Le
romantisme allemand a produit quelques textes majeurs de réflexion sur l’art.
Quelques-uns de ces textes abordèrent plus précisément les arts
plastiques : les Épanchements d’un
moine amis des arts et les Fantaisies
sur l’art de Wilhelm Heinrich Wackenroder et de Ludwig Tieck, les Descriptions de tableaux de Friedrich
Schlegel, enfin le dialogue Les Tableaux
de August Wilhelm Schlegel. Dans ce
dernier ouvrage le théoricien de la littérature romantique donne à entendre,
tout au long de la conversation fortuite qui réunit trois artistes à la sortie
du musée de Dresde, ses principales idées sur la peinture et la sculpture.
August Wilhelm Schlegel publia coup sur
coup, en 1799, dans les pages de la revue Athenäum
– revue autour de laquelle se rassemblait le fameux « cercle
d’Iéna », autrement dit la première génération des romantiques allemands –
deux articles consacrés aux arts plastiques. Des illustrations de poèmes et des silhouettes de John Flaxman
célébrait le talent de ce sculpteur anglais contemporain de Schlegel,
illustrateur de Dante, Homère et Eschyle – lesquels comptaient parmi les
auteurs favoris des rédacteurs de l’Athenäum.
Les Tableaux[1]
fut rédigé avec une tout autre ambition. Entremêlant les trois formes du dialogue,
de la lettre et du poème, le texte ne se contentait pas d’offrir un regard
embrassant sur la peinture et la sculpture : il mettait en pratique les
idées professées par l’auteur ainsi que ses amis sur la réciprocité entre les
arts, leur mutuel nourrissement. En cela August Wilhelm Schlegel va déjà ici
plus loin que son frère cadet Friedrich ne le fera dans les Descriptions de tableaux, publiées de
1803 à 1805 dans sa propre revue Europa[2].
Les articles de Friedrich se concentreront
sur l’entreprise littéraire de description de tableaux en l’absence de tout
visuel pour le lecteur, et sur une réflexion à propos de la singularité de
l’art allemand et de la réémergence d’une peinture nationale – réflexion qui
mènera son auteur à un retour nostalgique vers les « primitifs »
germaniques, ainsi qu’à une exhortation à renouer avec l’esprit médiéval et
l’iconographie chrétienne.
L’entreprise du frère aîné est bien plus
souple, bien plus large – et le cadet y puisera, en toute conformité d’ailleurs
avec l’idéal de symphilosophie
(philosophie en commun) partagé par tout le groupe d’Iéna. Le travail
littéraire sur la description est en effet déjà un des éléments importants du
texte d’August Wilhelm. Les Tableaux
en offre un bon nombre de ces descriptions, présentées comme le contenu d’une
lettre lue par Louise, un des trois protagonistes du dialogue, à ses deux amis
Waller et Reinhold ; ensuite sous forme de notes lues par Waller – ainsi
le dialogue que nous lisons déploie en son sein la lecture à voix haute de textes
rédigés par les personnages. La lettre de Louise est adressée à une sœur qui ne
peut venir à Dresde contempler elle-même les œuvres en question. Elle sert de
prétexte à une suite de descriptions de toiles de Ruysdael, Vinci, Raphaël…
Avec un trait moins marqué, Les Tableaux anticipe les publications
ultérieures de Friedrich lorsqu’est évoquée la destinée de l’art allemand –
n’oublions pas que les romantiques furent pionniers dans le développement de la
réflexion sur les arts nationaux. Il place alors sa pensée dans la bouche de
l’un des protagonistes, le peintre Reinhold : « Le rappel d’un temps où, si des événements contraires et notre
engouement pour l’étranger ne l’avaient empêché, nous allions acquérir un art
vraiment national me rend toujours mélancolique. » (Reinhold évoque
ici le temps de Holbein) Ce discours se double d’une déploration sur la rupture
de l’art germanique vis-à-vis de la tradition iconographique catholique :
là, dans l’esprit du protestantisme et la manie du paganisme antiquisant, se
trouverait logée la cause de l’affaissement de cet art. Pour August Wilhelm le
christianisme réformé, en se coupant du passé, s’était en effet privé de
l’immense réservoir imaginaire de la foi populaire, de la « véritable mystique naïve », une mystique non dénuée de
la sensualité dont les arts ont besoin. « D’une
certaine manière se répétait ce qui s’était produit lorsque le paganisme fut
refoulé par le christianisme originel. » Friedrich en fera le sujet
principal de son étude.
