Dans un excellent
article du site Contrepoints,
Frédéric Mas nous expose en quoi il ne sert à rien de lire les programmes
politiques ou d’espérer naïvement que le candidat de son choix appliquera ce
pour quoi on a pensé l’élire. Les candidats ont en effet tout intérêt à
susciter des coalitions dont l’importance minimise d’autant la valeur des
propositions qui les ont suscitées. Autrement dit, « les promesses
n’engagent que ceux qui y croient » (air connu). Pour abonder plus encore
dans ce sens, nous citerons ici Jean-Jacques Rousseau qui, faisant de la
souveraineté populaire le socle de tout système de représentation, attaquait
rudement le système anglais livré selon lui au jeu des factions et des
partis : « Le peuple anglais pense être
libre, il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du
Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les
courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde »[2]. Le problème de la
souveraineté populaire, opposée à cette construction abstraite et étatique
qu’est la souveraineté nationale, est qu’elle laisse supposer que l’ensemble de
la population en âge ou en droit de voter, ce que l’on appelle le peuple,
constituerait une entité collective et agissante dotée d’une voix. Or,
il semble plus que présomptueux pour un politicien de présumer qu’il pourrait comprendre
et capter à son profit la voix du peuple dont il semble bien
difficile de dire qu’elle est une, voire qu’elle existe. Ainsi, comme le
souligne fort justement Frédéric Mas, le politicien s’adresse-t-il « à une multitude de petits groupes
fortement identifiés et mobilisables au détriment du plus grand groupe qu’est
la majorité de la population »[1]. Capter,
exprimer et comprendre la voix du peuple, résumer dans un
« programme » les « solutions » qui conviennent à la
majorité, est plutôt l’apanage des populistes. Encore le populisme n’est-il pas
seulement réductible à la caricature qu’en donne la politique contemporaine,
comme l’explique fort brillamment un petit essai de Vincent Coussedière[3] sur lequel nous aurons
sans nul doute l’occasion de revenir.
Nos
politiques sont donc contraints stratégiquement au mensonge et au parjure afin
de faire coïncider les intérêts des groupes qu’ils séduisent avec (supposément)
l’intérêt de l’Etat quand ils sont élus. Le programme annoncé se transforme dès
lors en politique d’Etat et entraîne son lot de déceptions et d’amères
désillusions de la part de ceux qui avaient cru aux promesses de leur candidat.
C’est en général ce que les médias appellent joliment « la fin de l’Etat
de grâce », la fin de l’illusion lyrique qui a porté l’élu au pouvoir, la
fin du sacre démocratique et le remplacement de la phase rituelle de l’élection
par le processus technique de l’exercice du pouvoir.
Cependant,
la nouveauté présentée par le deuxième tour de ces élections et par le débat de
jeudi est l’absence même de cet élément d’apparat indispensable au
fonctionnement démocratique qu’est la promesse électorale. On s’attendait
ainsi, jeudi, à revivre une fois de plus cette autre illusion consentie que
représente le rituel du débat d’entre-deux tours durant lequel les candidats
présentent leur « programme ». On pouvait même être en droit de
s’attendre à un beau spectacle, une empoignade entre François « The
Rock » Hollande et Nicolas « Vicious Nick » Sarkozy, un combat
titanesque, et même la lutte finale entre le représentant diabolique de la
cinquième colonne socialo-communiste tendance bolchévico-sioniste (cf.
les analyses lumineuses de Carl Lang) et le serviteur machiavélique de la
finance internationale, le président sortant qui n’hésite pas, de plus, à
s’adresser désormais à l’électorat d’un parti nationaliste
dont-les-propos-nous-rappellent-les-heures-les-plus-sombres-de-notre-histoire.
Las, en
lieu et place de ce duel à mort, nous avons eu droit au « Rendez-vous de
l’entrepreneur » sur France 3 Régions. Loin de nous ici l’idée de dire du
mal des entrepreneurs ou de France 3 Régions qui sont, chacun dans leur
domaine, fort utiles à la nation et à la cohésion sociale, mais nous sommes
contraints de remarquer que le débat entre les deux candidats s’est révélé
aussi passionnant qu’une directive européenne sur la normalisation du diamètre
des écrous de serrage des balancelles à poulies (par exemple).
