Le professeur du dimanche dissèque le phénomène Sade
avec son talent habituel – article paru originellement sur le site Apache. Bienvenus
dans la cité perverse…
Une
exposition au Musée d’Orsay, un livre de Michel Onfray, une nouvelle édition
dans la Pléiade : on en viendrait presque à oublier qu’il a toujours été là,
tapi dans le subconscient de nos sociétés libérales depuis plus de deux
siècles… J’ai nommé Donatien Alphonse François de Sade. Depuis une trentaine
d’années cependant, sa logique se dévoile au grand jour, quitte à être assumée
avec le cynisme qui lui sied. Souvent dépeint comme une figure révolutionnaire
et subversive, Sade est en réalité un pervers ; autrement dit, il renverse
le sens des mots et des valeurs au seul profit de sa jouissance. La logique
néolibérale et l’augmentation du nombre des pervers narcissiques (dont la
presse psychologisante fait ses choux gras) sont autant de phénomènes dont Sade
a le mérite de fournir la matrice justificatrice.
Sade est souvent présenté comme un libertin dont les idées
subversives lui auraient valu un injuste emprisonnement à la Bastille. La
réalité est beaucoup moins glorieuse. En
1768, il séduit une jeune femme réduite à la prostitution et à la mendicité,
Rose Keller, qu’il va séquestrer chez lui pour la fouetter et par la suite lui
faire couler de la cire de bougie sur ses plaies. Quelques années plus tard,
c’est à Marseille qu’une affaire d’empoisonnement et de sodomie le mène
finalement à la Bastille en 1777. Sa haute estime de lui-même, se considérant
au-dessus des lois et du « vulgaire », va le conduire à confesser un mépris
malsain auprès de son valet dans une lettre de janvier 1780 : « On peut mal
parler du gouvernement, du roi, de la religion : tout cela n’est rien. Mais une
putain, monsieur Quiros, ventrebleu ! une putain, il faut bien se garder de
l’offenser, car dans l’instant des Sartine, des Maupéou, des Montreuil, et
autres suppôts de bordel, vous viennent soldatesquement soutenir la putain et
vous enferment intrépidement un gentilhomme douze ou quinze ans pour une
putain. » Du DSK avant l’heure en quelque sorte.
Sade a la réputation d’un briseur d’idoles : Dieu, l’Etat,
la Société, etc., ce qui aurait contribué à forger l’image d’un sympathique
anarchiste. En réalité, Sade légitime ses actions à l’aune d’une idole bien
plus puissante et destructrice : la Nature, autrement dit les pulsions. Michel
Onfray résume ainsi la logique qui en découle : « Chacun est objet, jamais
sujet : la nature fonctionne de façon aveugle, par-delà bien et mal, vice et
vertu, en ignorant la morale. En elle, on ne trouve ni faute ni péché, ni
interdit ni obligation. La vérité de chacun consiste à obéir aveuglément à son
destin fixé par les lois naturelles dont on ignore le mécanisme. Dès lors : je
dois ce que je peux et je peux ce que je veux, mais je veux ce que la nature
m’impose. »[1]
On
comprend mieux dès lors pourquoi Sade était contre la peine de mort. Loin
d’être un militant des droits de l’homme avant l’heure, il critiquait cette
peine dans la mesure où elle relève de la froide raison de la loi, autrement
dit la jouissance est absente car empêchée par l’institution. Le meurtre par
contre est légitime dans la mesure où il peut procurer de la jouissance : c’est
le cas du président Curval dans Les Cent-vingt journées de Sodome qui
va faire exécuter un innocent portefaix et multiplier son plaisir sadique en
profitant de l’heure du moment de sa mise à mort pour sodomiser sa fille. Pour
Sade le raisonnement est simple : « Puisque la loi est criminogène, il faut
qu’elle autorise le crime. »[2]
Dans son texte rédigé lors de la Révolution française intitulé Français,
encore un effort…, il légitime ainsi le crime et fait de l’inceste une loi
naturelle dans la mesure où il « étend les liens de la famille et rend par
conséquent plus actif l’amour des citoyens pour la patrie. » Cet extrait
du projet de Déclaration rédigé en 1793 par Marat résume bien le dessein de la
Cité perverse dont Sade se veut le promoteur (ce n’est d’ailleurs pas un hasard
si ce dernier prononça l’oraison funèbre du révolutionnaire assassiné par
Charlotte de Corday) : « Pour conserver ses jours, l’homme est en droit
d’attenter à la propriété, à la liberté, à la vie même de ses semblables. Pour
se soustraire à l’oppression, il est en droit d’opprimer, d’enchaîner, de
massacrer. Pour assurer son bonheur, il est en droit de tout entreprendre : et
quelqu’outrage qu’il fasse aux autres, en rapportant tout à lui, il ne fait que
céder à un penchant irrésistible, implanté dans son âme par l’auteur de son être.
