jeudi 1 octobre 2015

Dialogue sur les arts


Le romantisme allemand a produit quelques textes majeurs de réflexion sur l’art. Quelques-uns de ces textes abordèrent plus précisément les arts plastiques : les Épanchements d’un moine amis des arts et les Fantaisies sur l’art de Wilhelm Heinrich Wackenroder et de Ludwig Tieck, les Descriptions de tableaux de Friedrich Schlegel, enfin le dialogue Les Tableaux de August Wilhelm Schlegel. Dans ce dernier ouvrage le théoricien de la littérature romantique donne à entendre, tout au long de la conversation fortuite qui réunit trois artistes à la sortie du musée de Dresde, ses principales idées sur la peinture et la sculpture.


August Wilhelm Schlegel publia coup sur coup, en 1799, dans les pages de la revue Athenäum – revue autour de laquelle se rassemblait le fameux « cercle d’Iéna », autrement dit la première génération des romantiques allemands – deux articles consacrés aux arts plastiques. Des illustrations de poèmes et des silhouettes de John Flaxman célébrait le talent de ce sculpteur anglais contemporain de Schlegel, illustrateur de Dante, Homère et Eschyle – lesquels comptaient parmi les auteurs favoris des rédacteurs de l’Athenäum. Les Tableaux[1] fut rédigé avec une tout autre ambition. Entremêlant les trois formes du dialogue, de la lettre et du poème, le texte ne se contentait pas d’offrir un regard embrassant sur la peinture et la sculpture : il mettait en pratique les idées professées par l’auteur ainsi que ses amis sur la réciprocité entre les arts, leur mutuel nourrissement. En cela August Wilhelm Schlegel va déjà ici plus loin que son frère cadet Friedrich ne le fera dans les Descriptions de tableaux, publiées de 1803 à 1805 dans sa propre revue Europa[2].
   Les articles de Friedrich se concentreront sur l’entreprise littéraire de description de tableaux en l’absence de tout visuel pour le lecteur, et sur une réflexion à propos de la singularité de l’art allemand et de la réémergence d’une peinture nationale – réflexion qui mènera son auteur à un retour nostalgique vers les « primitifs » germaniques, ainsi qu’à une exhortation à renouer avec l’esprit médiéval et l’iconographie chrétienne.
   L’entreprise du frère aîné est bien plus souple, bien plus large – et le cadet y puisera, en toute conformité d’ailleurs avec l’idéal de symphilosophie (philosophie en commun) partagé par tout le groupe d’Iéna. Le travail littéraire sur la description est en effet déjà un des éléments importants du texte d’August Wilhelm. Les Tableaux en offre un bon nombre de ces descriptions, présentées comme le contenu d’une lettre lue par Louise, un des trois protagonistes du dialogue, à ses deux amis Waller et Reinhold ; ensuite sous forme de notes lues par Waller – ainsi le dialogue que nous lisons déploie en son sein la lecture à voix haute de textes rédigés par les personnages. La lettre de Louise est adressée à une sœur qui ne peut venir à Dresde contempler elle-même les œuvres en question. Elle sert de prétexte à une suite de descriptions de toiles de Ruysdael, Vinci, Raphaël…
   Avec un trait moins marqué, Les Tableaux anticipe les publications ultérieures de Friedrich lorsqu’est évoquée la destinée de l’art allemand – n’oublions pas que les romantiques furent pionniers dans le développement de la réflexion sur les arts nationaux. Il place alors sa pensée dans la bouche de l’un des protagonistes, le peintre Reinhold : « Le rappel d’un temps où, si des événements contraires et notre engouement pour l’étranger ne l’avaient empêché, nous allions acquérir un art vraiment national me rend toujours mélancolique. » (Reinhold évoque ici le temps de Holbein) Ce discours se double d’une déploration sur la rupture de l’art germanique vis-à-vis de la tradition iconographique catholique : là, dans l’esprit du protestantisme et la manie du paganisme antiquisant, se trouverait logée la cause de l’affaissement de cet art. Pour August Wilhelm le christianisme réformé, en se coupant du passé, s’était en effet privé de l’immense réservoir imaginaire de la foi populaire, de la « véritable mystique naïve », une mystique non dénuée de la sensualité dont les arts ont besoin. « D’une certaine manière se répétait ce qui s’était produit lorsque le paganisme fut refoulé par le christianisme originel. » Friedrich en fera le sujet principal de son étude.
  
