Nous nous devons de célébrer aujourd’hui la collaboration
fructueuse entamée avec Hipstagazine qui
alloue avec libéralité aux idiots que nous sommes une chronique idiocratique hebdomadaire. Nous sommes donc également heureux d'accueillir cette semaine le Professeur du Dimanche venu nous parler un cocktail à la main du mouvement Chap et de la révolution des esthètes.
Entre un passé gonflé de ses idéologies mortifères et un futur
gros d'on ne sait trop quoi, il restait aux jeunes gens « le présent, l'esprit
du siècle, ange du crépuscule qui n'est ni la nuit ni le jour ; ils le
trouvèrent assis sur un sac de chaux plein d'ossements, serré dans le manteau
des égoïstes, et grelottant d'un froid terrible. L'angoisse de la mort leur
entra dans l'âme à la vue de ce spectre moitié momie et moitié fœtus ; ils s'en
approchèrent comme le voyageur à qui l'on montre à Strasbourg la fille d'un
vieux comte de Sarverden, embaumée dans sa parure de fiancée : ce squelette
enfantin fait frémir, car ses mains fluettes et livides portent l'anneau des
épousées, et sa tête tombe en poussière au milieu des fleurs d'oranger. »¹
Ces quelques lignes du Musset écrites voici plus d’un siècle n’ont
pas pris une ride et résonnent aujourd’hui comme pour davantage accentuer le
malaise contemporain. Dans une société qui, pour combler son absence de
repères, célèbre l’ambition, la vulgarité et l’égoïsme, les enfants du siècle
ont privilégié le jogging ou l’attaché-case, double face du fantasme
capitaliste de l’avoir, aux dépens du savoir-vivre. Il ne faut donc pas avoir
peur des marges pour participer à l’esprit du mouvement Chap, né en Angleterre
au début des années 90 à l’initiative de Gustav Temple et Vic Darkwood. Le
Chapisme, qui vient de l’expression britannique « Chap » signifiant « bon gars
», est avant tout un art de vivre qui conjugue l’individualisme et le bien
commun, invitant à bousculer le monde comme il va. Evitant à la fois les
travers du snob lymphatique et ceux du militant endoctriné, « Le Chap aime
autant le Byron révolutionnaire de Missolonghi que l’auteur de Childe Harold
fumant le cigare allongé sur le Grand Canal "pour ne pas perdre de vue les
étoiles". »² C’est muni de son aisance à fumer la cigarette ou la pipe,
confectionner les martini-dry et trouver un bon tailleur, que le Chap,
véritable anarcho-dandy, aborde le monde, déjouant ses dispositifs aliénants à
coups de tactiques mêlant ironie, absurde et élégance.
Le savoir-vivre existe pour deux raisons : la première consiste à
rendre vivable voire plaisant les échanges entre un homme et son prochain ; la
seconde à maintenir la domination d’une classe dominante sur les gens de peu.
Si l’anarcho-dandy entend se faire prosélyte par son exemple de la première, il
considère comme rétrograde la seconde. Le savoir-vivre a d’ailleurs depuis
longtemps été déserté par les élites qui ont désormais rejoint le monde
vulgaire du bling bling. Destiné à tous comme instrument d’émancipation,
l’anarcho-dandy conçoit le savoir-vivre sur le mode d’un code de conduite
révolutionnaire, qu’il met en pratique en commençant par l’art de saluer ou de
se tenir à table. Selon lui, comme l’affirmait Oscar Wilde, « la seule chose
que la politesse peut nous faire perdre c’est, de temps en temps, un siège dans
un autobus bondé. » Ensuite, l’anarcho-dandy met un point d’honneur à ne pas
négliger sa tenue vestimentaire sans non plus verser dans la mode, cette «
forme de laideur si intolérable qu’il faut en changer tous les six mois. »
(Oscar Wilde) D’autre part, le Chap ne travaille pas : s’il doit mettre les
mains dans le cambouis pour se procurer son martini et ses voyages en
Orient-Express, c’est toujours avec la désinvolture de l’individu refusant le
salariat. Il préfèrera changer de boulot comme de chemise et répondre à son
patron à la façon de Bartleby : « I would prefer not to » en attendant de
meilleurs cieux, plutôt que de faire partie de la masse composant le
Lumpenbureautariat. Surtout, l’anarcho-dandy est soucieux de son hygiène de vie
: contre le stakhanovisme du sport et l’impératif de l’urgence qui conduisent à
toutes sortes de pathologies mentales et morales, il privilégie le sport en
chambre et la marche à pied qu’il pourra ponctuer de quelque cocktail ou
volutes de fumée, ce dans le plus grand souci de son bien-être.
Enfin, l’anarcho-dandy est impatient : au lieu de remettre aux
calendes grecques le Grand soir, il s’efforce à être quotidiennement un
fragment de lendemain qui chante sur le mode anti-karaoké.
Comme une avant-garde sans prétention, le Chap allie ainsi le
pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté (Gramsci), et forme
peu à peu par affinités électives une conjuration de singularités pariant sur
la possibilité de traverser le nihilisme contemporain.
¹ Alfred de Musset in La confession d'un enfant du siècle, I 2,
1836
² Gustav Temple & Vic Darkwood, Le manifeste
Chap, p.II.
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