mardi 13 octobre 2015

Tous en toge !


« Tous en toge, tous en toge ! Tous ! Tous ! Tous ! » ; « Najat Belkacem ! Si Vis Pacem ! » On n’a pas souvent l’occasion de manifester aux côtés de Zeus et des Immortels, de croiser  Cicéron tenant une pancarte ou d’entendre des slogans en latin couvrir la sono d’un cortège syndical. Grâce à la réforme des collèges de Najat Vallaud-Belkacem, c’est chose faite. « C’est sans doute le plus grand rassemblement d’enseignants et de passionnés des langues anciennes dans l’histoire de l’Education Nationale ! » souligne Olivier Steiner, écrivain et président de l’association « Arrête ton char ! », qui a organisé pour la manifestation du 10 octobre une « Antic Pride » réunissant légionnaires casqués et enseignants en toges et coiffés de lauriers, tenant des bannières « Reformatio Najatae Delenda Est » (il faut détruire la réforme de Najat) et des pancartes sur lesquelles la petite chouette d’Athènes verse une larme, soupirant : « je ne suis pas ségrégative ! » 8000 selon la police, 15 à 20 000 selon les organisateurs, on tranchera plutôt, au vu d’un boulevard Raspail tout de même envahi par les cohortes de manifestants et en hommage à Xénophon, en faveur des dix-mille.

Le cercueil de la réforme ou de l'enseignement ? 

Cependant si les mesures qui seront initiées à la rentrée 2016 à cause de cette loi de réforme passée au forceps et par décret ont fait descendre dans la rue les représentants de l’enseignement des humanités classiques, elle risque bien aussi de les voir disparaître dans nombre de collèges. L’un des objectifs annoncés de la réforme du collège est de voir les établissements gagner en autonomie avec notamment la mise en place des fameux EPI, les Enseignements Pratiques Interdisciplinaires qui offriront, comme le formule le site Eduscol dans un savoureux style académique, « des moments privilégiés pour mettre en œuvre de nouvelles façons d'apprendre et de travailler les contenus des programmes. »[1] Le paradis pédagogique à venir en somme ? Un discours lénifiant et mensonger pour la plupart des enseignants présents à la manifestation. Les EPI représentent huit thématiques de travail aux intitulés plutôt vagues - « Monde économique et professionnel, Culture et création artistique, Information- Communication et Citoyenneté, Corps-Santé-bien-être et sécurité, Sciences-Technologies et Sociétés, Transition écologique et développement durable, Langues et Cultures étrangères/régionales, Langues et Cultures de l’Antiquité » - qui forment autant de blocs thématiques que les chefs d’établissement pourront moduler à leur guise et surtout en fonction de leurs moyens. L’enseignement des langues anciennes, tout comme les défuntes classes bilangues auraient, d’après le ministère, vocation à se fondre dans cet ensemble pour devenir des enseignements complémentaires, en marge du tronc commun conservé dans le cadre du collège unique, et profiter ainsi à davantage d’élèves. Faux, protestent les enseignants. « Chaque établissement choisit ses EPI et le latin n’a plus d’horaires disciplinaires garantis », explique une grande Athéna casquée, prof de latin-grec. « Le ministre de l’Education Nationale a eu beau prétendre devant la commission sénatoriale que les langues anciennes allaient conserver les mêmes horaires, c’est un mensonge : le décret du 19 mai dernier a déjà supprimé le caractère obligatoire des Langues et Cultures Anciennes. On prétend que l’enseignement du latin est toujours prévu par la réforme, alors qu’en pratique il est déjà rendu impossible. » A côté de nous passent, superbes, deux Immortels en toges blanches baladés dans un grand container. « Sortez-nous de là ! », s’époumonent-ils, « sortez-nous de la poubelle ! »


