mardi 16 décembre 2014

Sade contemporain, la perversité ordinaire


        Le professeur du dimanche dissèque le phénomène Sade avec son talent habituel – article paru originellement sur le site Apache. Bienvenus dans la cité perverse… 

Une exposition au Musée d’Orsay, un livre de Michel Onfray, une nouvelle édition dans la Pléiade : on en viendrait presque à oublier qu’il a toujours été là, tapi dans le subconscient de nos sociétés libérales depuis plus de deux siècles… J’ai nommé Donatien Alphonse François de Sade. Depuis une trentaine d’années cependant, sa logique se dévoile au grand jour, quitte à être assumée avec le cynisme qui lui sied. Souvent dépeint comme une figure révolutionnaire et subversive, Sade est en réalité un pervers ; autrement dit, il renverse le sens des mots et des valeurs au seul profit de sa jouissance. La logique néolibérale et l’augmentation du nombre des pervers narcissiques (dont la presse psychologisante fait ses choux gras) sont autant de phénomènes dont Sade a le mérite de fournir la matrice justificatrice.

Sade est souvent présenté comme un libertin dont les idées subversives lui auraient valu un injuste emprisonnement à la Bastille. La réalité est beaucoup moins glorieuse. En 1768, il séduit une jeune femme réduite à la prostitution et à la mendicité, Rose Keller, qu’il va séquestrer chez lui pour la fouetter et par la suite lui faire couler de la cire de bougie sur ses plaies. Quelques années plus tard, c’est à Marseille qu’une affaire d’empoisonnement et de sodomie le mène finalement à la Bastille en 1777. Sa haute estime de lui-même, se considérant au-dessus des lois et du « vulgaire », va le conduire à confesser un mépris malsain auprès de son valet dans une lettre de janvier 1780 : « On peut mal parler du gouvernement, du roi, de la religion : tout cela n’est rien. Mais une putain, monsieur Quiros, ventrebleu ! une putain, il faut bien se garder de l’offenser, car dans l’instant des Sartine, des Maupéou, des Montreuil, et autres suppôts de bordel, vous viennent soldatesquement soutenir la putain et vous enferment intrépidement un gentilhomme douze ou quinze ans pour une putain. » Du DSK avant l’heure en quelque sorte.

Sade a la réputation d’un briseur d’idoles : Dieu, l’Etat, la Société, etc., ce qui aurait contribué à forger l’image d’un sympathique anarchiste. En réalité, Sade légitime ses actions à l’aune d’une idole bien plus puissante et destructrice : la Nature, autrement dit les pulsions. Michel Onfray résume ainsi la logique qui en découle : « Chacun est objet, jamais sujet : la nature fonctionne de façon aveugle, par-delà bien et mal, vice et vertu, en ignorant la morale. En elle, on ne trouve ni faute ni péché, ni interdit ni obligation. La vérité de chacun consiste à obéir aveuglément à son destin fixé par les lois naturelles dont on ignore le mécanisme. Dès lors : je dois ce que je peux et je peux ce que je veux, mais je veux ce que la nature m’impose. »[1]


 
On comprend mieux dès lors pourquoi Sade était contre la peine de mort. Loin d’être un militant des droits de l’homme avant l’heure, il critiquait cette peine dans la mesure où elle relève de la froide raison de la loi, autrement dit la jouissance est absente car empêchée par l’institution. Le meurtre par contre est légitime dans la mesure où il peut procurer de la jouissance : c’est le cas du président Curval dans Les Cent-vingt journées de Sodome qui va faire exécuter un innocent portefaix et multiplier son plaisir sadique en profitant de l’heure du moment de sa mise à mort pour sodomiser sa fille. Pour Sade le raisonnement est simple : « Puisque la loi est criminogène, il faut qu’elle autorise le crime. »[2] 

Dans son texte rédigé lors de la Révolution française intitulé Français, encore un effort…, il légitime ainsi le crime et fait de l’inceste une loi naturelle dans la mesure où il « étend les liens de la famille et rend par conséquent plus actif l’amour des citoyens pour la patrie. » Cet extrait du projet de Déclaration rédigé en 1793 par Marat résume bien le dessein de la Cité perverse dont Sade se veut le promoteur (ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ce dernier prononça l’oraison funèbre du révolutionnaire assassiné par Charlotte de Corday) : « Pour conserver ses jours, l’homme est en droit d’attenter à la propriété, à la liberté, à la vie même de ses semblables. Pour se soustraire à l’oppression, il est en droit d’opprimer, d’enchaîner, de massacrer. Pour assurer son bonheur, il est en droit de tout entreprendre : et quelqu’outrage qu’il fasse aux autres, en rapportant tout à lui, il ne fait que céder à un penchant irrésistible, implanté dans son âme par l’auteur de son être. »

