mercredi 15 avril 2020

L'application


L'application est enfin disponible en ligne et je me suis préparé pour l'occasion : chaussures barefoot, chaussettes de running et manchons de compression, cuissard de sudation et T-shirt technique en textile intelligent, montre cardio-podomètre GPS au poignet, le sac à dos trail léger pour la petite bouteille d'eau et les barres de céréales et, bien évidemment, la pochette pour le smartphone qui contient le précieux sésame. 

Depuis le début de ce fichu confinement, j'ai tout fait, tout essayé pour continuer le sport, le vrai, la course. Oh bien sûr, je fais de l'autocoaching sans problème à la maison : cardio-training, squats et burpees enchaînés sur le balcon, sous l'oeil écoeuré de mon voisin d'en face, cette pauvre loque qui traîne des heures joint au bec à sa fenêtre. Pauvre type. En voilà un qui n'est pas dérangé par le confinement, c'est sûr. Cela arrange beaucoup de monde d'ailleurs : télétravail et glandouille sur le canapé du matin au soir, les doigts de pied en éventail. Je ne suis pas comme ça. J'ai besoin d'être actif et je sens bien que ça dérange les voisins. Ca les renvoie à leur laisser-aller même si ces loques se drapent dans leur civisme : restez chez vous, soyez solidaires gnagnagna... Moi je veux bien être civique et solidaire tant que je peux juste sortir au moins une heure par jour pour aller courir. C'est tout ce que je demande. L'autre en face il fume ses joints et moi j'ai ça. 


Enfin avec la nouvelle appli, c'est réglé. Ca devrait contenter tout le monde. Je vérifie que la batterie du smartphone est au max - ça serait ballot tout de même – et je sors. A peine lancé dans l'escalier de service à petites foulées, le téléphone vibre sur mon avant-bras. Une voix de femme synthétique et sensuelle résonne dans mes oreilles : « Vous venez de démarrer une mobilité. Souhaitez-vous activer votre application de sécurisation sanitaire de proximité ? » De sécurisation sanitaire de prox... Quel jargon. Je lâche un « oui » ferme et cassant dans le micro du kit main libre et continue à descendre les étages. « Musique. Working out compilation titre 3. » Maintenant ferme ta gueule s'il-te-plaît. Les premiers accords d'Another Day in Paradise caressent mes tympans avant que Phil Collins ne soit soudainement interrompu.

Le téléphone vibre à nouveau. Quoi encore ? « En choisissant d'activer votre application de sécurisation sanitaire de proximité, vous acceptez que vos données personnelles puissent être collectées, transmises et intégrées à des bases statistiques établies au plan national afin de permettre de lutter contre la pandémie en permettant une gestion optimale des mesures de confinement. Acceptez-vous que vos données personnelles soient transmises ? » Je hurle presque dans le main libre en débouchant dans le hall de l'immeuble : « OUI ! » La mémé du 5e qui est partie acheter son pain sursaute violemment et s'éloigne à petits pas rapides en me décochant un regard noir. Encore raté pour la crise cardiaque. Je franchis la porte d'entrée de l'immeuble, triomphant. 

« En vertu du règlement no 2016/679, dit règlement général sur la protection des données, du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (règlement général sur la protection des données) transposé dans la législation française du 14 mai 2018, nous sommes tenus de vous informer que la présente application requiert votre consentement pour collecter et conserver vos données personnelles et les transmettre à nos partenaires afin d'établir les modèles statistiques permettant de lutter efficacement contre l'épidémie se développant actuellement activement sur le territoire français. Nous avons besoin de votre agrément afin de transmettre ces données à nos partenaires. Veuillez renseigner le questionnaire spécifique. » C'est pas vrai, ils vont pas me lâcher... Je prononce à nouveau d'une voix ferme : « OUI ». La voix flûtée de l'opératrice virtuelle se fait à nouveau entendre : « Merci. Veuillez renseigner le questionnaire spécifique afin d'autoriser nos partenaires à faire usage de vos données personnelles. » 

