Vieux d’à peine un an, le mouvement des gilets
jaunes fait déjà l’objet d’une abondante littérature. La sociologie, comme
c’est la tradition en France depuis quelques décennies, tient bien sûr le haut
du pavé ; et s’empilent les gloses sur le triste destin de la
« France périphérique ». Ce concept a d’ailleurs connu une étonnante
fortune : il y a peu encore propriété exclusive de Christophe Guilluy, il
est devenu, en quelques mois, le lieu commun de toute réflexion sociale
prétendument critique. Pourtant, bien peu d’auteurs sont capables de situer
cette « France périphérique » dans une perspective historique. Pierre
Vermeren exprime d’emblée cette ambition en plaçant en exergue de son ouvrage
cette citation de Balzac que nous ne résistons pas au plaisir de reprendre dans
son intégralité :
« Il
y a deux histoires, celle que l’on enseigne
Et
qui ment,
l’autre
que l’on tait
parce
qu’elle recèle l’inavouable »
(Balzac)
C’est donc un chapitre honteux de l’histoire nationale
que dévoile Pierre Vermeren pour qui le mouvement des gilets jaunes n’est que
le spectaculaire symptôme d’un mal plus ancien, longtemps occulté. Sa thèse,
géniale, est simple : depuis la fin du XIXè siècle, existaient
en France deux capitalismes : l’un industriel, producteur, colbertiste,
enraciné au Nord et à l’Est du pays, l’autre, rentier, marchand, stimulé par la
dette, la démographie, le secteur du bâtiment, et localisé au sud, à l’ouest,
mais surtout dans l’ancien Empire colonial. Depuis les années 80, le second, à
la faveur du néolibéralisme et de la construction européenne, a supplanté le
premier. La désindustrialisation fut donc la conséquence de choix politiques
conscients car celle-ci, conjuguée à l’immigration de peuplement, présentait,
entre autres avantages, celui de paraître mettre un terme à la question
sociale. Ainsi furent refoulées, toujours plus loin des métropoles, les classes
populaires autochtones. Ce faisant, les gouvernements successifs n’avaient bien
entendu pas liquidé la question sociale mais seulement procédé à sa
délocalisation au sein même du territoire national, manière de la dissimuler,
au risque de la voir ressurgir avec une plus grande intensité. Ce processus
arrive aujourd'hui à son terme. « Quarante ans de gâchis » dénonce
l’auteur, quarante ans de contresens politiques, d’erreurs d’appréciation, de
fautes stratégiques majeures dont les effets cumulés s’avèrent catastrophiques.
Le mouvement des gilets jaunes est aujourd’hui préempté
par l’extrême gauche qui s’efforce de l’inscrire dans la tradition des bonnes
vieilles luttes sociales de toujours. Le livre de Vermeren est donc
indispensable car, en l’enracinant dans le temps long, il nous permet de
comprendre ce qu’il comporte d’inédit. Cette situation est sans précédent :
pour la première fois dans l’histoire de France, la majorité de la population
se trouve en marge des dynamiques économiques à l’œuvre sur son propre sol. Le
mouvement des gilets jaunes n’est donc pas un véritable mouvement politique
mais s’apparente plutôt à une jacquerie : l’expression violente, ponctuelle et
désespérée d’un ressentiment populaire légitime. Il est surtout la preuve d’une
régression politique car rien ne laisse penser que les gilets jaunes comprennent
les mécanismes macro-économiques à l’origine de leur malheur. Deux regrets
néanmoins : ce livre est trop court pour une thèse si ambitieuse ; son
titre enfin, est mal choisi : c’est moins la France qui déclasse que la
France qui se déclasse, s’auto-tiermondise en s’administrant, par une
triste ruse de l’histoire, les maux et prétendus remèdes qu’elle avait jadis
infligé à son Empire colonial. Une France qui aujourd’hui s’auto-tiermondise
et, demain, peut-être, s’autodétruira.
François GERFAULT
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