dimanche 17 août 2014

Une semaine sur Canal+


         La France, dit-on, est animée par la passion de l’égalité. Si l’on en croit Barbey d’Aurevilly, qui ne fut pas le plus mauvais juge en la matière, elle serait plutôt vouée à la passion de la médiocrité : « En France, l’originalité n’a point de patrie ; on lui interdit le feu et l’eau ; on la hait comme une distinction nobiliaire. Elle soulève les gens médiocres, toujours prêts, contre ceux qui sont autrement qu’eux, à une de ces morsures de gencives qui ne déchirent pas mais qui salissent. Etre comme tout le monde est le principe équivalent, pour les hommes, au principe dont on bourre la tête des jeunes filles : « Sois considérée, il le faut ».» (J. Barbey d’Aurevilly. Du dandysme et de G. Brummel) Avec le beau Brummel, Barbey traçait en 1845 le portrait d’un type humain appelé à faire fortune dans ce que l’on mettrait encore une petite centaine d’années à appeler la « société du spectacle », celui dont la réputation et la notoriété ne sont fondées sur rien d’autre que la réputation et la notoriété – aujourd’hui appelé célébrité ou people. Brummel a fait cependant franchir à notre civilisation une étape peut-être plus déterminante que l’exploration de la lune en imposant à la mode masculine le nœud de cravate et le costume trois pièces. On peut juger que la décadence de l’Occident commence après sa mort, en 1840, l’année où Tocqueville, qui publie le deuxième tome de la Démocratie en Amérique, observe tristement que les régimes démocratiques modernes sont condamnés à exalter la médiocrité. Il n’avait encore rien vu : il n’avait ni la télévision, ni Canal+. 
 
Lancée le dimanche 4 novembre 1984 à 8h, la petite chaîne à péage est devenue trente ans plus tard une référence en terme de dandysme subversif et de bien-penser, on ne dira pas forcément « de bon goût ». Canal+, pure création mitterrandienne, avait vocation à devenir une chaîne culturelle incarnant l’esprit nouveau d’une gauche moderne, sortie des piquets de grève, des galettes-saucisses et de l’ouvriérisme, alors que les promesses du gouvernement Mauroy étaient sacrifiées sur l’autel du réalisme économique. André Rousselet, ancien chef de cabinet du président de la république et grand argentier des campagnes présidentielles depuis 1965, Léo Scheer, Pierre Lescure et Alain De Greef, eurent la difficile mission de concevoir une grille de programme permettant à la petite chaîne de se faire une place dans un paysage audiovisuel qui se privatisait à toute vitesse. Le pari fut réussi. La deuxième moitié des années 80 reste définitivement marquée par les pitreries de De Caunes, les provocations des Nuls et la satire acerbe des Guignols de l’info. Ce fut le triomphe de « l’esprit Canal » avec, en arrière-plan, l’avancée à grands pas vers l’Europe fédérale et le lent et discret pourrissement du système Mitterrand, puis de la Chiraquie.
Mais « rien n’échoue comme le succès », écrit le grand Chesterton. À mesure que les nouvelles vitrines de « l’esprit canal », Grand et Petit Journal, s’imposaient, en clair, comme les nouvelles grand-messes de l’européisme multikulti, ce discours se cryptait dans l’esprit des Français. Les élections européennes du mois dernier n'ont pas démenti cette tendance : abstention record, montée des extrêmes. La faute à qui ? Un peu au Grand journal pourrait-on répondre – avec un brin d’exagération, mais non sans arguments. Après tout, c’est presque un lieu commun d’affirmer que l’émission-phare de Canal a été, notamment grâce aux Guignols, l’un des ferments les plus actifs de la dégradation de la politique en spectacle. 