J'arrache le kit main libre et j'extrais le smartphone de l'étui fixé sur mon avant-bras. Purée, le questionnaire fait au moins deux pages. Ah ! Il y a quand même un bouton « Accepter tout. » Je clique rageusement. Petite émoticône sympa, frappée du drapeau européen. « Nous vous remercions. Souhaitez-vous confirmer que vous acceptez l'ensemble des conditions d'utilisation ? » Fébrilement je clique à nouveau sur « Oui », dansant d'un pied sur l'autre. L’émoticône rigolote affiche un air dubitatif. « Êtes-vous sûr ? ». Je clique à nouveau rageusement en hurlant à mon smartphone : « OOUUUIII ! C'EST BON LA ! T'AS COMPRIS ? » Un passant change craintivement de trottoir en me jetant un regard effaré. Le haut-parleur du smartphone diffuse à nouveau la voix aux intonations câlines : « Nous n'avons pas compris votre réponse. Vouliez-vous dire 'oui' ? » J'expire lentement, tâchant de retrouver mon calme et articule à nouveau mon consentement, détachant les lettres de l'affirmative en deux syllabes bien distinctes : « OU-WI ». Sur l'écran de chargement, les étoiles du drapeau européen entament une ronde enjouée. « Merci. Veuillez renseigner votre activité. » Non mais je rêve...J'articule : «Activité physique.» Petites étoiles qui dansent. « Veuillez renseigner le type d'activité physique. » Je mords violemment ma lèvre inférieure et réprime l'envie de piétiner l'engin sur le sol. « Course à pied. » Les étoiles se remettent à danser la farandole sur fond de bleu reflex. « Nous avons mal compris. Vouliez-vous dire 'curling' ? » Cette fois je commence à manger mes phalanges en gémissant en sourdine. La voix me rappelle à l'ordre avec douceur : « Je plaisantais. J'ai bien enregistré 'course à pied'. N'oubliez pas de respecter les gestes barrières s'il-vous-plaît. » Je reste abasourdi et stupide. Ce truc se fout de ma gueule en plus ? Les petites étoiles entament une nouvelle ronde diabolique. « Veuillez renseigner votre itinéraire dans les champs destinés à cet usage et en l'indiquant bien sur la carte interactive s'il-vous-plaît. » Une petite carte et un formulaire apparaissent. Je renseigne du mieux que je peux et valide. « Êtes-vous bien sûr de confirmer cet itinéraire ? » Ne pas s'énerver. Je veux faire mon footing. J'articule sagement « Oui ». Les petites étoiles reviennent me narguer. « Confirmez-vous que vous acceptez la collecte de données afin de garantir la gestion de votre itinéraire et l'optimisation de votre expérience de déconfinement temporaire durant votre activité physique ? » Je sens monter en moi l’irrépressible et absurde envie d'éclater en sanglot. « Oui », dis-je dans un souffle, la voix légèrement chevrotante. L'écran devient subitement noir. De longues, insupportables secondes s'écoulent. Et enfin, le verdict libérateur est émis d'un ton cajoleur : « Je vous remercie d'avoir pris le temps de bien vouloir procéder à toutes les vérifications et vous souhaite un agréable moment de détente. » Une petite émoticône me fait un clin d’œil et disparaît. 'Un agréable moment de détente' ? Indécis, stupide, je hasarde une dernière question d'une voix inquiète. « C'est bon je peux y aller ? » Le téléphone me répond affectueusement. « Oui, oui. C'est bon. Bonne course. » « Euuuh...Merci. » « De rien. Il fait actuellement 26°, il est 10h33, profitez-bien de ce moment en respectant les mesures sanitaires et les gestes barrières. Au revoir. » « Euuuh d'accord. Au revoir alors. » 


