Le professeur du dimanche, en direct des Apaches, nous propose une réflexion stimulante sur les nihilismes qui rongent nos sociétés, et en appelle à la spiritualité pour contrecarrer cette immense et noire déferlante de mort.
Deux spectres hantent le
monde dans une lutte mimétique à l’issue de laquelle il ne peut sortir que deux
cadavres ou deux monstres : le nihilisme du dernier homme et le nihilisme du
fondamentaliste. Celui du dernier homme, si bien décrit par Nietzsche, se
résume à la sentence suivante : « Je n’ai fondé Ma cause sur rien » (Stirner).
Avec la naissance de la modernité et de la démocratie, la disparition du
rapport à la transcendance et le relativisme des valeurs, l’homme n’est plus sûr
de rien : l’horizon de son existence se réduit à sa sécurité et à la jouissance
de ses droits privés sur le mode de la consommation sans limite. En deçà des
besoins de la condition humaine, le dernier homme s’abîme dans la médiocrité
avant de se débattre maladroitement dans les marécages qui lui servent de
matrice anesthésiante mais dont il tente d’échapper, moyennant quelques coups à
ses congénères pour pouvoir attraper quelques bouffées d’air pur.
Le nihilisme du
fondamentaliste peut quant à lui se rapporter au principe du « J’ai fondé Ma
cause sur tout » (anonyme). En réaction au nihilisme du dernier homme dont il a
pu par ailleurs parfois être le meilleur représentant (typiquement le cas du «
paumé de banlieue »), le nihiliste fondamentaliste croit pouvoir retrouver un
sens à sa vie grâce à l’absolu avec lequel il s’identifie. La mission dont il
s’imagine investi lui donne ainsi la possibilité d’assumer sa volonté de toute
puissance : mieux vaut le néant qu’un monde non soumis à sa volonté. Au-delà de
la condition humaine, le nihiliste fondamentaliste s’élance vers le ciel mais
rate sa cible pour mieux pouvoir s’écraser sur ses semblables.
Le terme de « nihilisme »
trouve ses origines dans une querelle théologique qui eut lieu au XIIème siècle
concernant la nature du Christ. Certains, en effet, considéraient que le Christ
avait une nature divine mais en aucun cas une nature humaine, en tant qu’homme
il n’était rien. Gauthier, le prieur de Saint Victor, condamna violemment cette
hérésie appelée « nichilianisme » dans son ouvrage Contre les quatre
labyrinthes de France (1177), dénonçant cette doctrine qui professait le «
rien » et détruisait l’espérance que le Christ annonçait en tant que médiateur
« homme-Dieu ». Au XVIIIè
siècle le terme de nihilisme apparaît en tant que tel non plus pour
désigner la négation de la nature humaine du Christ mais la négation de la
religion et du divin en général.
Le nihilisme suppose
ainsi avant tout un mouvement de négation, négation qui remet en cause les
valeurs sur lesquelles s’échafaude la possibilité de la mondanité mais qui
reposent sur des illusions. Nous retrouvons cette négation tout au long de
l’histoire de l’humanité : tout d’abord explicitement chez les cyniques grecs
(avec un Diogène qui prône le cannibalisme et l’inceste pour choquer le
bourgeois de l’époque) et même dans des passages de la Bible. Que l’on songe
par exemple à l’Ecclesiaste : « Aussi ai-je pris la vie en haine, car je
regardais comme mauvais tout ce qui se passe sous le soleil, tout n’étant que vanité
et pâture de vent. » (II.17). Au premier siècle après J.-C., une controverse
dura deux ans entre les écoles juives d’Hillel et de Chammaï pour savoir si la
création de l’homme était justifiée. Au terme du débat la conclusion était sans
appel : la création de l’homme était une calamité.
Avec l’avènement de la
modernité et de la mort de Dieu, le nihilisme est associé à la mort des valeurs
et à la « dissolution des repères de la certitude » (Claude Lefort). Alors que
l’homme a pu un temps s’enorgueillir d’avoir tué le Dieu autoritaire qui lui
servait de tuteur (comme l’adolescent tue le père), sa fierté s’est vite
évanouie pour laisser place à une apathie lancinante. Tocqueville, dans la
première moitié du XIXè siècle, avait déjà pressenti cet affadissement
des mœurs : « (…) il pourrait bien s’établir dans le monde une sorte de
matérialisme honnête qui ne corromprait pas les âmes, mais les amollirait et
finirait par détendre sans bruit tous leurs ressorts. »[1]
Le nihilisme contemporain
qui règne en Occident n’est sans doute pas le fin mot de l’Histoire, et la
sortie de Soumission (Houellebecq) au moment des attentats contre Charlie
Hebdo peut être vu davantage comme un diagnostic révélateur que comme une
malheureuse coïncidence. Il n’en reste pas moins que la violence terroriste ou
l’instauration d’un régime islamique ne constituent sûrement pas les réponses à
la crise spirituelle que nous traversons. Quoi qu’il en soit, il est
significatif que les inquiétudes de Voegelin résonnent aujourd’hui comme un tocsin
: « La fermeture de l’âme dans les aspects « progressistes », « positivistes »
et « scientistes » du gnosticisme moderne peut réprimer la vérité de l’âme (…)
mais elle ne peut pas supprimer l’âme et sa transcendance par rapport à la
structure de la réalité. Par conséquent, une question se pose : combien de
temps une telle répression peut-elle durer ? Et que se passera-t-il lorsqu’une
répression durable et sévère conduira à une explosion ? »[2]
En réaction au nihilisme
occidental, faut-il alors donner raison aux fondamentalismes comme peut le
faire une certaine intelligentsia ? Loin de présenter une solution, il faut
davantage voir cette émergence du radicalisme religieux comme l’ultime avatar
symptomatique du nihilisme occidental. Double monstrueux fabriqué de toute
pièce sur le mode prométhéen d’une « tabula rasa », le fondamentalisme a fait
de Dieu l’alibi d’une volonté de toute puissance aussi désespérée que violente.