   En 1799 donc, lorsqu’en pleine période d’effervescence autour de la revue Athenäum August Wilhelm s’attelle à la rédaction du dialogue, nombre de préoccupations communes au groupe de ses amis en sont déjà à un stade avancé de germination. L’aîné des frères Schlegel n’est pas encore devenu le célèbre dispensateur de leçons publiques sur la littérature considérée depuis le point de vue romantique ; sa renommée dans les milieux littéraires est toutefois considérable. Il est déjà le traducteur de Shakespeare. Il n’est pas le premier parmi les romantiques d’Iéna à entreprendre de discourir sur les beaux-arts : Wilhelm Heinrich Wackenroder et Ludwig Tieck l’ont précédé sur ce chemin. Fidèle comme je l’ai dit à l’idée de réciprocité et d’entrelacement des arts chère à tout la bande, il envisage Les Tableaux comme une mise en application de cette pensée. À la galerie de Dresde se rencontrent fortuitement trois jeunes amis – Louise, le poète Waller et le peintre Reinhold. Au milieu de la conversation qui s’ensuit, Louise invite les deux autres à une lecture sur les bords de l’Elbe : ils pourront ainsi entendre les descriptions de toiles contenues dans la lettre écrite à sa sœur, et prolonger la réflexion commune qu’ils viennent d’entamer. Waller à son tour lira de ses écrits : quelques notes sur les œuvres du musée, et une série de poèmes inspirés par la peinture. Ainsi August Wilhelm entremêle les formes au fil d’un échange franc et passionné : c’est tout l’art de vivre et le rêve de communauté artistique des romantiques d’Iéna auxquels il nous fait toucher ici.
   Les femmes, chose assez singulière pour être remarquée, jouèrent un rôle important dans le romantisme allemand en général et le cercle d’Iéna en particulier. Caroline et Dorothea Schlegel, les épouses des deux frères, écrivirent dans l’Athenäum ; Caroline semble avoir participé aux côtés de son mari à la rédaction des Tableaux. Et il y a probablement beaucoup d’elle dans le personnage de Louise.
   Le travail sur les descriptions, lesquelles en terme de volume occupent une très large place dans le texte, devait importer beaucoup à August Wilhelm. J’ai pour ma part été bien plus marqué par sa réflexion sur l’essence des arts et ce qu’ils peuvent gagner à être mis en relation les uns avec les autres. Là la pensée de l’auteur est la plus aigüe.
   Le dialogue commence par un échange entre Louise et Waller à propos de la sculpture. L’idée que s’en fait Waller, tout imprégnée de l’esprit néo-classique du temps, n’y projette pas moins une intensité particulière. Face à ce mariage d’un certain vitalisme et de la recherche d’un ordre métaphysique harmonieux, on songe à Friedrich Schlegel qui, dans Sur l’étude de la poésie grecque (1797), faisait régner sur la perfection de Sophocle une trinité Apollon – Dionysos – Athéna.
   « La sculpture est vérité, énonce Waller dans le dialogue,  et s’élève bien plus haut que toute illusion. Ses créations sont comme des esprits qui ont traversé de part en part leur enveloppe externe et en ont agencé le contour conformément à leur essence. Et dans ce monde qui est leur œuvre, ils peuvent alors perdurer avec une sereine et suffisante présence. C’est une éternelle béatitude visible. » Cette « plénitude naturelle » – et non point morale – tient à une épure débarrassant la figure de tout contingent, et permettant « l’unanimité des forces » qui animent la figure : la source de la présence est intérieure. La sculpture soumet à ses lois propres l’instant fugitif et lui fait don de sa plénitude ; elle hausse par là l’instant et le rend durable. L’obligation première du sculpteur, étant donnée l’inertie du matériau, est de chercher à saisir la vie ; et celle-ci tient dans un juste dosage du mouvement et de l’équilibre.
