On
oubliera rapidement d’Ormesson qui ne nous intéresse guère plus qu’il
n’intéresse Romaric Sangars lequel s’en sert comme prétexte à un essai au titre
radical autant que drolatique: « Suffirait-il
d'aller gifler Jean d'Ormesson pour arranger un peu la gueule de la littérature
française ? »
On l’oubliera parce qu’il ne compte pour rien dans cet essai ambitieux qui
réussit, partant d’un tel sujet, à
dresser une cartographie de la littérature afin d’en laisser saillir ces
reliefs contemporains oubliés de l’actualité marchande comme nous oublions
sciemment l’académicien nonagénaire.
Il
est une histoire de la littérature, non pas chronologique, mais idéale qui
entend polir la discipline qu’elle prend pour objet afin de révéler sous le
granit des formes multiples au travers desquelles elle se manifeste le diamant
capable de nous dire ce qu’elle est ou ce qu’elle doit être. Dès lors, et c’est
le but que se fixe Romaric Sangars, il importe à chaque impétrant en matière
littéraire de creuser le sillon de l’écriture pour en retrouver la source
unique irriguant des styles ou des écoles littéraires parfois contradictoires
et néanmoins mues par une même nécessité : celle de dire le monde, donc de le
normer. Pour Sangars, la littérature ne figure pas l’endroit de la concorde
sociale ni celui du plaisir sans le secours duquel la vie nous tue, mais bel et
bien le lieu principiel où la vie se noue avec le monde et qui, dans ces
conditions, jugule un chaos auquel elle seule peut donner la forme de
l’harmonie. La tradition en cela achève un équilibre entre deux abîmes conquis
de haute lutte, qu’il importe de retrouver sans cesse afin de le maintenir. A
l’inverse de l’habitude, elle figure une mise à jour perpétuelle, un effort en
sa direction pour la reconnaître et dont l'étymologie, « donner à
travers le temps », nous indique qu’elle est toujours en mouvement. Faux paradoxe de ce livre qu’on prendrait à
tort comme la énième lutte opposant la jeunesse à la senescence et la
révolution à la tradition, il prend fait et cause pour une tradition classique
contre ce qui la parodie afin de la détruire, et définit la tradition, plutôt
qu’en fonction de son ancienneté, comme ce qui fait force de loi. Pour Sangars,
en effet, il n’existe pas de différences profondes entre le « classicisme »
prétendu de d’Ormesson et la non prose d’un Moix ou d’une Angot, en cela
qu’une attitude similaire les anime, celle de la falsification de la
littérature, que celle-ci se revendique de l’esthétique classique ou bien, dans
une parodie des avant-gardes, se fasse
le chantre de la nouveauté expérimentale. A l’identique avant-garde authentique
et classicisme se retrouvent liés en cela qu’ils sont issus d’un même mouvement
de l’esprit littéraire cherchant un corps en lequel s’incarner. En d’autres termes
pour Sangars, la littérature varie selon des formes actuelles susceptibles de
mouvoir une puissance qu’il faut bien s’accorder à considérer comme sacrée et
transcendante puisqu’elle est quête du monde au travers d’une chose plus grande
que le monde. Les manifestations de cette puissance valent alors seulement pour
ce qu’elles nous disent de l’état du monde et son état aujourd’hui est, selon
Sangars, limbique, c’est-à-dire à mi chemin de la mort et de la résurrection.
D’où la mise en lumière par l’essayiste d’une littérature œuvrant dans les
ténèbres qui fait de certains contemporains, affairés à tailler la matière
obscure, les scrutateurs des limbes.
Au détriment de
l’imposture canonisée, proclamée partout, de ces marchands du temple
métamorphosés prêtres d’un temps qui ignore que le sacré s’érige d’abord à
l’assaut du monde et contre l’époque, Sangars dresse le tableau de cette
littérature véritablement contemporaine parce qu’elle prend acte de la nuit
étendue par delà le progrès mort des Lumières et que, comme l’écrivait Villiers
en son temps, elle choisit contre le siècle des lumières, la lumières des
siècles à l’altitude de laquelle elle peut seule tenir sa mesure et ainsi
jauger les dimensions exactes de la catastrophe en cours. C’est le retour à la
phrase longue de Millet et Michon, le post-exotisme de Volodine ou encore la
science fiction hallucinée de Dantec, que Sangars prend, parmi d’autres, pour
référence d’une littérature mêmement ceinte des atours de l’agonie et de ceux
du souffle. Car ce que Sangars saisit parfaitement de l’époque, c’est
l’évidence selon laquelle son air du temps médiatique, qui aujourd’hui consacre
d’Ormesson, ne nous dit rien d’elle, qu’elle existe ailleurs plus profondément
et surtout de manière plus terrible, dans quelques terrains ravagés dont la
douleur et les déchirures n’ont d’égales inversées que les poses joyeuses et
satisfaites de Jean d’Ô et consorts. Il ne s’agit pas de reprocher à quiconque sa légèreté dans l’absolu mais de
la considérer comme un crime tandis que l’imminence de la chute apparaît
soudainement, puisque l’inconscience du précipice n’abolit pas les lois de la
gravité et que pour que l’on puisse sauver le monde de l’abîme, il en faut bien
quelques uns capables de considérer les abords du gouffre. On peut enchaîner
les truismes concernant le néant dont on sait rien, et Dieu dont on ne peut
rien dire, sur le néant qui abolit tout dans le vide, et le vide dont seul Dieu
nous sauve ; si jamais on ne s’efforce de comprendre la mécanique terrible
du nihilisme et à la suite de cela qu’on se refuse aussi à inventer quelques
prières conjuratoires grâce à l’intermédiaire desquelles nos gémissements
puissent s’élever jusqu’au Ciel, la légèreté de ces considérations ne vaudra
guère mieux pour nous protéger de la dégringolade qu’un parachute crevé.
Tel est le constat de
Romaric Sangars qui possède le bon goût de nous parler assez peu de d’Ormesson
pour nous entretenir de ce – et ceux – qui sauvent ou peuvent nous sauver, et
surtout d’abandonner assez vite le pamphlet pour cette critique, au sens noble
du terme, achevée en manifeste qui entend, plus encore qu’inventer un code
nouveau, prêter sa voix à cette littérature surgissant de la nuit dont nous
espérons, avec lui, qu’elle se métamorphosera en avenir !
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