Ce n’est pas possible.
C’est inconcevable. On nous avait pourtant promis la fin de l’histoire, la fin
des guerres, la fin des frontières, la fin des religions, la fin des
fanatismes, la fin des fins, la vraie der des ders, et voilà que ça repart.
Nous étions pourtant bien tranquilles entre Européens, dans le petit vase clos
de notre espace Schengen, convaincus d’avoir pour de bon réussi à abolir le
passé, le présent et l’avenir, pour rêver d’un futur sans lendemain, un présent
perpétuellement remis à jour : le jour sans fin, le vrai.
Et voilà que, pour
commencer, l’ours russe sort les griffes, furieux qu’on lui piétine les pattes tandis
que le sommeil de l’Europe au bois dormant est troublé par des fous furieux,
dont il est impossible d’évaluer le nombre et qu’aucun plan vigipirate ne peut
arrêter, répondant à l’appel de Daesh et se mettant en tête de faire
exploser la France en fonçant sur des piétons dans un marché de Noël ou en
attaquant un commissariat. Tandis que l'on était occupé dans les journaux à
débattre du cas Zemmour ou de la place des crèches de Noël dans les mairies, la
réalité s’est rappelée à notre mauvais souvenir. Le réveil est forcément un peu
difficile. Madame le Procureur de la République à Dijon a avancé que le forcené
qui a blessé treize personnes dans sa ville n'était qu'un simple déséquilibré
dont les actes ne
relevaient pas de l'entreprise terroriste. Comme si tous les types qui
décapitent, roulent sur des piétons ou abattent des fillettes dans les cours
d'école au nom de l'Islam n'étaient pas des déséquilibrés. Mais le procureur de
Dijon avance que le fou furieux a simplement crié "Allahu Akbar" pour
se donner du coeur à l'ouvrage. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur a
d’ailleurs confirmé ces propos relayés par les grands médias. Il est donc établi qu’un type qui fonce à cinq
reprises dans la foule en hurlant "Allahu Akbar" ne commet pas
d'attentat. Il a simplement un coup de chaud, ce n'est pas un acte terroriste.
Ceci n'est pas une pipe, écrivait Magritte en peignant une pipe. La langue de
bois est devenue une véritable œuvre d'art contemporaine, à force d'absurdité.
Les Mac Carthy et Jeff Koons peuvent aller se rhabiller, leurs provocations
font pâle figure à côté des perles langagières qui dérivent dans l'immensité du
vide politique.
Mais en dépit de ces
exorcismes médiatiques, le ready-made assassin a fait des émules,
malheureusement pour le procureur de Dijon et Bernard Cazeneuve et surtout pour
les victimes. Deux heures après Dijon, c'est Nantes qui était la cible d'un
autre "déséquilibré", choisissant lui de foncer à travers un marché
de Noël et faisant onze blessés. Vingt ou trente minutes après l'attentat, les
médias ont attendu avec angoisse que l'on confirme ou non la nouvelle: le
conducteur avait-il crié lui aussi "Allahu Akhbar"? Il s'agissait de
pouvoir labelliser avec certitude ce deuxième acte de violence, comme si la
cible choisie pour l'attaque n'était pas
assez symbolique. Le président annonçait la tenue d'une réunion ministérielle
d'urgence, dont il ressortira sans doute qu'il convient désormais d'interdire les
marchés de Noël ou d'apposer sur les tableaux de bord des voitures des
autocollants invitant à la modération religieuse avant de prendre le volant.
Ceux qui prétendent en Irak
ou en Syrie servir l'Islam traditionaliste sont des déséquilibrés au même titre
que ceux qui se jettent en voiture dans la foule ou ceux qui décident d'aller
"faire le djihad" dans leur califat de déséquilibrés. Etait-il vraiment
utile de préciser que ces fous de dieu sont des fous furieux ? Ces fous-là
d’ailleurs ne servent ni dieu ni aucune sorte de tradition. Le fondamentalisme
de Daesh et de ses multiples excroissances fanatisées n’est qu’un nihilisme
parmi d’autres. L’islamisme renouvelé de 2014 ne propose qu’une table rase
sommaire et ultra-radicale : plus de culture, plus de religion, plus
d’histoire, seulement une sorte de mystique dévoyée mêlant la sacralisation de
la violence à une caricature de théocratie qui séduit tous les laissés pour
compte et les ratés, tous les perdants
radicaux, comme l’écrivait Enzensberger, choisissant de se reconvertir en
soldats de dieu après avoir cessé de révérer le dieu Argent, lassés de ne pas
devenir les petits arrivistes qu’ils rêvaient d’être.
