samedi 19 décembre 2015

Le dormeur du web ou l'Oblomov contemporain

Merci à celles et ceux qui nous ont fait le plaisir de leur visite lors de la soirée des idiots, au cours de laquelle Romaric Sangars nous a lu quelques-uns de ses poèmes-suicides et Sarah Vajda un extrait de son prochain roman Djamila. 
Et nous avons également lu ce texte idiot qui vous donnera peut-être envie de piquer un petit roupillon. Assurez-vous alors qu'aucun collègue ne vous prendra en photo. 


Dans une entreprise islandaise branchée, à Reykjavik, un employé décide de s’offrir une petite sieste à l’heure du déjeuner tandis que ses collègues vont se mettre en quête d’un restaurant. Fatigué par une matinée de travail – ou peut-être par la soirée qui a précédé, ou la semaine, peu importe – l’homme s’endort profondément sur le canapé trônant au milieu de l’open space de cette entreprise, où l’on aborde de manière moderne et décomplexée ce que l’on appelle d’habitude plus froidement la « gestion des ressources humaines ». Il ne porte pas de costume, ni de cravate ou de pantalon de ville, symboles vestimentaires d’une hiérarchie évincée par une philosophie nouvelle des rapports cool et détendus au sein de l’entreprise. Il est ventripotent, porte la barbe rousse et fournie, est vêtu d’un T-Shirt à l’effigie de Grincheux, l’un des nains de Blanche-Neige, d’un jean et de chaussettes rayées qui lui donne l’air d’un skater rondouillard et infantile de quarante ans.
Il sombre dans un profond sommeil, détendu, bercé par le ronronnement et le cliquetis occasionnels des routeurs et des i-macs de l’espace de travail. Quand ses collègues reviennent de leur pose, ils le trouvent toujours endormi, amoureusement lové entre deux bras du canapé, couvrant de son ronflement le doux cliquetis des routeurs et des i-macs. Impossible de ne pas craquer devant la moue renfrognée de ce gros bébé au sommeil épanoui. On rigole, on pouffe, on échange des blagues sans oser le réveiller ; il dort si bien ! Il est si drôle ce brave salarié abandonné aux bras de Morphée, au ventre retombant avec une gravité comique sur le bord du canapé. Bien vite, l’un sort son téléphone, prend une photo, deux, trois et quelques selfies sans doute. L’image de cet oblomov moderne, si profondément assoupi qu’il ne se rend pas compte qu’il ameute autour de son sommeil tout le personnel, est si touchante qu’on décide de la poster immédiatement sur la page Facebook de l’entreprise. Quelle meilleure publicité que ce sympathique barbu ronflant dans les locaux ? Le capitalisme 2.0 a-t-il jamais eu visage plus humain ?



Avant même que notre barbu n’ait ouvert un œil, la photographie aura reçu quelques 1600 likes et été partagé plus de 300 fois. Dans les heures, les jours qui suivent, elle se transmet d’utilisateur en utilisateur, d’amis en amis, des dizaines de milliers de fois. Elle déboule sur Twitter, sur Tumblr, sur Pinterest ou Instagram, on voit partout l’image du barbu, détournée, photoshopée, travestie, errant dans l’espace, intégrée au plafond de la chapelle Sixtine ou dans le décor de la Guerre des Etoiles en compagnie de Luke Skywalker. En quelques jours, le bienheureux dormeur devient une superstar du web et les journalistes se pressent pour interviewer ce phénomène, lui extorquer son secret et la recette de son succès, mettre une pincée d’humain dans le cocktail parfait de la réussite potache et numérique. A toutes les sollicitations, à toutes les questions, il n’a qu’une réponse : « Je n’ai rien fait d’autres que m’endormir. Je n’ai jamais fait que ce que je fais de mieux dans la vie : la sieste. » Humble, sympathique et peut-être pas tout à fait bien réveillé encore, le dormeur du web est devenu une icône mondial en l’espace de 24h. De quoi donner des complexes à n’importe quelle star de la télé-réalité. Lui n’aura même pas eu besoin de s’exhiber au cours de fastidieuses colocations télévisuelles ou de laborieux radio-crochets. Il lui aura suffi de s’endormir pour conquérir la planète. Sa célébrité, bien sûr, s’est évaporée en quelques semaines, réduite à celle d’un simple meme, d’un gimmick numérique flottant dans les entrailles du world wide web pour le plaisir des internautes, qui redécouvriront encore durant quelques années au bureau ou lors de soirées arrosées la photo du gros barbu qui dort au hasard d’un tweet ou d’une page Facebook. Elle provoquera les mêmes cascades de rires en série, activées d’un point à l’autre du globe par un click empressé sur une pièce jointe ou un lien farceur. 


Notre gros islandais endormi est entré dans une éternité numérique, le temps figé de la répétition sans limite, sans frontière, sans borne. L’ère de la reproductibilité technique de Walter Benjamin mise au service du panoptique de Bentham, le tout dans le temps figé d’une société du spectacle globale dont Debord n’aurait jamais osé rêver. L’inscription de nos existences climatisées dans une sorte d’open space mondial ne saurait être mieux illustrée que par l’aventure de notre islandais amateur de sieste, victime débonnaire du totalitarisme sympa qui place instantanément et partout les individus sous la surveillance conviviale et insistante de millions de concitoyens. Le jour où une météorite éradiquera une moitié de l’humanité l’autre s’empressera de filmer la catastrophe et de s’envoyer en boucle la vidéo qu’elle likera à n’en plus finir, à moins que la terre, fatiguée de nous, ne se soit débarrassée une bonne fois pour toute de notre espèce. Il ne restera de nous que l’image fantomatique d’un gros barbu endormi sur un canapé, représentation idiotique et sympa de notre effondrement. 


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