En 1799 donc, lorsqu’en pleine période
d’effervescence autour de la revue Athenäum
August Wilhelm s’attelle à la rédaction du dialogue, nombre de préoccupations
communes au groupe de ses amis en sont déjà à un stade avancé de germination.
L’aîné des frères Schlegel n’est pas encore devenu le célèbre dispensateur de
leçons publiques sur la littérature considérée depuis le point de vue
romantique ; sa renommée dans les milieux littéraires est toutefois
considérable. Il est déjà le traducteur de Shakespeare. Il n’est pas le premier
parmi les romantiques d’Iéna à entreprendre de discourir sur les
beaux-arts : Wilhelm Heinrich Wackenroder et Ludwig Tieck l’ont précédé
sur ce chemin. Fidèle comme je l’ai dit à l’idée de réciprocité et
d’entrelacement des arts chère à tout la bande, il envisage Les Tableaux comme une mise en
application de cette pensée. À la galerie de Dresde se rencontrent fortuitement
trois jeunes amis – Louise, le poète Waller et le peintre Reinhold. Au milieu
de la conversation qui s’ensuit, Louise invite les deux autres à une lecture
sur les bords de l’Elbe : ils pourront ainsi entendre les descriptions de
toiles contenues dans la lettre écrite à sa sœur, et prolonger la réflexion
commune qu’ils viennent d’entamer. Waller à son tour lira de ses écrits :
quelques notes sur les œuvres du musée, et une série de poèmes inspirés par la
peinture. Ainsi August Wilhelm entremêle les formes au fil d’un échange franc
et passionné : c’est tout l’art de vivre et le rêve de communauté
artistique des romantiques d’Iéna auxquels il nous fait toucher ici.
Les femmes, chose assez singulière pour
être remarquée, jouèrent un rôle important dans le romantisme allemand en
général et le cercle d’Iéna en particulier. Caroline et Dorothea Schlegel, les
épouses des deux frères, écrivirent dans l’Athenäum ;
Caroline semble avoir participé aux côtés de son mari à la rédaction des Tableaux. Et il y a probablement
beaucoup d’elle dans le personnage de Louise.
Le travail sur les descriptions, lesquelles
en terme de volume occupent une très large place dans le texte, devait importer
beaucoup à August Wilhelm. J’ai pour ma part été bien plus marqué par sa
réflexion sur l’essence des arts et ce qu’ils peuvent gagner à être mis en
relation les uns avec les autres. Là la pensée de l’auteur est la plus aigüe.
Le dialogue commence par un échange entre
Louise et Waller à propos de la sculpture. L’idée que s’en fait Waller, tout
imprégnée de l’esprit néo-classique du temps, n’y projette pas moins une
intensité particulière. Face à ce mariage d’un certain vitalisme et de la
recherche d’un ordre métaphysique harmonieux, on songe à Friedrich Schlegel
qui, dans Sur l’étude de la poésie
grecque (1797), faisait régner sur la perfection de Sophocle une trinité
Apollon – Dionysos – Athéna.
« La
sculpture est vérité, énonce Waller dans le dialogue, et s’élève bien plus haut que
toute illusion. Ses créations sont comme des esprits qui ont traversé de part
en part leur enveloppe externe et en ont agencé le contour conformément à leur
essence. Et dans ce monde qui est leur œuvre, ils peuvent alors perdurer avec
une sereine et suffisante présence. C’est une éternelle béatitude
visible. » Cette « plénitude
naturelle » – et non point morale – tient à une épure débarrassant la
figure de tout contingent, et permettant « l’unanimité
des forces » qui animent la figure : la source de la présence est
intérieure. La sculpture soumet à ses lois propres l’instant fugitif et lui
fait don de sa plénitude ; elle hausse par là l’instant et le rend
durable. L’obligation première du sculpteur, étant donnée l’inertie du
matériau, est de chercher à saisir la vie ; et celle-ci tient dans un
juste dosage du mouvement et de l’équilibre.