»
Ainsi, si Sade a pu être présenté comme un pourfendeur de
la propriété bourgeoise, c’était pour mieux dénier toute forme de droit et donc
de protection liée à cette propriété afin de donner libre cours à la libre
satisfaction des désirs réduite à un pur rapport de force : «
Je n’ai nul droit à la propriété de cette fontaine que je rencontre sur mon
chemin, mais j’ai des droits certains à sa jouissance ; j’ai le droit de
profiter de l’eau limpide qu’elle offre à ma soif ; je n’ai de même aucun droit
réel à la propriété de telle ou telle femme, mais j’en ai d’incontestables à sa
jouissance ; j’en ai de la contraindre à cette jouissance si elle me le refuse
par tel motif que ce puisse être. » (Sade, La philosophie dans le
boudoir) Non seulement la contrainte est un droit qui va à l’encontre de
tout principe de réciprocité, mais en plus elle doit s’accompagner d’une
souffrance chez l’autre à même de décupler la jouissance de son auteur. « Pour
Sade, être maître de sa personne, c’est jouir de soi à travers la souffrance
d’autrui. »[3] Autrement
dit, l’individu est considéré comme moyen et non comme fin dans le but de
maximiser l’utilité (ici la jouissance par la souffrance de l’autre).
Dans une certaine mesure, nous pouvons rapprocher Sade de
Bentham dans le sens où ce dernier, économiste qui a inspiré l’économie
néolibérale, est aussi l’apôtre d’un utilitarisme où chacun doit agir de façon
spontanée, selon son bon plaisir et son intérêt. Chez
Sade et Bentham cependant, cela ne suppose pas une licence pure :
l’action est d’autant plus efficace qu’elle est codifiée. En effet dans quelle
mesure un ordre d’actes spontanés est-il possible ? C’est ce à quoi Adam Smith
ne répond pas avec son utopie d’un ordre naturel réglé avec la main invisible.
Sade comme Bentham ont bien compris que les règles sont indispensables pour que
la jouissance au-delà du bien et du mal puisse être rendue possible. Il existe
une codification de la pratique sadique : la jouissance n’est pas une licence.
Dans Les Cent Vingt Journées de Sodome, on y voit par exemple la mise en
place de règles très spécifiques chargées d’organiser la débauche. Ainsi dans
le château de Silling, « Les quatre amis travaillèrent à un code de lois,
qui fut signé des chefs et promulgué aux sujets sitôt qu’on l’eût rédigé.
». Les normes contribuent donc chez Sade à « une véritable économie du
désir et de la jouissance. En effet, si le libertinage s’organise en économie,
son fonctionnement ne conduit à aucun processus d’accumulation. Le profit
retiré de la souffrance d’autrui s’évanouit dans l’instant de la jouissance.
»[4]
C’est
pourquoi le concept de Lacan de « plus de jouir » qui constituerait une réserve
de jouissance calquée sur la plus-value de Marx est erroné. Sade pose les bases
d’un capitalisme hédoniste fondé sur la pulsion, à grands renforts de publicité
et d’une culture de la consommation. Nous sommes entrés « dans un univers
où la déception qui caractérise le névrosé, en butte à l’inadéquation de la
chose à son désir, est remplacée par une relation perverse à l’objet fondée sur
l’illusion imaginaire de la jouissance totale. »[5]
Aussi, l’expansion économique « a besoin pour se nourrir de voir se rompre
les timidités, les pudeurs, les barrières morales, les interdits. Cela afin de
créer des populations de consommateurs avides de jouissance parfaite, sans
limite et addictives. »[6]
Dany-Robert Dufour résume bien dans son ouvrage La Cité perverse, les
trois règles sadiennes qui constituent la logique d’aboutissement du
libéralisme : 1° Il n’y a pas de limite à ce à quoi j’ai droit, 2° Je dois
absolument prouver que je suis essentiellement différent de l’autre et que
celui-ci ne peut rien m’apporter, 3° Je suis toujours, réellement ou
potentiellement, victime de l’autre. Or pour que je ne sois pas victime, il
faut que l’autre soit ma victime.
Nous retrouvons ici le projet de société de Sade qu’il
appelait « isolisme », où les individus sont isolés et dont les relations sont
réglées par la confrontation de leurs désirs narcissiques. « J’aime
mieux être opprimé par mon voisin, que je puis opprimer à mon tour, que de
l’être par la loi, contre laquelle je n’ai aucune puissance. Les passions de
mon voisin sont moins à craindre que l’injustice de la loi, car les passions de
ce voisin sont contenues par les miennes, au lieu que rien n’arrête, rien ne
contraint les injustices de la loi. » (Sade, La philosophie dans le
Boudoir)
La perversion, et plus généralement les pervers
narcissiques, trouve ici un terreau propice à son développement (que l’on songe
par exemple aux salariés victimes de harcèlement moral afin de les pousser à
démissionner et éviter le licenciement). Le
pervers veut avant tout échapper à la loi commune en n’hésitant pas à la
transgresser : il est porteur de sa propre loi, ce qui ne l’empêche pas de
vouloir l’imposer aux autres. C’est en somme le renard libre dans le poulailler
libre dont parle Marx, en précisant toutefois que c’est en réalité un poulet
qui se prend pour un renard. Ici encore, Sade a la parole : « Si l’égoïsme
est la première loi de la raison et de la Nature ; si bien décidément, nous ne
vivons et n’existons que pour nous ; nous ne devons donc avoir de sacré que ce
qui nous délecte ». (La Nouvelle Justine).