Ainsi, si Sade a pu être présenté comme un pourfendeur de la propriété bourgeoise, c’était pour mieux dénier toute forme de droit et donc de protection liée à cette propriété afin de donner libre cours à la libre satisfaction des désirs réduite à un pur rapport de force : « Je n’ai nul droit à la propriété de cette fontaine que je rencontre sur mon chemin, mais j’ai des droits certains à sa jouissance ; j’ai le droit de profiter de l’eau limpide qu’elle offre à ma soif ; je n’ai de même aucun droit réel à la propriété de telle ou telle femme, mais j’en ai d’incontestables à sa jouissance ; j’en ai de la contraindre à cette jouissance si elle me le refuse par tel motif que ce puisse être. » (Sade, La philosophie dans le boudoir) Non seulement la contrainte est un droit qui va à l’encontre de tout principe de réciprocité, mais en plus elle doit s’accompagner d’une souffrance chez l’autre à même de décupler la jouissance de son auteur. « Pour Sade, être maître de sa personne, c’est jouir de soi à travers la souffrance d’autrui. »[3] Autrement dit, l’individu est considéré comme moyen et non comme fin dans le but de maximiser l’utilité (ici la jouissance par la souffrance de l’autre).


 
Dans une certaine mesure, nous pouvons rapprocher Sade de Bentham dans le sens où ce dernier, économiste qui a inspiré l’économie néolibérale, est aussi l’apôtre d’un utilitarisme où chacun doit agir de façon spontanée, selon son bon plaisir et son intérêt. Chez Sade et Bentham cependant, cela ne suppose  pas une licence pure : l’action est d’autant plus efficace qu’elle est codifiée. En effet dans quelle mesure un ordre d’actes spontanés est-il possible ? C’est ce à quoi Adam Smith ne répond pas avec son utopie d’un ordre naturel réglé avec la main invisible. Sade comme Bentham ont bien compris que les règles sont indispensables pour que la jouissance au-delà du bien et du mal puisse être rendue possible. Il existe une codification de la pratique sadique : la jouissance n’est pas une licence. Dans Les Cent Vingt Journées de Sodome, on y voit par exemple la mise en place de règles très spécifiques chargées d’organiser la débauche. Ainsi dans le château de Silling, « Les quatre amis travaillèrent à un code de lois, qui fut signé des chefs et promulgué aux sujets sitôt qu’on l’eût rédigé. ». Les normes contribuent donc chez Sade à « une véritable économie du désir et de la jouissance. En effet, si le libertinage s’organise en économie, son fonctionnement ne conduit à aucun processus d’accumulation. Le profit retiré de la souffrance d’autrui s’évanouit dans l’instant de la jouissance. »[4]
 
C’est pourquoi le concept de Lacan de « plus de jouir » qui constituerait une réserve de jouissance calquée sur la plus-value de Marx est erroné. Sade pose les bases d’un capitalisme hédoniste fondé sur la pulsion, à grands renforts de publicité et d’une culture de la consommation. Nous sommes entrés « dans un univers où la déception qui caractérise le névrosé, en butte à l’inadéquation de la chose à son désir, est remplacée par une relation perverse à l’objet fondée sur l’illusion imaginaire de la jouissance totale. »[5] Aussi, l’expansion économique « a besoin pour se nourrir de voir se rompre les timidités, les pudeurs, les barrières morales, les interdits. Cela afin de créer des populations de consommateurs avides de jouissance parfaite, sans limite et addictives. »[6] Dany-Robert Dufour résume bien dans son ouvrage La Cité perverse, les trois règles sadiennes qui constituent la logique d’aboutissement du libéralisme : 1° Il n’y a pas de limite à ce à quoi j’ai droit, 2° Je dois absolument prouver que je suis essentiellement différent de l’autre et que celui-ci ne peut rien m’apporter, 3° Je suis toujours, réellement ou potentiellement, victime de l’autre. Or pour que je ne sois pas victime, il faut que l’autre soit ma victime.

Nous retrouvons ici le projet de société de Sade qu’il appelait « isolisme », où les individus sont isolés et dont les relations sont réglées par la confrontation de leurs désirs narcissiques. « J’aime mieux être opprimé par mon voisin, que je puis opprimer à mon tour, que de l’être par la loi, contre laquelle je n’ai aucune puissance. Les passions de mon voisin sont moins à craindre que l’injustice de la loi, car les passions de ce voisin sont contenues par les miennes, au lieu que rien n’arrête, rien ne contraint les injustices de la loi. » (Sade, La philosophie dans le Boudoir)



La perversion, et plus généralement les pervers narcissiques, trouve ici un terreau propice à son développement (que l’on songe par exemple aux salariés victimes de harcèlement moral afin de les pousser à démissionner et éviter le licenciement). Le pervers veut avant tout échapper à la loi commune en n’hésitant pas à la transgresser : il est porteur de sa propre loi, ce qui ne l’empêche pas de vouloir l’imposer aux autres. C’est en somme le renard libre dans le poulailler libre dont parle Marx, en précisant toutefois que c’est en réalité un poulet qui se prend pour un renard. Ici encore, Sade a la parole : « Si l’égoïsme est la première loi de la raison et de la Nature ; si bien décidément, nous ne vivons et n’existons que pour nous ; nous ne devons donc avoir de sacré que ce qui nous délecte ». (La Nouvelle Justine). 

