Xavier
Grall est un anarchiste comme on les aime : « catholique solitaire,
mystique et fou ». Dans le texte exhumé et présenté par Pierre Adrian, il
écrit à ses cinq filles renommées « mes Divines » pour les enjoindre à
croire dans la vie et, donc, en Dieu qui se faufile dans les paysages, qui
tient les portes de la joie et qui souffle la miséricorde sur le monde. Ainsi,
les églises à demi-abandonnées des monts d’Arrée, le grand vent fou du
Finistère, les ports gonflés de rêve et les voiles qui courent sur la baie
de Concarneau engagent, chacun et chacune, dans la « chorégraphie de
l’éternité ».
Ce
grand Breton forgé dans la pierre de granit et le calcaire du ciel commence sa
lettre par le souvenir de la mort de son père ; souvenir déchirant qui
lézarde les terres de l’âme pour que « s’y engouffrent les vives forces de
vérité ». « C’est au dies irae,
écrit-il, que l’on découvre le jour et combien nous sommes nus quand le Père
s’en est allé et qu’il ne s’en viendra plus franchissant gaiement, royalement,
le seuil de la maison ». La filiation du père remonte jusqu’à celle de
Dieu pour ouvrir un espacement dans lequel les fils et les filles se
reconnaissent comme les porteurs de la vie. Aussi faut-il accueillir le monde
avec un regard d’admiration, loin des « gens masqués et de l’imbécilité
des aveugles », et célébrer chaque jour la joie et l’amour qui le
sillonnent mystérieusement. En un mot, être un bénisseur et avoir « la foi
qui est aventure, vent claquant, souffle, envolée de colombes, voile gonflée.
Partez, partez au nom de Dieu ».
Cette
âme mystique, volontiers récalcitrante, Grall la porte fièrement contre tous
les bigots, les « francs-maçons de sacristie » et les
« constipés de la morale » qui ont défiguré la demeure du Christ.
Pour lui, les « épargnants de l’Eternel » ont oublié le sens de la
Croix – notre matière, notre œuvre et notre crime –, foulé aux pieds la
pauvreté et brisé la beauté des anciennes liturgies. Au pays des Celtes
« pour qui la croyance est aussi naturelle que le vent », c’était
rompre les charmes d’une religion enfouie dans la roche, la mer et le ciel. Grall
enjoint ses Divines de ne jamais oublier la confiance et la tendresse :
« Plus tard, quand du fond de vos peines et de vos détresses, vous toucherez
le froid squelette du monde, vous n’oublierez pas que ce même monde s’est vu
offrir la laine fertile et miséricordieuse de l’Amour ».
Etrangement,
l’ouvrage – magnifique jusqu’ici – quitte les rives de la mystique pour devenir plus personnel. Il plonge alors dans l'existence et surtout les fêlures d’un père dont le chemin de destinée court tout
le long de la douleur et de la souffrance. Grall se raconte à ses filles, sans
fard, pour leur rappeler que le pendant de la miséricorde est la prégnance du
malheur et du mal. La lettre devient plus intimiste sans toujours échapper à
une forme d’épanchement affectif. Grall revient sur son éducation puritaine qui
l’a si longtemps éloigné de la foi, son addiction à la marijuana, cette « abjecte
fumée bleue » qui a liquéfié son être, ses embardées alcooliques pour se frotter
à l’écorce de la nuit, la maladie pulmonaire qui amenuise chaque jour le
souffle de vie, la mort lente de son frère Jean, etc. « J’ai donné mon âme
à des chiens » lâche-t-il finalement. C’est à nous de ramasser cette âme
tombée à terre, en lisant tout simplement les mots magnifiques qu’un père a
laissés à ses filles, les Divines.
« Aller loin, loin, loin :
telle est la vocation de l’homme. Je plains les sédentaires de l’Esprit. Ils
ont fermé leur âme à clé. Poussières…
Je m’en irai vers le royaume de
splendeur emportant avec moi la souvenance des jours heureux. Et j’attendrai
dans la nuit obscure le grand jour des cymbales et de la parousie où je
ressusciterai avec mes os et avec mon corps afin de bénir la Voie, la Vérité et
la Vie.
Le christianisme, mes Divines, c’est
cette longue respiration. Cette amplitude de l’âme. Un fleuve. Un large et
puissant fleuve Amour. Vous vous y baignerez.
Je m’en irai, je me dissoudrai dans l’amour
des étoiles et des mondes et je retrouverai mes mortes parentés avant de
revivre avec elles dans le pays impérissable.
Je m’en reviendrai avec ma musette
pleine de larmes, de livres et de rêves à mon tour, je dévorerai l’Inconnu dans
une ineffable et éternelle étreinte. Je m’en viendrai avec la souvenance des
paysages et des peuples. Chanteront les mers, danseront les galaxies, tressailliront
les fleuves.
Donner, se donner, nous sommes tous
dans la main du grand Amant et les premiers balbutiements de notre adoration
sont les premiers moments de notre dignité.
A Dieu je m’abandonne. Les oiseaux de juin
descendent dans le verger. »
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