des pieds, s’en est allée, à Royan, ville tant de fois effacée et toujours reconstruite, à présent cité balnéaire et fleuron des “Laboratoires de recherches sur l’urbanisme” en compagnie du Havre, de Dunkerque, Toulon, Saint Dié et Calais. Elle s’est fait une bonne vie, une vie bonne,  ici où personne ne la connaît. Sa biographie omet l’excurcus marseillais, la jeune fille en proie au désir matricide, celle qui saura ne souffrir ni pleurer, capable de rejeter aussi son enfant est devenue une native d’Oran, professeur apprécié et femme estimée. Elle a des amis, des collègues… Garcia s’embrouille, bafouille, commence à perdre sa superbe et les pédales. Humour et distance mettent à bas notre stupeur et notre dégoût.

Cinquième mouvement, l’aveu.

Daniela n’a cessé de lui écrire. En vain, confessé le harcèlement dont, par sa faute à Elle,  le Professeur, qui disait la splendeur des mots et la douceur mystérieuse de pays inconnus, en vain avoué vouloir mourir. Jamais le professeur ne lui a répondu. Au contraire, tenu ferme son rôle, exigeant davantage. La souffrance de Daniela l’affolait, les nattes rastas, certains jours, devenues ces serpents qui sifflaient sur sa tête, signes de sa propre folie. Daniela, à ses bourreaux,  filles, qui lui soufflaient en passant des noms de shampoing et garçons qui, lui demandaient comment pouvait-on être si moche, murmurait : Qu’est-ce que je vous ai fait ? sans jamais obtenir de réponse et le professeur d’hurler aux parents de la jeune morte : Vous avez tant gâté votre fille que vous en avez fait un être impossible à aimer. Vous deviez l’endurcir, lui apprendre à résister à un monde brutal et de prendre pour exemple les mille gifles, par elle,  toute son enfance reçues de cette mère, qu’elle a souhaité étouffer sous un oreiller, durant une de ses ordinaires crises d’asthme et qu’elle bénit encore, à l’aube de la vieillesse de l’avoir si bien endurcie, protégée, jusqu’à ce que Daniela paraisse, élève miraculeuse qui la reconduit, sous nos yeux, dans l’antre de la folie.

Voilà tout.

Garcia, dirigée par son propre fils, Frédéric Bélier-Garcia, dans ce rôle de mère froide s’impose, effroyablement juste. La folle n’est pas l’hystérique mais celle ci, glaciale, réservée, casquée d’une impeccable blondeur dont le menton tremble soudain, évoquant la minuscule tache de vin, au menton du bébé qu’elle a abandonné. Froide encore, quand elle surjoue la crise d’asthme maternelle, qu’elle sait juste réponse à la situation : l’enfermement d’une pied-noir, habituée au soleil et à la liberté, dans un sordide appartement au fond d’une courette de ville sans lumière. Hivernale encore, quand elle avoue ne pas comprendre les parents de Daniela et remettre du rouge à lèvres chaque soir à l’heure de descendre sa poubelle. Etre folle signifierait ici répondre au monde.

Rarement le paradoxe du professeur - charge qui ne peut être accomplie - n’aura été démasqué avec plus de rigueur et interprété aussi fidèlement par une comédienne, maître, un pléonasme, du Paradoxe.

Ce murmure de l’authenticité passe par une technique, un métier. Garcia allume fiévreusement une cigarette et manque de mettre le feu à l’immeuble, renverse son cartable en ouvrant sa boîte aux lettres, ses mains bougent peu, excepté pour signifier et la voix sait des modulations qu’aucun laïc (non comédien) ne saurait. Ses pas décidés ne la mènent nulle part et son corps de lumière, sous les feux de la rampe, sans vergogne, du haut de ses soixante-dix ans triomphants et sonnés, fait la nique à l’épaisseur douloureuse d’un corps d’adolescente outragé, martyrisé… libéré par l’indicible, que constitue le suicide d’un enfant.  

L’attelage est en fait un trio. Un fils remercie sa mère d’avoir été ce qu’elle fut, un auteur offre un rôle à une actrice qui, trois fois déjà l’a interprété, et l’actrice, tour à tour et Seyrig et Duras, fait sourdre en filigrane de son jeu la question ou déesse F, la féminité et ses furies,  Maternité, Castration, Soumission, Séduction avec une délicatesse et une grâce dont Seyrig a fixé le modèle, Desborde-Valmore le tremblé et Duras la folie.

Pour clore cet éloge, l’exactitude tendre du Breakfast club, revisité par une consœur de Jelinek, interprétée par une comédienne, qui, des contre-modèles inventés, King Kong théorie,  par les femmes pour rivaliser avec les mâles, se contrefiche avec une rare et splendide insolence. 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

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