Français ! Oh ! Français ! J’observe dans le monde
un fait étrange. Vous avez beau dire, beau faire depuis tant d’année, il n’y a
toujours qu’une révolution : c’est la vôtre.
Cette inflexible fidélité de millions d’êtres à ce qui n’est plus
pour beaucoup d’entre vous qu’un conte de bonne femme, ou moins encore hélas !
une espèce de dévotion superstitieuse à l’usage des ignorants et dont les
jeunes marxistes parlent entre eux comme un élève de Loisy parlerait des
prières aux âmes du purgatoire ou de la récitation du chapelet, me paraît un
signe du destin. Car si les bien-pensants prétendent volontiers que le bon Dieu
nous punit d’avoir fait notre révolution, je dirai plutôt moi qu’il nous punit
de l’avoir manquée puisque nous étions nés pour la France et nous ne
retrouverons probablement plus une occasion aussi merveilleuse, car ç’eût été
alors la révolution de tout un peuple – riches ou pauvres, nobles et bourgeois,
curés et libertins… Ah ! Pourquoi faut-il que, par une surprenante
dérogation aux lois de la nature, notre fameuse nuit du 4 Août n’ait pas connu
d’aurore ! N’importe ! Les hommes fidèles au nom desquels je vous
parle, pour reprendre un jour cette révolution manquée, n’ont jamais réellement
compté que sur vous. Je ne prétends pas qu’ils confient aisément au premier
venu, sur ce point, le fond de leurs pensées, car la technique si éventée de la
démocratie moderne leur en impose encore beaucoup et ils se croient sincèrement
démocrates. J’affirme cependant que, pour eux, ce mot de démocratie est à celui
de révolution comme le mot philanthropie à celui de charité ou les noms de
Carnegie et de Rockfeller à ceux de Saint-Vincent de Paul ou de Saint-François
d’Assise. Je veux dire qu’il n’évoque dans leur esprit rien qui ressemble à un
rêve, à la réalisation d’un rêve, mais des images très concrètes d’hôpitaux, de
pouponnières, d’appareils à douche et de dispensaires où l’on vaccine. Il n’a
guère d’autre sens à leur oreille que le mot de progrès dont le prestige a
beaucoup diminué depuis quelques années, même dans ces lieux. Ce sont les
perdus de la terre, car si ces gens continuent à croire au progrès en des
nouvelles que leur apporte la radio, c’est bien plutôt par une espèce de
nécessité logique. Leur esprit est incapable de s’affranchir de l’apparente
évidence d’un progrès indéfini, de cette conception rectiligne, géométrique de
la vie, mais leur cœur ne s’y est point attaché. Lorsqu’ils ont fini de compter
sur leurs doigts le nombre d’années – ou de siècles – qu’il faudra au
technicien de la démocratie moderne pour faire d’eux des types dans le genre
des ouvriers spécialisés de la compagnie Ford ou de la General Motors, le vieux
sang chrétien qu’ils ont dans les veines – croyants ou incroyants – commence à
leur monter à la tête et ils se disent entre eux qu’améliorer le monde ne
suffit pas, qu’il faut tenter sa rédemption… Pourquoi pas tout de suite ?
Pourquoi les hommes ne décideraient-ils pas de s’aimer les uns les autres ?
Pourquoi ne décréteraient-ils pas tout de suite la libre égalité et la
fraternité ? A ce moment-là, il se trouve presque toujours quelqu’un pour
dire : « Les Français ont essayé il y a longtemps. Mais ils n’ont pas
encore réussi. »
Georges Bernanos. Ecrits de Combat. [Problèmes Français]. Beyrouth. 1944
Georges Bernanos. Ecrits de Combat. [Problèmes Français]. Beyrouth. 1944
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