À peine la page du premier tour est-elle tournée
qu’un sentiment morne et profond gagne tout l’être démocratique. Comme une
forme d’espérance qui, une fois de plus, se déchire au contact d’un monde clos
sur lui-même, rigide et imbécile. Et Dieu sait que la démocratie est bien plus
qu’un système, un mécanisme, bref un moyen pour les hommes d’organiser le
pouvoir, de s’accaparer la puissance de gouverner ; elle est une
aspiration de tout l’être vers quelque chose qui n’advient jamais, et qu’il
faut, donc, toujours remettre à l’œuvre. D’où l’étrange mélancolie qui étreint
le citoyen le lendemain de son vote, comme un souvenir effacé, peut-être oublié
ou tout simplement fantasmé, de ce qui pourrait être : naître à la liberté
avec et à travers les autres. Un âge d’or en quelque sorte, là où la mélancolie
plonge ses longs bras tortueux, un âge d’or qui signale notre essence commune
et notre destin collectif. Autrement dit, l’aspiration de chacun à être avec
les autres dans la définition du vivre ensemble, de l’être en commun. Douce
mélancolie d’un état dont le monde s’éloigne inexorablement à mesure qu’il se
revendique, à outrance, de la démocratie. Comme pour conjurer le mauvais sort,
car la démocratie est tellement loin aujourd’hui que l’être se fout bien des
autres, dans son royaume illusoire de l’ego.
La
campagne électorale qui se déplie sous nos yeux interloqués ne risque pas
d’atténuer cette profonde mélancolie, et ce, pour deux raisons indépassables.
Sur le fond d’abord, nos deux candidats arrivés en tête au soir du premier tour
ne brillent pas, c’est le moins que l’on puisse dire, par leur programme
idéologique. Un principe fondamental semble définitivement enterré : la
politique, ce ne sont plus des idées, et encore moins une vision, mais
simplement des mesures ponctuelles que l’on essaie de faire passer à grands
coups de slogans. À ma gauche, François Hollande recycle des vieilles lunes
pseudo-socialistes pour faire barrage, ni plus ni moins, à l’avancée inexorable
du grand capital. À ma droite, Nicolas Sarkozy innove puisqu’il n’a même pas
jugé utile de présenter un projet homogène ; le marketing politique se
suffisant désormais à lui-même. Aux gogos de faire leur marché dans ce
patchwork d’annonces intenables, de mesures molles et d’austérité appliquée.
Pourtant, les sujets ne manquent pas à un moment, crucial, où l’avenir de la
civilisation européenne est en jeu. Qu’en est-il de la mutation écologique qui
s’imposera à nous dans très peu d’années ? Qu’en est-il de l’identité française
et européenne dans le contexte de la mondialisation ? Qu’en est-il des
équilibres internationaux dans un monde traversé par une multitude de conflits
latents ? Qu’en est-il de la croissance économique dans une planète
complètement lessivée ? De tout cela, vous ne saurez rien ! En
revanche, on vous répétera à l’envi que le déficit abyssal nécessite une sacrée
cure de rigueur, que la croissance finira bien par revenir, que l’économie
ouverte est une chance, etc. Bref, que tout va pour le mieux dans le meilleur
des mondes à partir du moment où l’on peut encore (un peu) se gaver de
consommation.
Sur la forme ensuite, l’opinion
publique a définitivement remplacé l’arène citoyenne, et le consommateur le
citoyen. Et si l’on écoutait les spécialistes patentés, cela ferait bien
longtemps que l’on voterait, au pire, de chez soi à partir de son ordinateur
ou, au mieux, pas du tout. Les sondages d’opinion faisant bien l’affaire,
d’autant plus qu’ils ne se trompent pas contrairement aux suffrages des
électeurs, parfois imprévisibles. Mais cela ne serait rien s’il n’y avait cet
immense cirque que les medias, la télévision en premier lieu, nous organisent
avec une volupté toujours plus infernale. Nous assistons à la naissance du
grand commérage médiatico-politique auquel se prêtent, avec une complaisance
coupable, tous les acteurs bien introduits dans le système. La petite phrase de
tel ou tel responsable politique qui doit faire le buzz ; le commentaire
pontifiant du politologue qui ne voit pas plus loin que le bout de son
nez ; les sarcasmes des journalistes qui connaissent bien, eux, le dessous
des cartes ; les « coups de gueule » des quidams qui
s’époumonent à donner leur avis sur l’antenne des radios, etc. Tout cela forme
un gigantesque brouhaha qui occulte ce que l’on appelait autrefois une discutatio politique, soit une passe d’armes
entre deux pensées construites. Comment, dans un tel contexte, les idées
pourraient-elles se frayer un chemin dans le débat ? Tout doit aller très
vite, comme dans un match de boxe, pour que chacun puisse compter les points et
se ranger, éventuellement, derrière son vainqueur.
Sur ces deux points, le fond et la
forme, nos candidats ont comblé toutes les attentes lors de ce fameux débat
d’entre-deux-tours. Rien à dire, ils ont fait le spectacle comme rarement sous l’histoire
de la Cinquième République. Certes, ils n’ont rien inventé, et on peut
remercier leurs prédécesseurs d’avoir si bien ouvert la voie de l’hypocrisie la
plus morne. Mais, tout de même, se mordiller comme cela les mollets à grands
coups d’invectives débiles, de chiffres invérifiables, de postures
carnavalesques, d’indignations feintes, etc. Par contre, de politique, il n’en
était pas question, le moins du monde. Ce que l’on nous demande de juger, c’est
le style, la personnalité, la posture, le costume, mais jamais la vision à long
terme, et quand même le voudrions-nous, qu’il n’y en avait pas. Que le
spectacle continue !
Ô sombre mélancolie qui m’étreint…
Un article à retrouver sur Hipstagazine
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