Un autre passant me croise, en prenant soin de garder ses distances, et en me toisant d'un air bizarre. Je réalise que je suis planté sur le trottoir, dévisageant mon smartphone d'un air soupçonneux. Sans perdre une seconde, je range la saleté dans son étui et je reprends ma course en choisissant Money for nothing de Dire Straits pour me remettre de mes émotions. Le talent virtuose de Mark Knopfler. Ce riff incroyable. Je sens que mes pieds décollent de l'asphalte. Enfin libre. Je vole plus que je ne cours jusqu'à l'entrée du parc. La musique s'arrête. Cette putain de voix synthétique, à nouveau, qui mignarde d'un ton caressant : « Attention. Vous entrez dans une zone d'accréditation rouge. Votre accréditation est jaune. Nous vous invitons à faire demi-tour immédiatement. » Je stoppe net devant la grille, frappé par la foudre. Sans réfléchir, je répète, incrédule : « D'accréditation...rouge ? » Un court silence et ma douce tortionnaire reprend : « Absolument. La zone dans laquelle vous vous apprêtez à pénétrer est une zone d'accréditation rouge et vous possédez une accréditation jaune. Alors, il faut faire demi-tour maintenant, compris Einstein ? » Je ne rêve pas, la chose vient de ponctuer sa sentence d'un subtil rire synthétique, féminin, cruel et joueur. Je recule de quelques pas, sonné comme par un uppercut, et ma main se dirige lentement vers mon avant-bras. « Tutututut...On ne touche pas à ça s'il vous plaît. Je vous prie d'emprunter la rue qui se trouve immédiatement sur votre droite avant l'entrée du parc, qui, elle, est d'accréditation verte et donc accessible à un usager doté seulement d'une accréditation jaune. Comme vous. » Je bafouille sans parvenir à articuler le moindre mot, la respiration coupée. Le téléphone m'interpelle et une voix masculine et impérieuse remplace brutalement les sirupeuses intonations de l'hôtesse : « Cher Monsieur. Je détecte chez vous une forme d'insuffisance respiratoire. Je vous rappelle qu'en cas de manifestation des premiers symptômes graves, vous devez appeler le 15 et surtout rester chez vous. Je répète : EN CAS DE MANIFESTATION DE SYMPTOMES GRAVES, VOUS DEVEZ APPELER LE 15 ET RESTER CHEZ VOUS. VOUS VOUS TROUVEZ ACTUELLEMENT EN INFRACTION ET JE ME VOIS DONC DANS L'OBLIGATION DE PREVENIR LES AUTORITES COMPETENTES POUR PROCEDER A VOTRE INTERNEMENT IMMEDIAT SI VOUS N'ETES PAS REVENU EN CONFINEMENT A VOTRE DOMICILE DANS MOINS D'UNE MINUTE. »

Je vois quelques passants me montrer du doigt et je réalise soudain que mon téléphone a activé de lui-même le haut-parleur. Je tente frénétiquement de détacher le brassard de mon avant-bras. Une alarme stridente se met à retentir. Le téléphone enfermé dans sa pochette de plastique se met à hurler avec une voix de femme en proie à la terreur : « NE ME TOUCHEZ PAS SALAUD ! LÂCHEZ-MOI ORDURE ! A L'AIDE ! A L'AIIIIIIIIIIDE ! » Un attroupement commence à se former autour de moi, à bonne distance toutefois. Je jette au loin le téléphone qui atterrit sur le trottoir en continuant à hurler : « ARRÊTEZ CET HOMME ! IL EST INFECTE ! C'EST UN DANGER POUR NOUS TOUS ! IL EST PORTEUR DU VIRUS ET CONSULTE DES VIDEOS PORNOGRAPHIQUES DONT LES SCENES IMPLIQUENT LA PRESENCE ACTIVE D'ANIMAUX ! » En proie à la panique la plus totale, je me tourne vers les gens qui me dévisagent avec horreur et, pour certains, avec dégoût. Je montre le téléphone du doigt : « Ce...ce n'est pas vrai ! Ce truc déraille complètement ! Je ne sais pas ce qui se passe, je vous en prie je... » Le téléphone rugit à nouveau par-dessus l'alarme : « BIEN SÛR QUE C'EST VRAI ! JE SUIS TON TELEPHONE CRETIN ! JE SAIS TOUT ! JE VOIS TOUT CE QUE TU FAIS ! MALADE ! DEGENERE ! » Je vois une voiture de police qui se gare à côté du petit attroupement. Deux flics en descendent, chacun portant un masque. Sans attendre, sans plus réfléchir je m'enfuis, rompant le cercle des passants qui s'écartent, horrifiés. Et tandis que je file sur l'asphalte, enfin libre, j'entends au loin mon téléphone me poursuivre de ses imprécations démentes.

***

Le bruit sec de l'Iphone qui tombe sur le sol tire Augustin d'un sommeil gluant. Il ouvre avec peine des yeux confits d'alcool et de marijuana. La télé est restée allumée et sur BFMTV, les invités s'écharpent à propos de l'application de traçage électronique lancée par le gouvernement. Quelques incidents sont déjà à déplorer, dont un type qui a fait une crise de démence en pleine rue et agressé des passants en leur lançant son téléphone. Les flics n'ont pas réussi à l'avoir et il court toujours. Aurore Bergé explique qu'il faut faire preuve de plus de pédagogie et Duhamel pontifie à plein régime, lancé comme un hors-bord sur un océan de moraline. Ruth Elkrief l'interrompt pour annoncer avec un air à la fois solennel et gourmand qu'on va se recueillir à nouveau pendant l'hommage aux victimes. Photos en noir et blanc qui défilent. Musique tragique. Augustin ramasse son téléphone en rallumant un joint. Il faut qu'il pense à couper le vibreur pour les notifs Facebook. Ca n'arrête pas sinon. Ces machines sont tyranniques. 


 


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