   Au moment de parler peinture, Louise et Waller ont rejoint leur ami Reinhold. La conversation prend alors un tour plus vif : les points de vue divergent. La peinture de paysage suscite entre les trois personnages un débat qui les pousse à entrer dans la formulation de ce qui à leurs yeux caractérise la peinture. Le peintre, selon Reinhold, ne peut rivaliser avec la nature s’il ne cherche qu’à la reproduire ; il doit y ajouter quelque chose. Il ne peut augmenter l’intensité d’un paysage naturel ; il lui revient par contre de faire partager au spectateur la perception plus intense que lui-même en a. La perception, commune à tous les hommes, est ainsi rendue à sa « fraîcheur première ». L’acuité de perception se perd en effet généralement en nous, à force de regarder le monde à travers le prisme de l’utilité. « Savoir comment les choses apparaissent est bien le cadet de nos soucis, nous voulons savoir comment elles sont, c’est-à-dire comment les saisir et les manier. » Nous nous fions plus volontiers à ce que nous savons qu’à ce que nous voyons.
   Le peintre doit ainsi rétablir le pur plaisir de voir. La lumière et la couleur, dont certains veulent faire des éléments secondaires de la peinture, sont donc tout à fait primordiales. La peinture est « art de l’apparence ». Nous sommes habitués au quotidien à porter le regard au-delà de l’apparence ; la peinture, elle, octroie à l’apparence une existence propre, indépendante, corporelle.
   Pour éviter le dépérissement les arts doivent cependant s’épouser, se nourrir et se stimuler mutuellement. « On devrait rapprocher les différents arts, affirme Louise, et chercher à passer des uns aux autres. Des statues trouveraient vie dans des tableaux (…) ; des tableaux se transformeraient en poèmes, des poèmes en musique ; et pourquoi une musique solennelle et sacrée ne donnerait-elle pas à son tour un temple s’élevant vers le ciel ? » Le poète Waller précise plus loin cette intuition : « Je me suis souvent intéressé au rapport que les arts plastiques entretiennent avec la poésie. Ils empruntent à celle-ci des idées propres à les emporter loin de la réalité quotidienne, et en échange proposent à l’imagination vagabonde des visions précises. Sans cette influence réciproque, les arts plastiques deviendraient terre à terre et serviles, et la poésie un fantôme inconsistant. » La poésie peut également se faire l’interprète d’une peinture dont les thèmes sont devenus très étrangers au spectateur.
   Quelque chose de cette intention est présent dans les poèmes que Waller lit alors à ses amis. Il a choisi dans cette série de textes d’aborder un éventail de thèmes traditionnels à la peinture : Adoration des mages, Nativité, Assomption« La poésie témoigne de cette façon sa reconnaissance à la peinture, commente Waller,  et peut-être bien qu’elle-même ne serait pas fâchée d’y puiser quelque élan. » L’imaginaire catholique déployé dans ces poèmes amuse Reinhold qui ne trouve plus rien de protestant chez son ami[3].
   C’est sur des vers d’ailleurs que le dialogue s’achève. Waller vient d’encourager Reinhold à chercher son inspiration dans la religion catholique. Il ajoute que la myhologie grecque n’a pas attaché à la peinture le moindre dieu ni le moindre héros – alors que le christianisme lui a de son côté donné un patron de marque en la personne de Saint Luc l’Évangéliste. Waller saisit l’instant pour réciter la légende versifiée de Saint Luc. Lorsque sa voix retombe, c’est sur une parole de Reinhold que se clôt le dialogue : « Merci infiniment. Quant à moi, je compte bien dédier, conjointement à saint Luc et saint Raphaël, la première belle Madone que je saurai peindre. »  