 
Pour tenter de comprendre le pouvoir de cet « esprit Canal », qui est à l’impertinence ce que le Paris des derniers Woody Allen est à notre capitale – un avatar d’opérette –, je me suis infligé une semaine de canalothérapie intensive. J'en espérais peut-être secrètement une sorte d'opération miraculeuse, comme dans l’hilarant Tout le monde dit I love you, où l’unique Républicain d’une famille de gauche sous tous rapports revient à la raison quand on opère sa tumeur au cerveau. Reste que Woody Allen, même dans ses plus mauvais films, a pour lui le brio des dialogues et l’intelligence de la mise en scène. Sur les plateaux de Canal+, les blagues de potaches et l’enfonçage de portes ouvertes impriment un rythme poussif au rendez-vous quotidiens de la rebellitude, que sont le Grand et le Petit Journal, dont les éditions se révèlent parfois aussi palpitantes qu'un épisode de Derrick. Autant dire qu’une immersion complète dans « l'esprit Canal » requiert quelques précautions. Ne vous embarquez pas dans une semaine de Petit Journal sans vous assurer du soutien de vos proches et disposer d’une bonne provision de bières au frigo. 
 
Preuve que je ne suis pas complètement incurable, ni hermétique à un traitement de choc : tout ne m’a pas semblé inintéressant dans le Petit Journal, qui a même été vaguement sulfureux jusqu’à ce qu’il soit admis à voler de ses propres ailes. Car depuis qu’il occupe sa propre « case » (mais sur quel échiquier ?), est à peine un peu plus trash que son grand frère mais tout aussi téléphoné. L'impression tenace que tout est mis sur le même plan et traité avec le même cynisme ricaneur par Yann Barthes et son équipe finit par plonger le téléspectateur dans une sorte d'hébétude morose parfois rompue par quelques rictus fatigués. Passant de l'adoption de la Charia dans le sultanat de Bruneï, traitée sous la forme de séquences de cinq minutes hésitant entre le film de vacances et l’investigation superficielle, au déplacement de François Hollande en Asie centrale – où l'on apprend que le président aime les gâteaux et ne sait pas se servir correctement d'un arrosoir -, le Petit Journal délivre un bloc de vingt-cinq minutes d'infotainment, lardé de sketchs rarement drôles mais parfumés au prêt-à-penser du moment, le tout ayant la consistance d’une salade niçoise de bar TGV. David Douillet est mal coiffé, Gilbert Collard est sexiste car il dit « Madame LE Ministre », Elkabbach martyrise ces invités, Didier Deschamps est mal à l'aise sur un plateau de télévision et Nicole Kidman donne la même interview 'exclusive' à BFMTV, I-Télé, France 2 et TF1 sont les différentes révélations médiatiques dont j'ai fait l'expérience grâce au Petit Journal. Pour emballer ses cours de morale aussi subtils que ceux dispensés par les bons pères du temps où le Tour de France de deux enfants était un best-seller, Yann Barthes s’agite, fait des grimaces et ponctue ses propos d’onomatopées récurrentes. Au final, le propos, le phrasé, la mise en scène fleurent à la fois le jeunisme et la naphtaline. C'est un peu comme zapper entre La Septième Compagnie et un sketch de Kev Adams en écoutant du Daft Punk. Ca fait mal au crâne au bout d'un moment. 
 
Avec le Grand Journal, ce dispositif qui parvient à faire passer l’esprit de sérieux pour de l’humour et le conformisme pour de l’audace est érigé en art. Conjuguant la fabrique et la chronique de l’air du temps, le Grand Journal se doit de traiter de sujets de société d’importance, comme les élections européennes et le concours de l’Eurovision, qui peuvent contribuer à la rééducation des Français. 
 