Au moment de parler peinture, Louise et
Waller ont rejoint leur ami Reinhold. La conversation prend alors un tour plus
vif : les points de vue divergent. La peinture de paysage suscite entre
les trois personnages un débat qui les pousse à entrer dans la formulation de
ce qui à leurs yeux caractérise la peinture. Le peintre, selon Reinhold, ne peut
rivaliser avec la nature s’il ne cherche qu’à la reproduire ; il doit y
ajouter quelque chose. Il ne peut augmenter l’intensité d’un paysage
naturel ; il lui revient par contre de faire partager au spectateur la
perception plus intense que lui-même en a. La perception, commune à tous les
hommes, est ainsi rendue à sa « fraîcheur
première ». L’acuité de perception se perd en effet généralement en
nous, à force de regarder le monde à travers le prisme de l’utilité. « Savoir comment les choses
apparaissent est bien le cadet de nos soucis, nous voulons savoir comment elles
sont, c’est-à-dire comment les saisir et les manier. » Nous nous fions
plus volontiers à ce que nous savons qu’à ce que nous voyons.
Le peintre doit ainsi rétablir le pur
plaisir de voir. La lumière et la couleur, dont certains veulent faire des
éléments secondaires de la peinture, sont donc tout à fait primordiales. La
peinture est « art de
l’apparence ». Nous sommes habitués au quotidien à porter le regard
au-delà de l’apparence ; la peinture, elle, octroie à l’apparence une
existence propre, indépendante, corporelle.
Pour éviter le dépérissement les arts
doivent cependant s’épouser, se nourrir et se stimuler mutuellement. « On devrait rapprocher les différents
arts, affirme Louise, et chercher à passer des uns aux autres.
Des statues trouveraient vie dans des tableaux (…) ; des tableaux se
transformeraient en poèmes, des poèmes en musique ; et pourquoi une
musique solennelle et sacrée ne donnerait-elle pas à son tour un temple s’élevant
vers le ciel ? » Le poète Waller précise plus loin cette
intuition : « Je me suis
souvent intéressé au rapport que les arts plastiques entretiennent avec la
poésie. Ils empruntent à celle-ci des idées propres à les emporter loin de la
réalité quotidienne, et en échange proposent à l’imagination vagabonde des
visions précises. Sans cette influence réciproque, les arts plastiques
deviendraient terre à terre et serviles, et la poésie un fantôme
inconsistant. » La poésie peut également se faire l’interprète d’une
peinture dont les thèmes sont devenus très étrangers au spectateur.
Quelque chose de cette intention est
présent dans les poèmes que Waller lit alors à ses amis. Il a choisi dans cette
série de textes d’aborder un éventail de thèmes traditionnels à la
peinture : Adoration des mages, Nativité, Assomption… « La poésie
témoigne de cette façon sa reconnaissance à la peinture, commente Waller, et
peut-être bien qu’elle-même ne serait pas fâchée d’y puiser quelque
élan. » L’imaginaire catholique déployé dans ces poèmes amuse Reinhold
qui ne trouve plus rien de protestant chez son ami[3].
