« Tous
en toge, tous en toge ! Tous ! Tous ! Tous ! » ;
« Najat Belkacem ! Si Vis Pacem ! » On n’a pas souvent
l’occasion de manifester aux côtés de Zeus et des Immortels, de croiser Cicéron tenant une pancarte ou d’entendre des
slogans en latin couvrir la sono d’un cortège syndical. Grâce à la réforme des
collèges de Najat Vallaud-Belkacem, c’est chose faite. « C’est sans doute
le plus grand rassemblement d’enseignants et de passionnés des langues
anciennes dans l’histoire de l’Education Nationale ! » souligne
Olivier Steiner, écrivain et président de l’association « Arrête ton char ! », qui a organisé pour la manifestation
du 10 octobre une « Antic Pride » réunissant légionnaires casqués et
enseignants en toges et coiffés de lauriers, tenant des bannières
« Reformatio Najatae Delenda Est » (il faut détruire la réforme de
Najat) et des pancartes sur lesquelles la petite chouette d’Athènes verse une
larme, soupirant : « je ne suis pas ségrégative ! » 8000
selon la police, 15 à 20 000 selon les organisateurs, on tranchera plutôt,
au vu d’un boulevard Raspail tout de même envahi par les cohortes de
manifestants et en hommage à Xénophon, en faveur des dix-mille.
Le cercueil de la réforme ou de l'enseignement ?
Cependant
si les mesures qui seront initiées à la rentrée 2016 à cause de cette loi de
réforme passée au forceps et par décret ont fait descendre dans la rue les
représentants de l’enseignement des humanités classiques, elle risque bien
aussi de les voir disparaître dans nombre de collèges. L’un des objectifs
annoncés de la réforme du collège est de voir les établissements gagner en
autonomie avec notamment la mise en place des fameux EPI, les Enseignements
Pratiques Interdisciplinaires qui offriront, comme le formule le site Eduscol
dans un savoureux style académique, « des moments privilégiés pour mettre
en œuvre de nouvelles façons d'apprendre et de travailler les contenus des
programmes. »[1]
Le paradis pédagogique à venir en somme ? Un discours lénifiant et
mensonger pour la plupart des enseignants présents à la manifestation. Les EPI
représentent huit thématiques de travail aux intitulés plutôt vagues -
« Monde économique et professionnel, Culture et création artistique,
Information- Communication et Citoyenneté, Corps-Santé-bien-être et sécurité,
Sciences-Technologies et Sociétés, Transition écologique et développement
durable, Langues et Cultures étrangères/régionales, Langues et Cultures de
l’Antiquité » - qui forment autant de blocs thématiques que les chefs
d’établissement pourront moduler à leur guise et surtout en fonction de leurs
moyens. L’enseignement des langues anciennes, tout comme les défuntes classes
bilangues auraient, d’après le ministère, vocation à se fondre dans cet
ensemble pour devenir des enseignements complémentaires, en marge du tronc
commun conservé dans le cadre du collège unique, et profiter ainsi à davantage
d’élèves. Faux, protestent les enseignants. « Chaque établissement choisit
ses EPI et le latin n’a plus d’horaires disciplinaires garantis »,
explique une grande Athéna casquée, prof de latin-grec. « Le ministre de
l’Education Nationale a eu beau prétendre devant la commission sénatoriale que
les langues anciennes allaient conserver les mêmes horaires, c’est un
mensonge : le décret du 19 mai dernier a déjà supprimé le caractère obligatoire
des Langues et Cultures Anciennes. On prétend que l’enseignement du latin est
toujours prévu par la réforme, alors qu’en pratique il est déjà rendu
impossible. » A côté de nous passent, superbes, deux Immortels en toges
blanches baladés dans un grand container. « Sortez-nous de
là ! », s’époumonent-ils, « sortez-nous de la
poubelle ! »
Ce que
souligne la plupart des manifestants présents ce 10 octobre sous un ciel encore
estival, c’est la disparition de toute cohérence nationale en matière d’enseignement.
« Le collège plus autonome dans son action pédagogique » promis par
la réforme est en effet avant tout vu ici comme le moyen de faire des économies
par d’habiles tours de passe-passe visant à remplacer des heures postes par des
heures d’ « Accompagnement Personnalisé » - « mais toujours
à trente-cinq élèves par classe », souligne une enseignante, « ce qui
n’a plus grand-chose de personnalisé » - ou par des EPI qui empiètent sur
des enseignements essentiels : « nous verrons ainsi ces heures prises
dans mon établissement sur les heures de français qui passeront de 4h30 à 3h30
par semaine », avance une autre enseignante, dont la pancarte
affiche : « Les EPI ne donneront jamais de fruits ».