Autant le dire, si le visionnage du Petit Journal réclame une certaine patience, il faut de l’abnégation et un certain stoïcisme pour s’infliger toute une édition du Grand Journal. Il y a des années, mon prof d’histoire avait emmené notre classe de Terminale assister à une mise en boîte de Nulle Part Ailleurs. José Garcia, que personne ne connaissait à l’époque, jouait le chauffeur de salle ; Jérôme Bonaldi faisait les cent pas en coulisse, survolté, en attendant de présenter une nouvelle invention susceptible de détruire le plateau de télévision que De Caunes s’employait déjà à ravager en débarquant, habillé en esquimau et en balançant des morceaux de plastique visqueux sur le public qu’il invitait à se délecter de « foie de phoque bien frais ». C’était loufoque et complètement débile mais c'était assez drôle, surtout pour des lycéens. Le De Caunes que j’ai retrouvé dans le Grand Journal ces jours-ci a toujours l’air bien sympathique mais paraît complètement sinistre en comparaison des années de gloire. Revoir l'ex-comparse de Philippe Gildas enchaînant des blagues sur un plateau fait penser à l’expérience macabre du « bal des têtes », dans A la recherche du temps perdu, quand le narrateur retrouve, vingt ans après, les mondains qui peuplaient les salons de sa jeunesse. 




 
Ici, cependant, la loupe proustienne révèle moins l’œuvre du temps que les ravages du politiquement correct – encouragés par les communicants soucieux de ne point déplaire aux « décideurs ». En vingt ans, tout est devenu plus compassé, plus calibré, plus fade et plus insipide : de l’impertinence millimétrée. Le non-sens n’a plus droit de cité, pas plus que la folie douce qui teintait autrefois le fameux « esprit canal », réduit à un mélange indigeste de pseudo-subversion – c’est-à-dire du conformisme le plus plat – et de franche bêtise. 
 
On se gargarise de tolérance, de progressisme ou de féminisme, on condamne à tour de bras les discriminations mais quand la première femme entraînant, en France, une équipe de foot de division nationale est invitée, une chroniqueuse inspirée lui demande si elle est autorisée à aller voir sous les douches, suscitant l’hilarité générale, dans une folle ambiance de corps de garde pas très genre-friendly. On se rattrape bien sûr en faisant remarquer avec réprobation que le féminin d’ « entraîneur », c’est « entraîneuse ». « Vous voyez la misogynie de la langue française ! », s’empresse de conclure Augustin Trapenard qui semble avoir pour mission de napper tous les échanges d’une bonne couche de moraline. À ce pesant carcan idéologique, que brise parfois le choix surprenant des invités, comme le jour où Finkielkraut a été accueilli en star pour célébrer son élection à l’Académie française, s'ajoute à la volonté de maîtriser le moindre dérapage pour faire du Grand Journal un rendez-vous cathodique aussi folichon et inattendu qu'une émission de Michel Drucker. Même les Guignols de l'Info ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes. Quand ils ne font pas dans le tir sur ambulance, avec un DSK en satrape du X, ils brodent une série de blagues vaseuses à partir des ouvriers turcs victimes d'une explosion meurtrière et concluent par un charmant : « on s'en fout on est à Cannes ! ». Pas question, en revanche, de vanner Conchita Wurtz. On est cool sur Canal, on peut rire de tout. L’important, c’est de savoir de qui on n’a pas le droit de se moquer. 

 
   Juste avant les élections européennes, Canal+ s'est lancé dans une grande opération de pédagogie à destination des électeurs. On imagine mal ceux du Front National représenter le cœur de cible de Barthes ou De Caunes et l'on a du mal à comprendre que les animateurs du Grand et du Petit Journal jouent à ce point les effarouchées et les candides quant au résultats du FN aux européennes. Qu'importe ! Pour conjurer le mauvais sort, il suffit de répéter que le bien est de son côté. On martèle donc, sur Canal, la bonne leçon européenne. On brocarde De Villiers qui ose dire qu'un parlementaire européen ne sert pas à grand-chose. On se moque du Front National qui se serait doté de son propre réseau social avec un bouton « Je hais » pour remplacer le « like » de Facebook. On fait de Conchita Wurtz le nouveau symbole d'une Europe démocratique et tolérante, la créditant du mérite d'avoir initié « un nouveau débat sur l'Europe et l'homosexualité » (Augustin Trapenard). On en rajoute enfin toujours plus dans le catastrophisme à propos des élections à venir : « c'est l'Europe ou le chaos », énonce gravement Apathie sur un plateau tétanisé par l'horreur, soudain entrevue : l'Europe livrée au « populisme », « le nouveau nom tellement sympa de l'extrême-droite », nasille un commentateur ironique, voire l'Europe livrée à Christine Boutin, dont on raille le « malaise » face à Conchita Wurtz. En conclusion, De Caunes lance une dernière recommandation et futurs électeurs : « Faites un peu plus de ça (signe de la barbe conchitienne), et un peu moins de ça (moustache hitlérienne). » 
 
