jeudi 13 septembre 2012

Le co-immunisme universel (3)


Dieu comme performances de soi


La deuxième partie de l’ouvrage s’ouvre justement sur les « traits fondamentaux de la vie en exercice » et peut s’apparenter à une ontologie de la mystique. Autrement dit, Sloterdijk cherche à identifier les étapes qui symbolisent la montée vers l’oubli de soi, et son inexorable retour dans le monde.

La première étape tient dans une déclamation : « Par la présente, je sors de la réalité ordinaire ». Les stoïques, les bouddhistes, les premiers chrétiens, etc. font « sécession » avec le monde commun pour s’installer sur les rives solitaires de leur propre royaume. Dès lors, peut commencer le travail sur soi qui nécessite, au départ, deux attentions soutenues. La première vise à mettre en ordre le « monstrueux excédent d’autoréférentialité » libéré par la découverte de sa cartographie intérieure. Il faut en quelque sorte tracer des frontières, établir une constitution et apprendre à se gouverner soi-même. La seconde vise à protéger son nouveau territoire des infiltrations extérieures dont les deux plus importantes proviennent des « orifices sensoriels » et des « liaisons linguistiques ».

L’étape suivante consiste à entamer un dialogue avec soi-même pour apprendre à se tenir compagnie. Cette petite société s’organise alors autour de trois acteurs : le Moi qui a fait sécession, le Grand Autre qui naît de la sécession et le témoin intérieur qui arbitre les débats. L’objectif étant la transfusion du Moi dans le Grand Autre sous le regard discipliné du témoin. Selon ce schéma, le fanatisme – compris comme une déviance – consiste à éliminer le témoin gênant pour que le « Moi pathologique » s’approprie la position du Grand Autre et agisse en son nom.

Enfin, la dernière étape se confond avec le chemin parcouru et se déplie en une multitude de niveaux à franchir. La règle de saint Benoît, les « Tables spirituelles » de Jean Climaque ou encore les nombreux traités hindous se présentent comme des viatiques à l’usage de l’homme qui monte, un à un, les barreaux de l’échelle de l’humilité. Les approches différenciées montrent seulement que la forme du Grand Autre peut varier d’une culture à l’autre (négativité bouddhique, trinité évangélique, puissance tantrique, etc.). Saint Augustin n’a-t-il pas changé régulièrement l’adresse de ses « entraîneurs transcendants » avant de se fixer dans la « littérature chrétienne de la performance » ? 




Hormis quelques cas isolés, l’histoire des ascèses radicales ne se ferme pas sur elle-même, mais déborde au contraire sur l’ordonnancement du monde extérieur. Sloterdijk parle à ce propos de « la guerre non sanglante de ceux qui reviennent en tant qu’habilités à enseigner, contre tous les autres, qui apprennent alors qu’ils sont des élèves ». Deux motifs dessinent les lignes de ce retour prophétique. D’une part, la réorganisation de l’espace avec la fixation de pôles spirituels – ermitages, monastères, académies, etc. – qui forment autant de « points d’appui de “l’esprit de l’utopie” dans le monde ». D’autre part, la référence à un temps existentiel – un temps historial préciserait Henry Corbin – qui renvoie davantage aux manifestations de l’âme qu’aux évènements de l’histoire.

En tout état de cause, ces « hétérotopies » travaillent la société de l’intérieur et aiguisent la tension entre les sécessionnistes et les sédentaires. Pour Sloterdijk, la constitution des grandes religions répond tout simplement au besoin d’adoucir les « tensions excessives et vexatoires des fondateurs ». De même, les universalismes sont un moyen de reformater les groupes d’élection dans le sens d’une euphémisation des pratiques radicales. Se joue ici tout le processus civilisationnel qui vise à transférer, dans un premier temps, les fonctions hyperboliques dans des espaces de repli destinés aux élites et à traduire, dans un second temps, ces fonctions dans des contenus cognitifs et moraux transmissibles aux générations suivantes. Ce double mouvement aboutissant à la mise sur le marché d’une « éthique de l’invraisemblable stabilisé » et à la formation de « hautes civilisations ».

En effet, le « système de dressage » est d’autant plus sophistiqué qu’il parvient à mettre en paradoxe les tensions verticales et l’existence ordinaire jusqu’à produire une tradition. « Seule la transformation – écrit Sloterdijk – de l’incroyable en exemplaire peut permettre la stabilisation du climat de travail de la haute civilisation ». Ce qui induit, en terme wébériens, la routinisation du charisme dans des procédures de reproduction mimétique. Les êtres d’exception transmettent le flambeau aux premiers disciples qui éclairent peu à peu les obscurités du monde commun.

Plus largement, la tension civilisatrice suppose l’intervention d’« entraîneurs spirituels » que l’auteur identifie à partir de cinq figures typiques : le gourou, le maître bouddhiste, l’apôtre, le philosophe et le sophiste. Selon des techniques différentes, il appartient à chacun de ses maîtres d’accompagner les élèves dans la voie du retour à soi sans céder aux tentations du départ définitif. Notons que le dernier type, celui du sophiste, sert de jonction avec les entraîneurs modernes et profanes puisqu’il tend à minorer la dimension spirituelle au profit de celle de la pure répétition.

Sloterdijk décrit par la suite trois figures alternatives, c’est-à-dire déspiritualisée, qui prennent en main, non pas un disciple, mais une discipline spécifique : l’entraîneur sportif, le maître artisan et, réunis dans un même groupe, les professeurs, enseignants et écrivains. Cette démocratisation de la maîtrise n’est pas sans produire une forme de désenchantement. Elle marque en tous les cas l’entrée dans la modernité, c’est-à-dire le temps où les conversions individuelles cèdent la place aux programmes d’entraînements collectifs.  



(à suivre)

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