On pouvait
s’attendre à ce que l’on évoque un ensemble de sujets quelque peu
mobilisateurs : lutte contre le chômage, politique industrielle,
régulation des marchés, avenir énergétique, immigration, construction
européenne, relations internationales… Sur tous ces sujets, chacun des
candidats aurait fait de grandes propositions, se serait peut-être autorisé
quelques envolées lyriques qui auraient fait hocher les têtes dans les
chaumières, aurait menti et cherché à « rassembler ». En fait de
rassemblement, le lapsus commis par le président sortant a déjà été révélateur.
« Je ne m’adresse pas à la gauche » a rétorqué Sarkozy à Hollande à
un moment de leur discussion. Normalement au deuxième tour, lui
rappellera-t-on, on s’adresse à tout le monde, c’est un peu le B.A.-BA
du mensonge en politique.
En fait, en
lieu et place de promesses, l’argument dominant le débat se résumait surtout à
« vous n’aurez jamais les moyens de le faire car… », le tout
systématiquement appuyé par une logorrhée de chiffres dont il était encore plus
difficile de savoir s’ils étaient vrais ou faux. Le combat de l’entre-deux
tours s’est vite apparenté à une sordide petite bataille de chefs de service,
sous les regards enamourés de Laurence Ferrari, cependant que David Pujadas
servait de temps à autre de ponctuation en levant les bras à l’horizontale
quelques dizaines de secondes et en faisant « oh ! », pendant
que les candidats s’invectivaient.
En faisant
abstraction de la supposée « connaissance des dossiers » des deux
candidats et en laissant un peu de côté ce déluge de chiffres infligé au
téléspectateur, on pourrait facilement résumer la portée du débat de jeudi
soir, en imaginant dans un autre contexte que F. Hollande, employé au
sous-service des évaluations productives de la commission d’évaluation
ergonomique des équipements des services rencontre N. Sarkozy, responsable de
la division statistique du ministère des Dons et Legs :
NS : - Dis donc
François, il paraît que tu veux remplacer toutes les machines à café du 4e,
tu es malade ou quoi ?
FH : - Pas du tout on
t’a mal renseigné, je compte simplement remplacer dans un premier temps la
machine à café du service photocopie du 3e qui est défectueuse.
NS : - Mais pas du tout
elle fonctionne très bien cette machine à café, je me suis encore servi un très
bon cappuccino hier et si tu la supprimes, qu’est-ce qu’ils vont devenir les
pauvres gens du service photocopie, hein ?
FH : - Il faut faire
preuve de courage et ne pas hésiter à s’engager dans des réformes qui peuvent
changer nos conditions de travail mais toi tu t’en fous parce que tu es protégé
par tes potes pleins de fric de la direction générale.
NS : - Et toi tes potes
plein de blé, tu veux que je balance les noms aussi ? Surtout celui de ton
copain obsédé qui vous a ruiné l’ambiance à la dernière soirée de promo en
essayant de se serrer la stagiaire ?
FH : - T’es
dégueulasse ! On avait dit qu’on touchait pas à la famille ! De toute
façon, depuis que t’es à la délégation syndicale, tout ce que tu as fait, c’est
passer ton temps à t’en mettre plein les fouilles et à ne rien foutre !
NS : - Et toi tu vas
faire quoi ? Et avec quel fric hein ? T’es trop seul tocard, tout le
monde te hait dans la boîte de toute façon.
FH : - Et ben je
préfère ça qu’aller boire des coups avec tes potes fachos !
NS : - N’importe quoi
lui ! Mais vaz-y menteurmenteurmenteurmenteur !
FH : -
cécuikidikié !
NS : - kulé !
Il est inutile de pousser plus loin la
reconstitution pour étayer de façon bouffonne la remarque que nous inspiraient
à la fois l’article de Frédéric Mas et le débat présidentiel : c’est qu’il
est inutile de lire les programmes politiques, surtout quand il n’y a
plus ni programme, ni politique.
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