Les
névrosés culpabilisent en raison de la dette qu’ils doivent à l’égard de
l’Autre (la vie, le langage,…) et dont ils sentent qu’ils ne pourront jamais s’acquitter
complètement. « On constate aujourd’hui une inversion du sens de la dette.
Les cliniciens de l’adolescence parlent d’enfants qui, désormais, déclarent à
leurs parents qu’ils n’ont pas demandé à venir au monde. Intimant ainsi à ceux
qui les ont mis là d’assumer leurs actes. Car eux ne doivent rien à personne et
encore moins à l’Autre, en l’occurrence ceux de la génération antérieure.
»[7].
C’est que le pervers est un enfant dans un corps d’adulte. Comme l’écrit Paul
Racamier, « Les pervers narcissiques ne doivent rien à personne, cependant
tout leur est dû. » N’ayant pu accéder à Œdipe (avec en gros un père qui
pose la loi et une mère qui permet de s’émanciper), le pervers n’a pas eu la
possibilité de se structurer. Pour l’expliciter, Paul Racamier invente le
concept de l’Antoedipe, formé à partir de « ante » (avant) et « anti » (qui
empêche). Le pervers narcissique ne souffre pas, c’est l’autre qui souffre à sa
place : il projette son propre chaos dans l’autre. C’est parce que cet autre
est désormais porteur de son symptôme que le pervers doit dénier sa parole sous
peine qu’il le mette en face de sa folie. Il actionne ainsi un mécanisme de
défense contre la schizophrénie. : ce n’est pas une personne qui est à la fois
Mr Jekyll et Mr Hyde, c’est Mr Jekyll qui projette Mr Hyde dans l’autre. Il n’y
a pas d’ambivalence : il y a amour puis haine complètes. Il lui faut toujours
plus. Son désir est insatiable. S’il est satisfait dans un premier temps, son
désir s’amplifiera de manière à ce qu’il ne soit jamais satisfait, ce qui le
rend malheureux. Le réel lui impose cette condition de la limitation que
précisément il entend transgresser.
CAS PRATIQUE
Emettons
néanmoins l’hypothèse que le réel lui offre cette possibilité de combler
l’ensemble de ses désirs : dans un épisode de La 4e dimension intitulé
Enfer ou paradis, un cambrioleur est atteint d’une balle dans la tête
par des policiers alors qu’il était en fuite. Il se réveille en présence d’un
homme qui prétend être son guide dans un monde où tous ses désirs seront
satisfaits. Il l’emmène dans un vaste appartement en lui déclarant qu’il lui
appartient et qu’il peut demander ce qu’il souhaite. D’abord sceptique, le
cambrioleur le teste et obtient des liasses de billets et des femmes.
Comprenant qu’il est mort, il est surpris de se retrouver dans un véritable
paradis. Il va vérifier dans une sorte de banque de données voir s’il ne s’agit
pas d’une erreur, si une bonne action s’est glissée par chance dans son CV. Ce n’est
pas le cas : toutes les actions de sa vie égoïste sont minutieusement
répertoriées. Surpris, il n’entend pas moins jouir des conditions qui s’offrent
à lui : il ne perd jamais au casino, il obtient toutes les femmes qu’il veut,
etc. Il commence néanmoins à s’ennuyer : sa première déconvenue arrive
lorsqu’il apprend par son guide qu’il ne peut pas retrouver ses amis morts
comme lui. Il demande alors à retrouver la jouissance qu’il avait lorsqu’il
transgressait la loi, par exemple en braquant des banques. Le guide lui dit que
c’est possible, que cela peut être programmé. Mais une transgression programmée
où tout le monde joue et est au courant n’en est plus une. Le cambrioleur en
vient à être désespéré : il ne peut plus tenir une seconde de plus dans ce monde.
Il réclame alors à son guide d’aller en enfer, qui lui répond par un éclat de
rire : « Qui vous a dit que vous étiez au paradis ? » Quelles que
soient les conditions du réel, il n’existe pas d’issue heureuse : le pervers
narcissique est un être en souffrance condamné dans sa propre prison, ne
pouvant échapper à ses tourments.
[1] Michel
Onfray, La passion de la méchanceté. Sur un prétendu divin marquis,
Paris, Autrement, 2014, p. 64.
[2] Hugues
Jallon, Sade. Le corps constituant, Paris, Michalon, 1997, p. 65.
[3] Ibid.,
p. 76
[4] Ibid.,
p. 109.
[5] Dardot et
Laval, La nouvelle raison du monde, Paris, La Découverte, 2010, p. 450.
[6] Ibidem.
[7] Dany
Robert-Dufour, La cité perverse, Paris, folio, 2012, p. 356.
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