C’est sur des vers d’ailleurs que le
dialogue s’achève. Waller vient d’encourager Reinhold à chercher son
inspiration dans la religion catholique. Il ajoute que la myhologie grecque n’a
pas attaché à la peinture le moindre dieu ni le moindre héros – alors que le
christianisme lui a de son côté donné un patron de marque en la personne de
Saint Luc l’Évangéliste. Waller saisit l’instant pour réciter la légende
versifiée de Saint Luc. Lorsque sa voix retombe, c’est sur une parole de
Reinhold que se clôt le dialogue : « Merci infiniment. Quant à moi, je compte bien dédier, conjointement à
saint Luc et saint Raphaël, la première belle Madone que je saurai
peindre. »
Un autre sujet court à travers le dialogue,
sous forme de question posée à Louise par Reinhold et formulée en ces
termes : qu’est-ce que « goûter » un tableau ? La réponse
que fournit Reinhold est tranchée : le plaisir pris à contempler une œuvre
et à s’en imprégner lui paraît une chose « grandement
insuffisante pour apprécier à fond un tableau, à plus forte raison pour y
apprendre comment réaliser soi-même quelque chose. » Les palabres sur
l’art lui sont insupportables, en particulier lorsque « des gens incapables de tenir un crayon promènent un œil critique
sur les œuvres des plus grands maîtres et tranchent en connaisseurs. » Certains,
préoccupés avant tout de faire entendre leur opinion, ne savent pas prendre le
temps de voir. Reinhold estime de toute façon que ce qui fait l’essence de
l’œuvre ne peut se dire : le sentiment éprouvé devant une œuvre n’en sera
jamais que l’ombre. « Le langage
prétend bredouiller sur tout. Il est comme un homme qui par sa prétention à une
compétence universelle devient superficiel. » Il ne demeure qu’une
attitude appropriée face aux tableaux : « les étudier sans relâche, et puis produire quelque chose de
bien. »
Louise et Waller défendent de leur côté le
droit de parler des œuvres, de mettre en partage les émotions ressenties face à
elles. Celui qui ne pratique pas l’art en question possède ce droit autant
qu’un autre. Rien n’est plus naturel que de tirer d’une œuvre une pensée –
cette pensée quoique ne pouvant remplacer l’œuvre n’en conserve pas moins sa
légitimité propre. Le sentiment du spectateur apporte en réalité à l’œuvre et
l’enrichit ; il n’est que de constater la diversité et la subtilité des
émotions suscitées par une même œuvre chez un nombre donnée de personnes. Pour
Louise d’ailleurs, les œuvres importent moins que « la communauté et les échanges sociaux ». Waller
ajoute : « Il en va des
richesses spirituelles comme de l’argent : à quoi bon en avoir beaucoup et
l’enfermer dans des coffres. Tout ce qui importe pour qu’il soit profitable,
c’est sa circulation rapide et multiple. » Waller se distingue
cepndant de Louise en affirmant que la meilleure manière de parler de la
peinture se trouve dans la forme poétique.
Louise toutefois dans la lettre écrite à sa
sœur se tait à propos de Raphaël qu’elle adore. « Je ne suis pas de ceux qui clament partout ce dont leur cœur est
plein », se justifie-t-elle. Elle s’est en effet sentie incapable de
décrire la Madone Sixtine. « L’effet est tellement immédiat !
Cela vous va droit au cœur. Pas un mot ne vous vient aux lèvres. Du reste, à
quoi bon des mots, devant ce qui s’offre dans une aussi lumineuse évidence et
ne saurait être accueilli autrement qu’il n’est ! »
Thibault Bâton
Les idiots vous invitent à aller visiter le blog de Thibault où vous trouverez, entre autres, une très belle évocation de la commune de Vendôme, située à flanc de coteau, bercée par le Loir, belle et assoupie. (http://laseveauxyeux.blogspot.fr/)
[1] Je me réfère ici à la
traduction d’Anne-Marie Lang parue chez Christian Bourgois en 1988, avec une
préface de Jean-Luc Nancy et une présentation de Jean-Christophe Bailly.
[2] Sur Friedrich Schlegel,
lire l’article « Entre Ciel et Terre : la philosohie de la
vie ».
[3] A la différence de son
frère Friedrich, August Wilhelm ne se convertira toutefois jamais au catholicisme.
Notons également que Friedrich usera à son tour des vers dans ses Descriptions de tableaux, afin de rendre
compte du sentiment qui avait été le sien devant un retable de la cathédrale de
Cologne.
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