Alors que le
prolongement dure, que l’ennui s’étire et que les désirs s’étiolent, les idiots
reprennent les choses en main pour vous proposer une série d’évocations
érotiques à partir d’œuvres diverses plus ou moins connues : films,
livres, albums, performances, etc. Loin de l’offre capitalistique en la
matière, proprement obscène, il s’agit plutôt de se promener sur les sentiers
escarpés du plaisir, parfois enjoué souvent cruel, pour se perdre et s’oublier
dans l’Eros primordial. Nous commencerons par une œuvre étrange, hypnotique,
monstrueuse, le film d’Albert Serra : Liberté (2019).
Le film s’ouvre sur les images bucoliques d’un
bois clairsemé, bercé par le piaillement des oiseaux, tandis qu’une voix suave
décrit le supplice atroce subi par Robert-François Damiens, condamné à
l’écartèlement suite à sa tentative d’assassinat de Louis XV. En écho aux
Mémoires de Casanova :
« Au
supplice de Damiens, j’ai dû détourner mes yeux quand je l’ai entendu hurler
n’ayant plus que la moitié de son corps ; mais la Lambertini et Madame XXX
ne les détournèrent pas ; et ce n’était pas un effet de la cruauté de leur
cœur. Elles me dirent, et j’ai dû faire semblant de les croire, qu’elles ne
purent sentir la moindre pitié d’un pareil monstre, tant elles aimaient Louis
XV. Il est cependant vrai que Tireta tint Madame XXX si singulièrement occupée
pendant tout le temps de l’exécution qu’il se peut que ce ne soit qu’à cause de
lui qu’elle n’a jamais osé ni bouger, ni tourner la tête ».
Dans le film, un jeune aristocrate reprend les mots
de Casanova en s’adressant, accoudé à une chaise à porteurs, à deux autres
hommes plus âgés, poudrés et perruqués, aux visages bouffis et luisants. Ce
sont des libertins du XVIIIè siècle, perdus au milieu d’un bois, qui
frémissent de plaisir à l’écoute du supplice de Damiens. Ils se disent
persécutés de toutes parts, venant eux-mêmes de plusieurs pays européens, et
devisent de la nécessité de femmes fortes, de celles qui se font trousser sans
détourner un seul instant leur regard concupiscent du corps écartelé de
Damiens, pour faire la révolution. Nous n’en saurons pas plus du contexte qui
suffit de toute façon à planter une histoire qui n’en est pas une, non plus.
La
deuxième scène montre deux domestiques, un au corps gras et l’autre au visage
émacié, qui remuent du fumier sous les yeux d’un aristocrate disgracieux affalé
dans une brouette. Ils préparent un onguent de boue et de merde qu’il faudra
administrer méticuleusement au moyen d’une tige métallique dans l’orifice anal.
Puis le crépuscule vient, tout le monde se met en place dans le petit bois pour
une liturgie de chair qui doit amener les libertins – les vieux nobles, les
valets ondoyants et les dames sadiques – au plus près des organes, dans leur
magique putrescence.
Nous
laissons aux lecteurs le soin de découvrir la suite du film qui est une
succession lente de tableaux à la fois infâmes et délicats. Les deux
domestiques précités semblent ordonner un ballet sans fin qui vise à atteindre
la frénésie charnelle, aux confins de la mort. Chacun s’y déplace avec son œil
voyeur – le regard est la boussole du libertin – se tenant continuellement les
parties intimes pour sentir le désir monter jusqu’au moment où il faudra
décharger et/ou crever dans un accès de fureur. Et recommencer, si possible,
encore et encore, jusqu’au bout de la nuit. Le film est long, ennuyeux et
fascinant ; l’épuisement du désir tourne à la pulsion de mort, l’érotisme
devient morbide, l’âme s’enroule dans la chair pour y suffoquer.
Il
semble que le réalisateur catalan, Albert Serra, ait voulu célébrer l’extrême
tolérance du libertinage, en écho à une époque contemporaine jugée puritaine.
Nous y voyons toute autre chose : la face obscure du siècle des Lumières.
L’œuvre du marquis de Sade hante le film comme la terrible impossibilité de ne
jamais accéder au désir le plus profond et encore moins de le réaliser avec les
dispositions que la nature nous a dotées. D’où la nécessité impérative de
transgresser toujours davantage ce maudit corps, de dérégler la marche des
atomes, de brouiller la danse des cellules pour que l’existence soit ramenée à
elle-même, à son indicible souffrance et à son irrémédiable putrescence – comme
dans le supplice de Damiens.
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