Les névrosés culpabilisent en raison de la dette qu’ils doivent à l’égard de l’Autre (la vie, le langage,…) et dont ils sentent qu’ils ne pourront jamais s’acquitter complètement. « On constate aujourd’hui une inversion du sens de la dette. Les cliniciens de l’adolescence parlent d’enfants qui, désormais, déclarent à leurs parents qu’ils n’ont pas demandé à venir au monde. Intimant ainsi à ceux qui les ont mis là d’assumer leurs actes. Car eux ne doivent rien à personne et encore moins à l’Autre, en l’occurrence ceux de la génération antérieure. »[7]. C’est que le pervers est un enfant dans un corps d’adulte. Comme l’écrit Paul Racamier, « Les pervers narcissiques ne doivent rien à personne, cependant tout leur est dû. » N’ayant pu accéder à Œdipe (avec en gros un père qui pose la loi et une mère qui permet de s’émanciper), le pervers n’a pas eu la possibilité de se structurer. Pour l’expliciter, Paul Racamier invente le concept de l’Antoedipe, formé à partir de « ante » (avant) et « anti » (qui empêche). Le pervers narcissique ne souffre pas, c’est l’autre qui souffre à sa place : il projette son propre chaos dans l’autre. C’est parce que cet autre est désormais porteur de son symptôme que le pervers doit dénier sa parole sous peine qu’il le mette en face de sa folie. Il actionne ainsi un mécanisme de défense contre la schizophrénie. : ce n’est pas une personne qui est à la fois Mr Jekyll et Mr Hyde, c’est Mr Jekyll qui projette Mr Hyde dans l’autre. Il n’y a pas d’ambivalence : il y a amour puis haine complètes. Il lui faut toujours plus. Son désir est insatiable. S’il est satisfait dans un premier temps, son désir s’amplifiera de manière à ce qu’il ne soit jamais satisfait, ce qui le rend malheureux. Le réel lui impose cette condition de la limitation que précisément il entend transgresser.

CAS PRATIQUE

Emettons néanmoins l’hypothèse que le réel lui offre cette possibilité de combler l’ensemble de ses désirs : dans un épisode de La 4e dimension intitulé Enfer ou paradis, un cambrioleur est atteint d’une balle dans la tête par des policiers alors qu’il était en fuite. Il se réveille en présence d’un homme qui prétend être son guide dans un monde où tous ses désirs seront satisfaits. Il l’emmène dans un vaste appartement en lui déclarant qu’il lui appartient et qu’il peut demander ce qu’il souhaite. D’abord sceptique, le cambrioleur le teste et obtient des liasses de billets et des femmes. Comprenant qu’il est mort, il est surpris de se retrouver dans un véritable paradis. Il va vérifier dans une sorte de banque de données voir s’il ne s’agit pas d’une erreur, si une bonne action s’est glissée par chance dans son CV. Ce n’est pas le cas : toutes les actions de sa vie égoïste sont minutieusement répertoriées. Surpris, il n’entend pas moins jouir des conditions qui s’offrent à lui : il ne perd jamais au casino, il obtient toutes les femmes qu’il veut, etc. Il commence néanmoins à s’ennuyer : sa première déconvenue arrive lorsqu’il apprend par son guide qu’il ne peut pas retrouver ses amis morts comme lui. Il demande alors à retrouver la jouissance qu’il avait lorsqu’il transgressait la loi, par exemple en braquant des banques. Le guide lui dit que c’est possible, que cela peut être programmé. Mais une transgression programmée où tout le monde joue et est au courant n’en est plus une. Le cambrioleur en vient à être désespéré : il ne peut plus tenir une seconde de plus dans ce monde. Il réclame alors à son guide d’aller en enfer, qui lui répond par un éclat de rire : « Qui vous a dit que vous étiez au paradis ? » Quelles que soient les conditions du réel, il n’existe pas d’issue heureuse : le pervers narcissique est un être en souffrance condamné dans sa propre prison, ne pouvant échapper à ses tourments.










[1] Michel Onfray, La passion de la méchanceté. Sur un prétendu divin marquis, Paris, Autrement, 2014, p. 64.
[2] Hugues Jallon, Sade. Le corps constituant, Paris, Michalon, 1997, p. 65.
[3] Ibid., p. 76
[4] Ibid., p. 109.
[5] Dardot et Laval, La nouvelle raison du monde, Paris, La Découverte, 2010, p. 450.
[6] Ibidem.
[7] Dany Robert-Dufour, La cité perverse, Paris, folio, 2012, p. 356.

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