Quant à
ceux qui affirment haut et fort qu’il n’est pas question de verser une larme
sur l’enseignement des langues anciennes en vertu de la toute-puissance
internationale de l’anglais, on leur rappellera d’abord ce paradoxe de la
réforme qui prétend favoriser l’apprentissage des langues tout en supprimant
les classes bilangues en collège. On pourra aussi leur opposer le constat fait
par ce professeur de mécanique, représentant de l’association Courriel qui s'élève contre l’anglophonisation
sans nuance de l’enseignement, qui dénonce les heures prises sur l’enseignement
de français -là encore- pour mettre en place les ETLV (Enseignement Technique
des Langues Vivantes). « On m’a demandé d’enseigner la mécanique en
anglais, je n’ai pas refusé, j’ai un bon niveau en anglais mais il est
illusoire de prétendre faire des élèves de meilleurs locuteurs anglophones en
leur faisant apprendre cette langue plus jeunes quand ils ne sont pas capables
de maîtriser les bases fondamentales de leur langue natale. Au bout du compte,
on se retrouve avec des élèves de Terminale qui ne sont pas plus capables de
parler anglais que français. »
Il n’y a
pas que des profs qui battent le pavé ce jour-là, même si les parents d’élèves
paraissent singulièrement absents de cette manifestations : un peu plus
loin, un groupe de jeunes gens vêtus de bonnets d’ânes défilent au nom de
l’association #jeuneetcontre, un collectif d’étudiants et de
lycéens, formé, m’explique son chef de file, « au mois de mai face à la
réforme du collège et en prenant conscience du déficit, dans l’opposition à
cette réforme, de jeunes et de représentants de la province. Nous sommes
des jeunes, pour beaucoup issus d’établissements de province – ou toujours inscrits
dans ces établissements – et nous avons profité d’un enseignement encore basé
sur des principes méritocratiques que nous avons envie de défendre, c’est notre
ADN. » Pourtant, la province est bien représentée et l’on semble venir
d’un peu partout : Tarn, Auvergne, Provence…Sur le boulevard Raspail,
c’est un collectif d’enseignants de Langeac, bonnets phrygiens sur le crâne,
qui interpellent symboliquement l’un des maîtres de l’humanisme en criant à
tue-tête « Budé avec nous ! » devant la librairie du même nom.
« Pourtant les syndicats ne se sont pas mobilisés comme avant pour ramener
du monde. Par rapport à d’autres manifestations que j’ai connues, il y a moins
d’engagement. Il y a tout de même une certaine passivité des collègues, une
certaine lassitude, alors que l’enjeu est essentiel. Si ça, ça passe, là c’est
fichu. »
En
ont-ils assez ces enseignants, de lutter, comme l’écrivait Péguy, « contre
les familles, ces électeurs, contre l’opinion ; contre le proviseur, qui suit
les familles, qui suivent l’opinion ; contre les parents des élèves ; contre le
proviseur, le censeur, l’inspecteur d’académie, le recteur de l’académie,
l’inspecteur général, le directeur de l’enseignement secondaire, le ministre,
les députés, toute la machine, toute la hiérarchie, contre les hommes
politiques, contre leur avenir, contre leur carrière, contre leur (propre)
avancement » ?[2] Ils semblent en effet bien
seuls. La FCPE[3]
a approuvé la réforme, les syndicats sont incertains, tiraillés entre
l’opposition d’une partie de leur base à la réforme et les aspirations
égalitaristes, voire les intérêts moins nobles, diront les mauvaises langues,
de leurs directions. Les enseignants du supérieur restent eux assez
indifférents, en dehors de quelques représentants qui ressentent particulièrement
le péril qui menace la culture classique ou tout simplement l’effondrement
préoccupant du niveau chez les futurs étudiants. « On trouverait
difficilement cinquante maîtres de l’enseignement supérieur, et même trente, et
même quinze, qui se proposent autre chose (outre la carrière, et l’avancement,
et pour commencer précisément d’être de l’enseignement supérieur), qui se
proposent autre chose que d’ossifier, que de momifier la réalité. »[4]
Péguy
était dur et la première chose que regrettent justement beaucoup des personnes
présentes dans cette manifestation du 10 octobre, c’est la capacité du
gouvernement, à travers cette réforme du collège en particulier, à diviser le
monde de l’Education et à dresser les différentes catégories de personnels -
professeurs, administratifs, collège, lycée et supérieur – les unes contre les
autres. « On a besoin de sérénité et on a besoin d’une véritable réforme
mais pas d’une réforme dont le principe est ‘diviser pour mieux régner’ »,
explique Olivier Steiner. « Après quarante ans de collège unique, nous
n’avons pas besoin d’un collège inique. »
Publié
sur Causeur
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