Ce que souligne la plupart des manifestants présents ce 10 octobre sous un ciel encore estival, c’est la disparition de toute cohérence nationale en matière d’enseignement. « Le collège plus autonome dans son action pédagogique » promis par la réforme est en effet avant tout vu ici comme le moyen de faire des économies par d’habiles tours de passe-passe visant à remplacer des heures postes par des heures d’ « Accompagnement Personnalisé » - « mais toujours à trente-cinq élèves par classe », souligne une enseignante, « ce qui n’a plus grand-chose de personnalisé » - ou par des EPI qui empiètent sur des enseignements essentiels : « nous verrons ainsi ces heures prises dans mon établissement sur les heures de français qui passeront de 4h30 à 3h30 par semaine », avance une autre enseignante, dont la pancarte affiche : « Les EPI ne donneront jamais de fruits ».
Quant à ceux qui affirment haut et fort qu’il n’est pas question de verser une larme sur l’enseignement des langues anciennes en vertu de la toute-puissance internationale de l’anglais, on leur rappellera d’abord ce paradoxe de la réforme qui prétend favoriser l’apprentissage des langues tout en supprimant les classes bilangues en collège. On pourra aussi leur opposer le constat fait par ce professeur de mécanique, représentant de l’association Courriel qui s'élève contre l’anglophonisation sans nuance de l’enseignement, qui dénonce les heures prises sur l’enseignement de français -là encore- pour mettre en place les ETLV (Enseignement Technique des Langues Vivantes). « On m’a demandé d’enseigner la mécanique en anglais, je n’ai pas refusé, j’ai un bon niveau en anglais mais il est illusoire de prétendre faire des élèves de meilleurs locuteurs anglophones en leur faisant apprendre cette langue plus jeunes quand ils ne sont pas capables de maîtriser les bases fondamentales de leur langue natale. Au bout du compte, on se retrouve avec des élèves de Terminale qui ne sont pas plus capables de parler anglais que français. »
Il n’y a pas que des profs qui battent le pavé ce jour-là, même si les parents d’élèves paraissent singulièrement absents de cette manifestations : un peu plus loin, un groupe de jeunes gens vêtus de bonnets d’ânes défilent au nom de l’association #jeuneetcontre, un collectif d’étudiants et de lycéens, formé, m’explique son chef de file, « au mois de mai face à la réforme du collège et en prenant conscience du déficit, dans l’opposition à cette réforme, de jeunes et de représentants de la province. Nous sommes des jeunes, pour beaucoup issus d’établissements de province – ou toujours inscrits dans ces établissements – et nous avons profité d’un enseignement encore basé sur des principes méritocratiques que nous avons envie de défendre, c’est notre ADN. » Pourtant, la province est bien représentée et l’on semble venir d’un peu partout : Tarn, Auvergne, Provence…Sur le boulevard Raspail, c’est un collectif d’enseignants de Langeac, bonnets phrygiens sur le crâne, qui interpellent symboliquement l’un des maîtres de l’humanisme en criant à tue-tête « Budé avec nous ! » devant la librairie du même nom. « Pourtant les syndicats ne se sont pas mobilisés comme avant pour ramener du monde. Par rapport à d’autres manifestations que j’ai connues, il y a moins d’engagement. Il y a tout de même une certaine passivité des collègues, une certaine lassitude, alors que l’enjeu est essentiel. Si ça, ça passe, là c’est fichu. »


En ont-ils assez ces enseignants, de lutter, comme l’écrivait Péguy, « contre les familles, ces électeurs, contre l’opinion ; contre le proviseur, qui suit les familles, qui suivent l’opinion ; contre les parents des élèves ; contre le proviseur, le censeur, l’inspecteur d’académie, le recteur de l’académie, l’inspecteur général, le directeur de l’enseignement secondaire, le ministre, les députés, toute la machine, toute la hiérarchie, contre les hommes politiques, contre leur avenir, contre leur carrière, contre leur (propre) avancement » ?[2] Ils semblent en effet bien seuls. La FCPE[3] a approuvé la réforme, les syndicats sont incertains, tiraillés entre l’opposition d’une partie de leur base à la réforme et les aspirations égalitaristes, voire les intérêts moins nobles, diront les mauvaises langues, de leurs directions. Les enseignants du supérieur restent eux assez indifférents, en dehors de quelques représentants qui ressentent particulièrement le péril qui menace la culture classique ou tout simplement l’effondrement préoccupant du niveau chez les futurs étudiants. « On trouverait difficilement cinquante maîtres de l’enseignement supérieur, et même trente, et même quinze, qui se proposent autre chose (outre la carrière, et l’avancement, et pour commencer précisément d’être de l’enseignement supérieur), qui se proposent autre chose que d’ossifier, que de momifier la réalité. »[4]
Péguy était dur et la première chose que regrettent justement beaucoup des personnes présentes dans cette manifestation du 10 octobre, c’est la capacité du gouvernement, à travers cette réforme du collège en particulier, à diviser le monde de l’Education et à dresser les différentes catégories de personnels - professeurs, administratifs, collège, lycée et supérieur – les unes contre les autres. « On a besoin de sérénité et on a besoin d’une véritable réforme mais pas d’une réforme dont le principe est ‘diviser pour mieux régner’ », explique Olivier Steiner. « Après quarante ans de collège unique, nous n’avons pas besoin d’un collège inique. »



Publié sur Causeur




[1] http://eduscol.education.fr/cid87584/le-college-2016-questions-reponses.html#le_latin
[2] Charles Péguy, Notre jeunesse (1910), Œuvres en prose complètes, III, Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque de La Pléiade", pp.32-34
[3] Fédération des Conseils de Parents d’Elèves
[4] Ibid. 

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