Jacques Abeille a connu un peu
le même destin que le héros de son roman. Archiviste oublié de mondes
imaginaires, chroniqueur onirique et romancier inclassable, cet écrivain né en
1942, auteur d’une œuvre foisonnante[1],
est resté plongé dans un relatif anonymat jusqu’à ce que les éditions Attila
décident en 2010 de proposer une réédition des Jardins statuaires,
magnifiquement illustrée par François Schuiten, offrant à ce livre fascinant et
à son auteur, une véritable renaissance littéraire.
Le
protagoniste principal des Jardins
statuaires est un voyageur dont on ignore tout, arrivant dans un pays dont
il ne connaît rien mais dont il va dévoiler progressivement les secrets et les
arcanes au lecteur au fil de ses pérégrinations. D’entrée, Jacques Abeille
propose une mise en abyme au lecteur contemporain. Les Jardins statuaires se
présentent en effet comme un carnet de voyage dans lequel le voyageur consigne
jour après jour ses impressions et ses réflexions sur la contrée qui
l’accueille et qui donne son titre à l’ouvrage : les jardins statuaires.
Le récit dans lequel nous plongeons en ouvrant Les Jardins statuaires,
celui du voyageur, est un travail en cours où l’entremêlement du discours
rapporté, de la première personne et du soliloque littéraire nous fait assister
au patient travail de croissance et de maturation grâce auquel s’érige le récit
qui devient pour finir une œuvre littéraire.
Les
Jardins statuaires nous plongent dans un univers onirique impossible à
situer dans le temps et dans l’espace. La contrée des jardins statuaires est
divisée en domaines étroitement enclos entre de hautes murailles et jalousement
administrés par des jardiniers d’un genre tout à fait particulier puisque les
travaux des champs sont ici dédiés au minéral plus qu’au règne végétal. Foin de
concombres, de pastèques ou de mélèzes, ce sont des statues que ces
jardiniers-là cultivent. Le voyageur qui est invité à pénétrer dans ces domaines
a le rare privilège d’assister à la patiente culture des statues qui, d’une
excroissance de pierre ayant la semblance d’un champignon, se métamorphosent en
bulbes de pierre plus massifs desquels émergent bientôt des excroissances aux
lignes plus distinctes, - nez, pied, sein, main, - jusqu’à ce que la statue
acquière sa forme définitive.
Les
jardiniers cultivent les statues comme les plantes : ils coupent,
élaguent, bouturent, replantent. La minutieuse description de cette étrange
activité par le voyageur est l’occasion pour Jacques Abeille de proposer au
lecteur une métaphore du travail littéraire. Les jardiniers ne savent jamais à
quelle forme parviendra la statue qui se développe grâce à leurs soins. Ils ne
peuvent complètement orienter sa croissance et perçoivent très progressivement,
au gré de son développement, quel aspect prend petit à petit cet être de pierre
dont leur patient travail favorise l’avènement. A eux de savoir quel membre
surnuméraire ils doivent retrancher de la statue en formation, quelle excroissance
il faut au contraire laisser se développer pour parvenir au stade ultime qui
sera une nymphe, un homme marchant, un guerrier, un roi sur son trône ou une
toute autre figure. Parallèlement au travail que les jardiniers accomplissent avec
les statues, le voyageur se livre à une activité similaire en donnant peu à peu
corps à son récit, en relisant, corrigeant, retranchant, réécrivant pour donner
naissance à une œuvre de papier et non de pierre. De simple carnet de voyage,
l’œuvre grossit, devient récit, épopée, roman. Insatiable, elle rappelle sans
cesse le voyageur à sa table de travail. Jacques Abeille, par la plume de son
voyageur-chroniqueur, compare le travail d’écriture à une blessure toujours
rouverte sur une question à laquelle celui qui écrit tente de répondre en
noircissant des pages, en nourrissant continuellement une plante monstrueuse
qui ne cesse de croître. Dans les Jardins statuaires, l’élaboration de
l’œuvre d’art ou de l’œuvre littéraire, des statues ou du récit, est un
processus végétal difficilement contrôlable. C’est une entreprise dangereuse
qui peut éventuellement entraîner vers la mort celui qui s’y perd, à l’image
des domaines où les jardiniers dépassés n’arrivent plus à arrêter la croissance
de la pierre qui envahit et détruit tout, à l’image également du voyageur happé
et torturé par la rédaction de son œuvre. Dans son essai Le roman d’aventure,
publié en 1913, Jacques Rivière comparait le roman nouveau dont il
appelait la réalisation à une vaste serre où la luxuriance végétale figurerait
la profusion quelquefois chaotique ou quelquefois ordonnée au récit. Par
le seul procédé d’un récit onirique et la description de l’univers fantastique
des Jardins statuaires, Jacques Abeille donne une singulière
illustration de la théorie du roman nouveau échafaudée par Rivière cent ans
plus tôt.
Au
gré des pérégrinations et des écrits du voyageur, c’est aussi à la découverte
d’un monde imaginaire parfaitement cohérent que nous sommes invités. Avec le
souci de l’anthropologue, le voyageur de Jacques Abeille nous détaille les
relations économiques qui prévalent dans la contrée des jardins statuaires, les
rites qui accompagnent la naissance, l’union des êtres et leur mort. De la
culture, de l’architecture, des rites et des croyances de cette étrange
contrée, nous apprenons peu à peu l’essentiel, mais il reste un angle mort, un
tabou qui revient au cours de toutes les conversations que le voyageur a avec
ses nombreux interlocuteurs : celui de la place des femmes dans cet
univers. Car les femmes qui ont leur domaine réservé n’interfèrent que sous des
conditions très précises avec la vie des hommes. Nous n’apprendrons que
fragmentairement la manière dont ces relations codifiées régentent le monde des
jardins statuaires et ce serait déjà lever le secret du récit que d’en dire
trop à ce sujet. Nous ne pouvons qu’inviter ici le lecteur de cette chronique à
se procurer au plus vite Les Jardins statuaires et à se laisser lui
aussi entraîner dans ce voyage unique.
Jacques Abeille. Les jardins statuaires.
Illustrations de François Schuiten. Editions Attila. Paris 2010.
A paraître : François Schuiten et Jacques
Abeille : Les Mers Perdues. Roman graphique, éditions Attila.
[1] Le cycle des contrées, qui rassemble à lui seul huit ouvrages, auquel s’ajoute une trentaine de publications.
merci pour cette superbe chronique !
RépondreSupprimerfrédéric martin
C'est un plaisir de chroniquer un tel auteur tout comme de l'écouter lors d'une rencontre qui s'avéra tout aussi passionnante que ses romans.
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