   Un autre sujet court à travers le dialogue, sous forme de question posée à Louise par Reinhold et formulée en ces termes : qu’est-ce que « goûter » un tableau ? La réponse que fournit Reinhold est tranchée : le plaisir pris à contempler une œuvre et à s’en imprégner lui paraît une chose « grandement insuffisante pour apprécier à fond un tableau, à plus forte raison pour y apprendre comment réaliser soi-même quelque chose. » Les palabres sur l’art lui sont insupportables, en particulier lorsque « des gens incapables de tenir un crayon promènent un œil critique sur les œuvres des plus grands maîtres et tranchent en connaisseurs. » Certains, préoccupés avant tout de faire entendre leur opinion, ne savent pas prendre le temps de voir. Reinhold estime de toute façon que ce qui fait l’essence de l’œuvre ne peut se dire : le sentiment éprouvé devant une œuvre n’en sera jamais que l’ombre. « Le langage prétend bredouiller sur tout. Il est comme un homme qui par sa prétention à une compétence universelle devient superficiel. » Il ne demeure qu’une attitude appropriée face aux tableaux : « les étudier sans relâche, et puis produire quelque chose de bien. »
   Louise et Waller défendent de leur côté le droit de parler des œuvres, de mettre en partage les émotions ressenties face à elles. Celui qui ne pratique pas l’art en question possède ce droit autant qu’un autre. Rien n’est plus naturel que de tirer d’une œuvre une pensée – cette pensée quoique ne pouvant remplacer l’œuvre n’en conserve pas moins sa légitimité propre. Le sentiment du spectateur apporte en réalité à l’œuvre et l’enrichit ; il n’est que de constater la diversité et la subtilité des émotions suscitées par une même œuvre chez un nombre donnée de personnes. Pour Louise d’ailleurs, les œuvres importent moins que « la communauté et les échanges sociaux ». Waller ajoute : « Il en va des richesses spirituelles comme de l’argent : à quoi bon en avoir beaucoup et l’enfermer dans des coffres. Tout ce qui importe pour qu’il soit profitable, c’est sa circulation rapide et multiple. » Waller se distingue cepndant de Louise en affirmant que la meilleure manière de parler de la peinture se trouve dans la forme poétique.
   Louise toutefois dans la lettre écrite à sa sœur se tait à propos de Raphaël qu’elle adore. « Je ne suis pas de ceux qui clament partout ce dont leur cœur est plein », se justifie-t-elle. Elle s’est en effet sentie incapable de décrire la Madone Sixtine. « L’effet est tellement immédiat ! Cela vous va droit au cœur. Pas un mot ne vous vient aux lèvres. Du reste, à quoi bon des mots, devant ce qui s’offre dans une aussi lumineuse évidence et ne saurait être accueilli autrement qu’il n’est ! »     

Thibault Bâton

Les idiots vous invitent à aller visiter le blog de Thibault où vous trouverez, entre autres, une très belle évocation de la commune de Vendôme, située à flanc de coteau, bercée par le Loir, belle et assoupie. (http://laseveauxyeux.blogspot.fr/)


[1] Je me réfère ici à la traduction d’Anne-Marie Lang parue chez Christian Bourgois en 1988, avec une préface de Jean-Luc Nancy et une présentation de Jean-Christophe Bailly.
[2] Sur Friedrich Schlegel, lire l’article « Entre Ciel et Terre : la philosohie de la vie ».
[3] A la différence de son frère Friedrich, August Wilhelm ne se convertira toutefois jamais au catholicisme. Notons également que Friedrich usera à son tour des vers dans ses Descriptions de tableaux, afin de rendre compte du sentiment qui avait été le sien devant un retable de la cathédrale de Cologne. 

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