« Les militants d’Al-Qaeda semblent être dans l’impossibilité de donner sens à
leur passé, ce qui leur interdit de se projeter dans un futur constructif (…).
Il devient également impossible de charger le présent d’un sens positif. A
travers l’abrogation du présent par le sacrifice de soi, c’est bien le passé et
l’avenir et, partant, le temps qui sont détruits et le rapport à autrui est
supprimé. »[3]
Au fond, ces nihilismes
en miroir sont comme Saturne dévorant ses propres enfants : les premières
victimes du terrorisme islamiste sont les musulmans (une étude de décembre 2009
publiée par le Centre de lutte contre le terrorisme de l’université de West
Point affirmait que « 15 % seulement des personnes tuées dans des attentats
d’Al-Qaïda entre 2004 et 2008 étaient des Occidentaux) et les premières
victimes de la « lutte pour la démocratie » (lutte contre le terrorisme,
universalisme conquérant) sont les principes démocratiques (Liberté d’expression,
souveraineté populaire, etc.). Comme l’avait justement remarqué Camus en
parlant de la révolte et du nihilisme : « Chaque fois qu’elle déifie le
refus total de ce qui est, le non absolu, elle tue. Chaque fois qu’elle accepte
aveuglément ce qui est, et qu’elle crie le oui absolu, elle tue. (…) On peut
être nihiliste de deux façons, et chaque fois par une intempérance d’absolu. »[4]
Ce à quoi il rajoute : « Le révolté ne
voulait, en principe, que conquérir son être propre et le maintenir à la face
de Dieu. Mais il perd la mémoire de ses origines et, par la loi d’un
impérialisme spirituel, le voici en marche pour l’empire du monde à travers des
meurtres multipliés à l’infini. »[5]
L’absence de sens et de
finalité qui pourraient constituer ce que l’on peut appeler une « métapolitique
», a laissé le champ libre à un déchaînement de l’hybris (démesure) que les
Grecs avaient bien identifié comme le plus grand danger qui guette les
sociétés. S’ensuit une prolifération de types comportementaux dont la
qualification clinique ne requiert pas une expertise complexe : « Les cons ça
ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnait » (Audiard). La crise de notre
civilisation, crise – de crisis – moment charnière, critique, est une
brèche dans le temps qui appelle à prendre les décisions qui s’imposent pour
faire des enfants dans le dos d’une Histoire qui nous a trompés.
Il ne s’agit pas d’une
guerre des religions, encore moins d’un choc des civilisations, mais d’une
guerre de la spiritualité contre les deux faces du nihilisme. Sans doute
faut-il envisager le principe du réel dans toute sa dimension nocturne pour
pouvoir allumer des torches qui puissent éclairer notre condition et son
horizon souhaitable. Nietzsche envisageait ainsi le dépassement du nihilisme : «
Cet homme de l’avenir (…) qui libère la volonté, qui restitue à la terre son but
et à l’homme son espérance, cet antéchrist et cet antinihiliste, ce vainqueur
de Dieu et du néant – il doit venir jour. »[6]
Venue qui ne peut être salutaire que si la volonté est transfigurée par une
conjuration libertaire de l’hybris.
[1] Tocqueville, Alexis de, De
la démocratie en Amérique, tome 2, Garnier Flammarion, 1981, p.167.
[2] Voegelin, Eric, La Nouvelle science du
politique, Le Seuil, 2000, p.228.
[3] H. Bozarslan, « Le Jihad.
Réceptions et usages d’une injonction coranique », cité par Jean-Michel
Heimonet, Les deux faces du terrorisme et l’autodestruction des sociétés
ouvertes, p.63.
[4] » Camus, L’homme révolté, Gallimard,
2008, p.133.
[5] Op. cit.,
p. 135.
[6] Nietzsche, La généalogie de la morale,
Deuxième dissertation, § 24.
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