mardi 21 avril 2020

Neurotica sexualis : les désastres du désir (I)


Alors que le prolongement dure, que l’ennui s’étire et que les désirs s’étiolent, les idiots reprennent les choses en main pour vous proposer une série d’évocations érotiques à partir d’œuvres diverses plus ou moins connues : films, livres, albums, performances, etc. Loin de l’offre capitalistique en la matière, proprement obscène, il s’agit plutôt de se promener sur les sentiers escarpés du plaisir, parfois enjoué souvent cruel, pour se perdre et s’oublier dans l’Eros primordial. Nous commencerons par une œuvre étrange, hypnotique, monstrueuse, le film d’Albert Serra : Liberté (2019).





          Le film s’ouvre sur les images bucoliques d’un bois clairsemé, bercé par le piaillement des oiseaux, tandis qu’une voix suave décrit le supplice atroce subi par Robert-François Damiens, condamné à l’écartèlement suite à sa tentative d’assassinat de Louis XV. En écho aux Mémoires de Casanova :

« Au supplice de Damiens, j’ai dû détourner mes yeux quand je l’ai entendu hurler n’ayant plus que la moitié de son corps ; mais la Lambertini et Madame XXX ne les détournèrent pas ; et ce n’était pas un effet de la cruauté de leur cœur. Elles me dirent, et j’ai dû faire semblant de les croire, qu’elles ne purent sentir la moindre pitié d’un pareil monstre, tant elles aimaient Louis XV. Il est cependant vrai que Tireta tint Madame XXX si singulièrement occupée pendant tout le temps de l’exécution qu’il se peut que ce ne soit qu’à cause de lui qu’elle n’a jamais osé ni bouger, ni tourner la tête ».

Dans le film, un jeune aristocrate reprend les mots de Casanova en s’adressant, accoudé à une chaise à porteurs, à deux autres hommes plus âgés, poudrés et perruqués, aux visages bouffis et luisants. Ce sont des libertins du XVIIIè siècle, perdus au milieu d’un bois, qui frémissent de plaisir à l’écoute du supplice de Damiens. Ils se disent persécutés de toutes parts, venant eux-mêmes de plusieurs pays européens, et devisent de la nécessité de femmes fortes, de celles qui se font trousser sans détourner un seul instant leur regard concupiscent du corps écartelé de Damiens, pour faire la révolution. Nous n’en saurons pas plus du contexte qui suffit de toute façon à planter une histoire qui n’en est pas une, non plus.

         La deuxième scène montre deux domestiques, un au corps gras et l’autre au visage émacié, qui remuent du fumier sous les yeux d’un aristocrate disgracieux affalé dans une brouette. Ils préparent un onguent de boue et de merde qu’il faudra administrer méticuleusement au moyen d’une tige métallique dans l’orifice anal. Puis le crépuscule vient, tout le monde se met en place dans le petit bois pour une liturgie de chair qui doit amener les libertins – les vieux nobles, les valets ondoyants et les dames sadiques – au plus près des organes, dans leur magique putrescence.



       
  Nous laissons aux lecteurs le soin de découvrir la suite du film qui est une succession lente de tableaux à la fois infâmes et délicats. Les deux domestiques précités semblent ordonner un ballet sans fin qui vise à atteindre la frénésie charnelle, aux confins de la mort. Chacun s’y déplace avec son œil voyeur – le regard est la boussole du libertin – se tenant continuellement les parties intimes pour sentir le désir monter jusqu’au moment où il faudra décharger et/ou crever dans un accès de fureur. Et recommencer, si possible, encore et encore, jusqu’au bout de la nuit. Le film est long, ennuyeux et fascinant ; l’épuisement du désir tourne à la pulsion de mort, l’érotisme devient morbide, l’âme s’enroule dans la chair pour y suffoquer. 


https://www.youtube.com/watch?time_continue=165&v=oqcdM--ecF0&feature=emb_logo

       
  Il semble que le réalisateur catalan, Albert Serra, ait voulu célébrer l’extrême tolérance du libertinage, en écho à une époque contemporaine jugée puritaine. Nous y voyons toute autre chose : la face obscure du siècle des Lumières. L’œuvre du marquis de Sade hante le film comme la terrible impossibilité de ne jamais accéder au désir le plus profond et encore moins de le réaliser avec les dispositions que la nature nous a dotées. D’où la nécessité impérative de transgresser toujours davantage ce maudit corps, de dérégler la marche des atomes, de brouiller la danse des cellules pour que l’existence soit ramenée à elle-même, à son indicible souffrance et à son irrémédiable putrescence – comme dans le supplice de Damiens.  


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