En dépit de toutes ces bonnes recommandations citoyennes, les fiers représentants de l'esprit Canal d'aujourd'hui sont un peu comme la plupart des médiatiques défenseurs de l'Europe : passé la courageuse dénonciation du « fascisme rampant » et autres serpents de mer et bête immonde, l'Europe, ça leur passe quand même un peu au-dessus de la tête. On veut bien être pédagogues sur Canal mais pas question de se prendre la tête. Ainsi, quand, invité sur le plateau du Grand Journal, François Bayrou est sommé de répondre du désamour des électeurs pour l’Europe, on lui signifie bien vite que ses arguments en faveur de l’Europe ne passionne au fond pas grand-monde et que ce qui intéresse les chroniqueurs et présentateurs de Canal est plus croustillant : ragot, rumeurs et chatouilleries strictement franco-françaises avec toujours un peu de pathos et de bons sentiments à la fin. 
 
Rapidement désarçonné par un De Caunes qui ne cesse de l’interrompre pour lui demander à brûle-pourpoint si François Hollande est un bon président ou pour placer des petites blagues, Bayrou finit par abandonner : « Vous voyez, conclut-il, visiblement dépité, vous contribuez aussi à ce que tout le monde s’en foute de l’Europe ! » On se récrie en rigolant et on passe à des choses plus importantes : les Twin-Twin, le groupe français qui a terminé dernier à l’Eurovision, aussi lisses et transparents qu’une baie vitrée, moins inventifs musicalement que Patrick Sébastien dans ses plus belles heures, arrivent sur le plateau à poil, le pénis caché par une chaussette, comme les Red Hot Chili Peppers à l’époque de leur Abbey Road E.P., sorti…en 1988… La provoc’ à la Canal, aujourd'hui, c'est du millésimé… Se tournant vers François Bayrou, Augustin Trapenard lui pose alors la question fatidique, la seule question qui vaille : « François Bayrou, on est entre nous, vous allez nous dire, vous avez évidemment voté pour Conchita Wurtz ? » Il est temps d'éteindre la télé. Ma semaine Canal+ est terminée.

Texte publié dans le magasine Causeur de juin 2014


5 commentaires:

  1. Excellente trouvaille votre " zapper entre La Septième Compagnie et un sketch de Kev Adams en écoutant du Daft Punk" je suis d'accord, autrement dit une grossièreté impénitente, un gougnafier auto-satisfait sur une cosmétique branchouille. C+ je ne m'y attarde plus tant j'ai fait le tour de mes rages. Mais quelqu'un devait témoigner pour les générations futures! La jeunesse actuelle ne les regardant même plus je pense! N'en pouvant plus de ce spectacle dégueulasse et torve! Merci aussi pour l'image de la roue de fortune avec Debord. Une perle!

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  2. Salut le Nantois! Ben oui en effet, quitte à se faire du mal, autant lire Closer. Ca peut servir à allumer le barbecue en plus pendant que la télé sert de desserte pour poser les grillades.

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  3. Ils doivent être contents à canardplug, ils ont eu un spectateur pendant une semaine !

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  4. Contents je ne sais pas. Ca fait des années qu'ils ne parlent qu'à eux-mêmes. S'ils se rappelaient que des gens les regardent parfois, ils seraient peut-être gênés...

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