Ceci devrait poser question
à l’Islam dans lequel cette « nouvelle radicalité » prétend trouver
ses racines et sa justification morale. Cela devrait aussi poser question à l’imam
de Lunel, ce prétendu religieux qui cautionne la barbarie nihiliste au nom des
« enfants de la Palestine », comme le chauffard en croisade de Dijon
prétendait agir « par empathie avec les enfants de
Tchétchénie ». Cela devrait enfin
interroger les sociétés qui produisent ou accueillent ce genre de fanatiques
sans oser les nommer clairement, une société qui fait tellement profession de
se détester qu’elle est une cible parfaite pour cet Islam-là qui se rêve à
nouveau guerrier et conquérant, une société qui oppose sa propre vacuité au
vide de « cette religion sans culture », de cette « Sainte
Ignorance ».
La ridicule affaire des
crèches de Noël a montré à quel point une minorité agissante raisonne encore en
France, comme si nous étions encore au XIXe siècle ou coincés pour l’éternité
dans un mauvais Don Camillo : ces « libres penseurs »
prisonniers de leurs dogmes qui ne supportent rien de leur propre culture, ces
antifas qui chassent les spectres d’une histoire qu’ils ne connaissent pas pour
mieux ignorer les excès d’un monde qu’ils ne veulent pas voir. Le nihilisme de
Daesh, des jeunes djihadistes ou des déséquilibrés qui attaquent les
commissariats ou foncent sur les marchés en hurlant « Allahu Akhbar »
répond au nihilisme d’une société qui renonce à son histoire, qui renonce à
exister et qui renonce même à nommer ses agresseurs, de peur qu’ils la frappent
plus durement. Il fut un temps où Sartre compagnon de route enjoignait de
prêcher le mensonge pour ne pas désespérer Billancourt. Aujourd’hui, alors que
la gauche se fiche bien de Billancourt, il faut intervenir en Irak mais pas à Kobané pour éviter de tuer un
jeune djihadiste français, de même qu’après trois actes de terreur, certes
perpétrés par des individus isolés mais revendiqués au même cri d’ « Allahu
Akhbar », il faut parler de déséquilibrés pour ne pas désespérer les
banlieues. Les pouvoirs publics semblent tétanisés à l’idée de nommer l’islamisme
ou le terrorisme au lieu de continuer à parler d’actes isolés, sans aucun lien les uns avec les autres. Bien sûr qu’il s’agit d’actes isolés mais il
existe un lien tellement évident entre ces trois attaques, qui ont eu lieu pour
certaines à quelques heures d’intervalle, qu’il paraît presque surréaliste de
le nier. Il s'agit bien de crimes directement liés à l’islam fondamentaliste, un islamisme qui se donne les apparences du traditionalisme mais qui ne représente en réalité qu'un avatar intégriste et sérieusement déséquilibré de notre modernité elle-même en piteux état. Cette espèce de mascarade islamo-nietzschéenne pour imam en basket et petits aspirants-bourreaux fait mine de se dresser contre la réussite tapageuse de l'occident pour mieux prendre pour modèle sa décrépitude, caricaturant à travers les explosions de violence
individuelle l’atomisation et la fragmentation de notre société, transformant
les revendications individuelles insatisfaites en un radicalisme religieux qui
prend le relais d’un modèle d’intégration en panne et suscite aujourd’hui des vocations chez les populations autochtones comme allogènes. Confrontés
à cette menace qui nous est pourtant familière, nous sommes désarmés par des années d’autoflagellation et de
terrorisme intellectuel tandis que nos dirigeants sont tétanisés par la crainte de ne
pouvoir préserver la paix sociale ou de « stigmatiser », faute
suprême, péché mortel. On voit donc la batterie habituelle d'experts nous expliquer que le tueur à la voiture qui se mutile avant d'être pris est "borderline". Que le déséquilibré n'est pas un terroriste car il n'a pas de plan organisé. Peut-être n'ont-ils pas compris que le terrorisme contemporain est plus sauvage est plus imprévisible qu'ils ne peuvent le prévoir car il recrute aujourd'hui, pour sa nouvelle croisade, au sein des cohortes de déséquilibrés dont notre société a patiemment nourri les psychoses, généreusement accueilli le mépris et complaisamment entretenu la haine. Notre société ne peut pas nommer clairement aujourd'hui cet ennemi car cela impliquerait de nommer tout aussi clairement son impuissance et sa lâcheté. Nous n’avons pas besoin de Daesh ou de ses émules pour
nous faire peur : quand il s’agit de nommer nos maux, nous sommes
terrorisés par nos propres mots.
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