jeudi 10 mai 2012

Une mort idiote



LA  MORT D'UN FONCTIONNAIRE d'Anton Tchekhov. 1883

Par un beau soir, un expéditionnaire de chancellerie non moins beau, Ivane Dmîtritch Tcherviakov, assis au second rang des fauteuils d’orchestre, regardait, les yeux dans ses jumelles, les Cloches de Corneville. Il se sentait au faîte de la béatitude. Mais soudain…
Dans les récits on trouve souvent : « soudain. » Les auteurs ont raison ; la vie est si remplie d’inattendu… Mais soudain sa figure se plissa, ses yeux dansèrent, sa respiration s’arrêta ; il enleva sa jumelle, se pencha, et… atchi ! Il éternua comme vous voyez.
 Il n’est défendu à personne, et où que ce soit, d’éternuer. Les moujiks, les maîtres de police, et, parfois même, les conseillers privés éternuent. Chacun éternue. Tcherviakov, sans se troubler le moins du monde, s’essuya de son petit mouchoir, et, en homme poli, regarda autour de lui pour voir s’il n’avait pas, de son éternuement, dérangé quelqu’un.
Mais à l’instant il eut lieu d’être confus.
 Il s’aperçut qu’un vieux monsieur, assis devant lui au premier rang, marmonnait en essuyant avec soin, de son gant, sa tête chauve et son cou. En ce vieux monsieur, Tcherviakov reconnut le haut fonctionnaire du ministère des Voies de communication, Brizjâlov, qui avait rang de général.
« Je l’ai éclaboussé ! se dit Tcherviakov. Ce n’est pas mon chef, il est d’une autre administration ; mais c’est tout de même ennuyeux. Il faut s’excuser. »
 Tcherviakov eut un toussotement hésitant, se pencha en avant et murmura à l’oreille du général :
 – Pardon, Excellence ; je vous ai éclaboussé sans le vouloir.
 – Ce n’est rien… ce n’est rien…
 – Au nom de Dieu, pardonnez-moi ! Je… je ne l’ai pas fait exprès !
 – Ah ! je vous en prie ! Laissez-moi écouter !
Tcherviakov se troubla, sourit bêtement et se remit à regarder. Il regardait, mais n’éprouvait plus de béatitude. L’inquiétude commença à le travailler. Pendant l’entr’acte, il s’approcha de Brizjâlov, tourna autour de lui, et, vainquant sa timidité, marmotta :
 – Je vous ai éclaboussé, Excellence… Pardonnez-moi… Ce n’est pas que…
 – Ah ! cessez ! Je l’ai déjà oublié et vous me répétez toujours la même chose !… dit impatiemment le général, dont là lèvre inférieure remua.
« Il a « oublié », et il y a de la malice dans ses yeux, pensa Tcherviakov en regardant soupçonneusement le général. Et il n’en veut pas parler. Il faudrait lui expliquer que je ne voulais pas du tout… que c’est la loi de la nature, ou bien il pensera que j’ai voulu cracher sur lui… S’il ne le pense pas à présent, il le pensera plus tard… »
 Rentré chez lui, Tcherviakov raconta à sa femme son involontaire impolitesse. Il lui sembla que sa femme n’attachait pas assez d’importance à ce qui s’était passé. Elle s’en effraya un peu, mais, quand elle apprit que Brizjâlov n’était « pas de l’administration » de son mari, elle se tranquillisa.
 – Va tout de même t’excuser, lui dit-elle ; sans cela il croira que tu ne sais pas te tenir en public.
 – C’est justement… Je me suis excusé, mais il a été étrange… Il n’a pas dit un mot qui vaille… Et on n’a pas eu le temps de parler.
Le lendemain, Tcherviakov revêtit son uniforme neuf, se fit couper les cheveux et alla s’expliquer chez Brizjâlov… En entrant dans le salon d’attente, il y vit beaucoup de monde, et, au milieu des solliciteurs, le général qui avait déjà commencé à recueillir les suppliques. Après avoir questionné quelque personnes, Brizjâlov leva, à son tour, les yeux sur Tcherviakov.
 – Hier, à Arcadia, Excellence, si vous vous souvenez, – commença, comme s’il faisait un rapport, l’expéditionnaire, – j’ai éternué, et… vous ai éclaboussé sans le vouloir… Pardonn…
 – Quelle bagatelle… ma parole ! fit le général… Que désirez-vous ? demanda-t-il à une autre personne.
 « Il ne veut même pas me parler ! se dit Tcherviakov en pâlissant. C’est donc qu’il est fâché… Non, on peut pas laisser ça comme ça !… Je vais lui expliquer… »
Quand le général en eut fini avec le dernier visiteur, et voulut rentrer dans son appartement, Tcherviakov fit un pas vers lui et se mit à marmotter :
 – Excellence, si j’ose déranger Votre Excellence, c’est précisément, si je peux dire, par un sentiment de regret… Je ne l’ai nullement fait exprès, vous daignez le savoir vous-même !
 Le général eut mine de vouloir pleurer et fit un geste accablé :
 – Mais vous vous moquez tout bonnement de moi, mon cher monsieur ! dit-il en disparaissant derrière sa porte.
 « Quelle moquerie y a-t-il là ? songea Tcherviakov. Il n’y en a aucune ! C’est un général et il ne peut pas comprendre… S’il en est ainsi, je ne m’excuserai plus devant ce fier-à-bras. Que le diable l’emporte ! Je lui écrirai, mais ne viendrai pas ! Ma parole, je ne viendrai pas ! »
 Ainsi songeait Tcherviakov en revenant chez lui ; mais il n’écrivit pas de lettre au général. Il réfléchit, réfléchit sans pouvoir trouver ce qu’il fallait mettre, en sorte qu’il dut, le lendemain, aller s’excuser de vive voix.
– Je suis venu hier déranger Votre Excellence, – se mit-il à balbutier quand le général leva sur lui ses yeux interrogateurs, – non pas pour me moquer, comme vous avez daigné le dire. Je m’excusais, pour vous avoir fait une éclaboussure en éternuant… Je ne songeais pas à me moquer… Oserais-je le faire ? Si nous nous mettions à rire, c’est qu’alors il ne resterait aucun respect pour les hauts personnages…
 – Dehors, file ! hurla tout à coup le général, devenu bleu et se mettant à trembler.
 – Quoi, monsieur ? murmura Tcherviakov, fondant de terreur.
 – Dehors, file ! répéta le général se mettant à trépigner.
Dans le ventre de Tcherviakov, quelque chose se décrocha. Ne voyant, n’entendant rien, il recula vers la porte, sortit et se traîna lentement chez lui… Ayant machinalement regagné sa demeure, sans quitter son uniforme neuf, l’expéditionnaire s’étendit sur son canapé… et mourut.

Note - Le nom de Tcherviakov est formé à partir d'un mot qui signifie "ver de terre"




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